Stanislas Mako, co-fondateur de la plateforme uTip, revient sur la polémique liée au financement participatif de contenus haineux ou complotistes sur Tipeee. Pour lui, la modération, ce n'est pas en option.
Deux semaines après la diffusion du documentaire « Fake news, la machine à fric » , les répercussions sur l’économie de la création française continuent de se faire sentir. De nombreux youtubeurs ont fait savoir qu’ils quittaient la plateforme Tipeee suite aux propos tenus par les deux fondateurs. En effet, ces derniers ont expliqué qu’ils ne comptaient pas censurer le contenu complotiste ou d'extrême droite au nom de la liberté d’expression, dans la mesure où ces contenus étaient conformes aux limites imposées par la loi. D’autres plateformes ont pu profiter de cet exode, à l'instar de uTip, qui revendique une forme d'éditorialisation des contenus.
Stanislas Mako, co-fondateur et CEO de uTip, a bien voulu répondre à nos questions.
Sur les réseaux, plusieurs créateurs de contenu, notamment des youtubeurs, ont indiqué quitter Tipeee pour d’autres plateformes. Avez-vous constaté ce changement ?
Stanislas Mako : Oui, totalement. Il faudrait attendre la fin du mois pour avoir des chiffres solides, mais on est sur un rythme supérieur à celui habituel. À la moitié du mois, nous avons déjà fait les deux tiers du nombre de visites d'un mois classique. On a aussi eu de nombreux retours de la part de créateurs qui nous envoient des mails pour réclamer des informations. Il y a donc clairement un exode.
uTip possède une charte des contenus et une forme de modération des créateurs. Comment fonctionne votre système ?
S. M. : Notre raison d’être en tant que plateforme consiste à aider les créateurs à se professionnaliser. Dans ce cadre, on est juge de ce qui nous semble être du domaine de la création et ce qui ne l'est pas. Cette position nous impose donc une ligne éditoriale et une modération de certains contenus complotistes ou politiques. Afin de porter des jugements qui ne soient pas blancs ou noirs, nous nous posons plusieurs questions : quel est le nombre de vidéos susceptibles d'être modérées ? Est-ce que le créateur ne fait que reprendre du contenu existant ou est-ce qu'il crée du contenu original ? Est-ce qu'il cherche à faire du prosélytisme, à convaincre les gens pour gagner plus d’argent, ou bien à donner son propre avis ? Est-ce que ce qu’il transmet peut amener son audience à faire des choix dangereux pour sa santé ou sa vie ? Est-ce qu'on relève des appels à la haine, à la stigmatisation ou au harcèlement ? Une fois qu’on a fait le tour de ces questions, on a deux possibilités : l’exclusion ferme et définitive de la plateforme, ou bien une mise en garde sur la page des créateurs dédiée aux internautes avec un renvoi vers des plateformes de fact-checking.
Dans le cadre du complotisme ou des anti-vaccins, comment faites-vous vos choix ?
S. M. : Le complotisme ou les vidéos politiques se déploient parfois dans une zone grise, car elles ne comportent pas toujours d'appels à la violence ou de mises en danger. On peut par exemple avoir des créateurs qui sont versés dans la médecine alternative et qui vont s'inquiéter des effets des vaccins sur les enfants par exemple. Étant donné qu'il n'y a pas de consensus scientifique à ce sujet, on ne va pas supprimer le compte. En revanche, si cette personne met en scène de fausses informations, comme un prétendu lien entre vaccins et AVC, alors on ne peut plus la soutenir. Il faut cependant bien comprendre que cette manière de faire de la modération est chronophage, en plus d'avoir un coût financier important. Quand on supprime un créateur, on perd de l’argent. On comprend donc bien pourquoi certaines plateformes ne veulent pas prendre ce chemin-là...
Une grande partie de la censure passe aujourd'hui par une utilisation abusive des outils de signalement. Vous avez vous-même ce type de procédure, comment gérez-vous cet outil ?
S. M. : On a jamais été confrontés à des campagnes de signalement en masse sur notre plateforme. En revanche, on a souvent eu des remontées sur Twitter. Lorsque ça arrive, on essaie toujours de prendre le temps de la réflexion : une décision n'est jamais ferme et définitive. Il y a une forme de droit à l'oubli. Vous pouvez avoir fait des bêtises il y a deux ans et avoir purgé votre peine à travers la justice, ou bien avoir fait amende honorable. On essaye toujours de se tenir à distance des réactions à chaud et de bien peser les éléments. Lors de ces phases de réflexion, on arrête les versements d'argent aux créateurs. Dans tous les cas, on tente de régler les choses de manière humaine.
On peut aussi se poser la question des effets pervers de la censure. Est-ce que supprimer des comptes d'extrême droite qui étaient discrets et ne faisaient pas d'argent ne leur donne pas un statut de martyr ?
S. M. : À la suite d'un article de Numerama qui citait des profils d'extrême droite sur notre plateforme, nous sommes allés les examiner. On a découvert des gens qui n'avaient jamais retiré leur argent ou bien l'avait retiré il y a deux ans, et qui n’avaient plus vraiment d’activité chez nous. On est conscient de cet effet un peu pervers, et c'est aussi pour ça qu'on a privilégié les avertissements. On ne veut pas que les créateurs se victimisent sur les réseaux en disant qu’ils ont été expulsés de uTip. On a toutefois eu deux précédents avec Raptor Dissident et Lapin Taquin, deux gros comptes d'extrême droite qu'on avait expulsé de la plateforme. Ils en ont profité pour se faire passer pour des martyrs sur YouTube. Il n'y a pas de solution miracle, c'est un phénomène sur lequel nous n'avons pas la main. En général, on essaye de dialoguer avec eux avant de prendre des décisions fermes.
Pendant des années les plateformes se sont cachées derrière cette idée qu'il ne fallait surtout pas éditorialiser le contenu qu’elles hébergeaient et qu'elles devaient rester neutres. Cela vous paraît-il tenable ?
S. M. : On ne peut plus dire que les plateformes ne sont qu'on outil technique. À l'ère du numérique, on doit assumer cette forme de responsabilité. On a un rôle à jouer, et prétendre que les changements qui opèrent dans notre société ne sont pas de notre ressort, c'est faire l'autruche. On ne peut plus avoir cette position ! Par ailleurs, je pense que les plateformes tendent à éditorialiser de plus en plus leur contenu. On l'a vu avec Donald Trump qui a été suspendu de Facebook et Twitter, c'est l'exemple ultime. Après, cela reste beaucoup plus simple à notre échelle. Nous n'avons que 80 000 créateurs, ce qui reste relativement facile a modérer. On peut garder une forme d'identité, une ligne éditoriale forte.
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