Dans la crise actuelle, les médias ont un rôle fondamental. Décryptage du comportement de la presse en état de crise avec Alexis Lévrier, historien des médias.
Chaque semaine durant le confinement, L’ADN Le Shift vous propose de passer 30 minutes avec un.e invité.e pour penser, dépasser ou égayer ces moments suspendus. C’est « A la fenêtre », une émission pour décaler un moment les murs, saisir le présent et respirer une pensée.
Le 9 avril, nous accueillions Alexis Lévrier, historien des médias. La diffusion et la vérification des informations a un rôle primordial dans notre manière d’appréhender la crise actuelle. Si les journalistes sont les historiens du présent, quel récit collectif sommes nous en train de composer ? Interview.
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Jeudi 16 avril à 18h30, nous vous invitons au balcon avec Camille Chamoux, comédienne, humoriste et scénariste. L’humour semble avoir la même viralité que les fake news. Nous partageons vannes et montages comme des preuves d’amour, pour faire du lien, pour se faire du bien. Mais peut-on rire de cette crise ? Et comment créer confiné.e.s ?
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On ne cesse de répéter le caractère inédit de cette crise. Pourtant, la grippe espagnole a fait 240 000 morts en France, le sida plus de 30 millions de victimes dans le monde depuis le début de l'épidémie et la canicule de 2003 a emporté 19 000 personnes en France. Qu’y a t-il de si unique dans ce que nous traversons ?
Alexis Lévrier : C'est difficile à dire avec aussi peu de recul historique. Ce qui est inédit, ce sont les conditions de cette crise : nous sommes confinés dans des villes désertes, comme dans un film de science fiction. Ce qui est nouveau aussi c’est ce besoin plus fort que jamais d'interactions, de liens. C'est une des raisons pour lesquelles les médias et la presse sont à ce point nécessaires. Ils ont un rôle d'intermédiation. Lors des grandes pestes du Moyen Âge, la presse n'existait pas. Les épidémies des 17ème et 18ème siècles étaient racontées de manière extérieure, a posteriori. L’épidémie ravageuse de grippe espagnole a eu lieu à la fin de la Première Guerre mondiale, une période où l’on cherchait surtout à se reconstruire. On s’y est donc beaucoup moins intéressé qu’à la crise actuelle. Quant aux forts épisodes de grippe de 1957 et 1968 qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, elles ont été passées sous silence. C'est la première fois qu'on arrête l'activité économique pour protéger la santé. Il y a une évolution dans nos exigences politiques.
Jugez-vous la couverture médiatique de cette crise à la hauteur ?
A. L. : En période de crise il y a souvent une tendance au discours d’unité. C'est parfois une demande des lecteurs eux-mêmes qui somment les journalistes de reproduire le discours politique, de ne pas l'interroger. Mais les médias doivent aussi questionner le traitement politique et les mesures qui sont prises. Et ils l’ont fait.
Dans son allocution du 16 mars suivie par 35 millions de personnes, Emmanuel Macron répète six fois « nous sommes en guerre ». Le risque pour la presse est de se dire qu’il a montré la voie à suivre. Mais le lendemain dans Le Monde, Ariane Chemin livre une interview d'Agnès Buzyn qui reconnaît avoir signalé l'imminence d'une crise sanitaire majeure et que rien n'a été fait. Certains ont critiqué ce papier en disant que ce n'était pas le moment. Par la suite, il y a eu de nombreux articles sur l'absence de masques, de blouses, de tests. Cette communication martiale du président a eu un effet boomerang : quand vous dites être en guerre, il ne faut pas donner à la population le sentiment que cette guerre n'a pas été préparée. C'est le devoir de la presse de le montrer.
En ces temps de crise, une information vérifiée et analysée est une nécessité. Pourtant, il y a des dissensions dans la manière de couvrir cet événement. Faut-il s'en étonner ?
A. L. : C'est plutôt rassurant que les médias conservent leur ligne éditoriale même s’il y a des dérives. Les médias sont très à l'écoute de leurs publics en ce moment et ce n’est pas sans risque. Le Parisien a commis l’erreur de demander à ses lecteurs de se prononcer sur la chloroquine. On peut vite arriver à une forme de relativisme où toutes les paroles se valent. Heureusement, de nombreux journaux donnent la parole à des soignants, montrent la pluralité de points de vue chez les scientifiques. Le rôle de la presse est de ne pas mettre sur le même plan la parole d'un citoyen lambda et celle d'un épidémiologiste.
On est autant envahis par de l'information que par des rumeurs et des fake news. Ce phénomène de para-information est-il nouveau ?
A. L. : C'est très classique ! Depuis que la presse existe, on la soupçonne d’être aux ordres et il y a des gens pour contester ses informations. Sous l'Ancien Régime, les « nouvellistes de bouche » se réunissaient dans les lieux publics pour décrypter les journaux et souvent fabriquer de fausses informations pour montrer les mensonges de la presse. Mais notre contexte est particulier car les vérités alternatives sont à la mode. C’est le produit du relativisme qui consiste à mettre tous les points de vue sur le même plan.
Dans le cas du coronavirus, on a même pu observer une inversion des narratifs alternatifs ! Avant le confinement, les fake news dénonçaient une fausse crise fabriquée pour détourner l'attention de la population. Maintenant, le virus est un poison conçus pour éliminer les plus fragiles.
Le succès des fake news est-il un échec de la presse ou le révélateur d’une paranoïa sociale ?
A. L. : La situation actuelle est tellement choquante et perturbante, qu’elle engendre une forme de paranoïa chez beaucoup de gens. Il y a une psychose collective qui amène à la recherche de bouc émissaire et à la fabrique de fake news. On a plus que jamais besoin des sites de vérification de l'information comme les Décodeurs du Monde, Check News de Libération ou AFP Factuel.
Par ailleurs, aller vers la raison dans une période qui se prête autant à l’irrationnel ne peut se faire qu'au prix d'un effort collectif. Les universitaires et les intellectuels ont aussi un rôle à jouer dans le débat public pour éviter le relativisme. Il n'y a qu'à ce prix que l'on parviendra à cette raison qui reste pour l'instant, un horizon lointain…
Les médias n’ont jamais été aussi nécessaires mais fragiles. Leurs audiences explosent mais les annonceurs sont en fuite. Le secteur de la presse a t-il déjà traversé une crise aussi existentielle ?
A. L. : On peut effectivement être inquiet pour la presse au moment même où elle est plébiscitée. Il y a une baisse très forte de recettes publicitaires qui menace son avenir à court, moyen et long terme.
Le problème, c'est que cette crise survient au coeur d'une autre crise déjà très inquiétante : celle de la mutation, non aboutie, des médias vers le numérique. De nombreux journaux s'appuient encore sur le papier, plus rentable même s'il est de moins en moins lu. Pour l'instant, un abonnement numérique ne peut pas compenser la perte de ventes papier. Or, en ce moment, ces ventes sont en chute libre.
Ce qu'il y a de rassurant, c'est que la presse est aussi en train de se réinventer. C’est le cas de la presse quotidienne régionale qui donne des listes de commerces ouverts ou des modes d'emploi pour fabriquer des masques. Elle remplit son rôle de proximité immédiate dans des conditions matérielles qui sont extrêmement difficiles. Mais la crise économique est profonde et le rôle de l'État va être central.
Les journalistes sont parfois les historiens du temps présent. Mais les médias sont-ils les plus à même de retranscrire le bouleversement que nous vivons actuellement ?
A. L. : Ce qui manque parfois aux médias pour prendre la mesure d'un événement, c'est le recul. Comme ils sont dans le temps présent, ils ont parfois du mal à rendre compte a postériori de l'ampleur de la crise. On pourra compter en revanche sur des journaux de périodicité plus longue, mensuels ou trimestriels, et sur d’autres formes comme les Moocs et la bande dessinée de reportage pour rendre compte de ces événements. Même s’il existe déjà des récits très intéressants comme le reportage de Florence Aubenas dans un EHPAD de Seine-Saint-Denis qui a montré la vie difficile d’un endroit habituellement délaissé par les récits journalistiques.
La fiction a t-elle aussi un rôle dans les récits de ces temps inédits ?
A. L. : Des épidémies qui produisent des situations de confinement, il n'y en a pas dans l'histoire journalistique. Par contre, ça avait été imaginé dans la littérature. La réalité rejoint ici la fiction des récits de confinement comme le Décaméron de Boccace, où un groupe de jeunes gens se réfugie non loin de Florence durant une épidémie de peste au XIVe siècle. Pendant ce confinement, chacun poursuit le récit commencé par autre. Cette parole collective est un moyen de passer le temps mais aussi de faire le lien. C'est ce que l’on vit en ce moment par écrans interposés. Car ce qui est au cœur de ces évènements traumatiques c’est le besoin de faire collectivité et de rétablir un lien social.
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