Les médias sociaux sont en train de réinventer leur économie à base de microtransactions et d’abonnements. En ligne de mire : la fin d’un web gratuit pour les internautes.
« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » . N’importe quel internaute a été au moins une fois confronté à cet adage. Cette petite phrase résume à la perfection le coût caché de la gratuité des services web comme Facebook, Instagram ou YouTube. Mais depuis quelque temps, le modèle économique qui consiste à capturer notre attention et à la vendre à des annonceurs semble avoir du plomb dans l’aile. Au cours de la crise sanitaire, alors que près de la moitié du globe s’est trouvée enfermée chez elle, un autre système a émergé. Basé sur des microtransactions ou des abonnements payants, ce modèle économique délaisse peu à peu la publicité pour se concentrer sur la monétisation. Et mine de rien, c’est un véritable changement de paradigme pour le web tel que nous le connaissons.
La fin d’un système
« Nous sommes au commencement de la fin d’une ère », explique la VC Clara Lindh Bergendorff dans les colonnes de Forbes. « L’économie de l’attention qui a transformé les plateformes sociales en entreprises les plus profitables au monde a fini par se tirer une balle dans le pied. »
Pour cette spécialiste des investissements dans les médias, les corollaires de l'économie de l’attention sont de moins en moins acceptés. On parle ici de contenus clickbait, de désinformation, de différents scandales concernant l’usage de nos données, mais aussi d’une polarisation de plus en plus forte de nos sociétés.
Du côté des créateurs, le système atteint aussi ses limites. Pour pouvoir monétiser leur audience via les revenus publicitaires, ces derniers doivent produire au rythme que les plateformes dictent. Sur Instagram, il faut créer sans cesse des posts, des stories et maintenant des Reels pour être dans les petits papiers de l'algorithme.
Sur YouTube, et maintenant sur TikTok, beaucoup travaillent jusqu’au burn-out.
Enfin la pression des annonceurs qui souhaitent faire passer leur publicité sur un contenu toujours plus lisse, provoque de nombreux cas de censure. Le tout se fait sur fond de guerre idéologique entre camps réactionnaires et camps progressistes. Cette guerre mène souvent les créateurs à des situations de harcèlement de masse.
Les créateurs prennent leur revanche
Lassés d’être exploités, et bien souvent payés au lance-pierre, les créateurs de contenus sont de plus en plus nombreux à transformer leur audience en communauté payante via d’autres plateformes comme Patreon, OnlyFans, ou bien encore Twitch - même si cette dernière est à cheval sur les deux modèles. Il ne s’agit pas de changer radicalement de plateforme, mais bien de diversifier les moyens de diffusion de leur création. Pour les streameurs par exemple, YouTube reste indispensable pour diffuser des replays montés des meilleurs moments passés sur Twitch. Même chose pour les créateurs de podcasts indépendants qui utilisent Patreon pour se faire rémunérer par leur communauté, mais qui investissent aussi Instagram pour augmenter leur visibilité.
En termes de revenus, on constate une vraie accélération depuis un an. Patreon a reversé près de 2 milliards de dollars à ses créateurs depuis sa création en 2013 dont un milliard rien que pour l’année 2020. On retrouve exactement les mêmes montants pour OnlyFans qui existe depuis 2016, avec ce même milliard versé aux créateurs en 2020. Ces chiffres restent toutefois à nuancer face aux 8,5 milliards de dollars reversés aux youtubeurs par Google (pour un total de 15 milliards de dollars de recettes publicitaires). En bref, on est encore loin d’avoir une situation équilibrée entre les deux modèles.
Trois méthodes de monétisation
Au-delà des créateurs du web, c’est tout un ensemble d'écosystèmes qui a l’air de changer son fusil d’épaule. Il faut dire qu’avec la captation de plus de 70 % de la valeur publicitaire par Facebook et Google, le reste des acteurs doit bien trouver de quoi se rémunérer. Pour cela, ils misent sur plusieurs stratégies.
La première, et la plus fréquente sur les plateformes utilisées par les jeunes, c’est la mise en place de microtransactions sociales. Ce système, qui fonctionne généralement par l’entremise de monnaies virtuelles, permet de donner accès à des services supplémentaires ou des options de personnalisations aux utilisateurs. On le retrouve sur Roblox, le métavers aux 18 millions de jeux sur lequel les enfants dépensent leur argent de poche pour habiller leur avatar. Sur Twitch, il est aussi possible d’acheter des Bits, une autre monnaie virtuelle que l’on dépense pour encourager ses streameurs préférés, ou pour faire apparaître en gros ses commentaires dans le chat.
La seconde méthode consiste à fournir un service sans friction, mais aussi plus complet. C’est ce que propose l’offre payante de Twitter. Contre 3 euros par moi, les utilisateurs pourront classer leurs favoris, accéder à un « espace lecteur » permettant de lire les threads sans distraction, et pourront aussi annuler l’envoi d’un tweet quelques secondes après l’avoir posté. La plateforme proposera aussi des accès payants à son système de podcast social calqué sur Clubhouse, pour lequel elle prélèvera 20% de commission.
Enfin, l’abonnement pour avoir accès à du contenu premium et sans publicité reste une valeur sûre. Déjà déployé sur YouTube depuis quelques années (une dynamique qui a déjà séduit 30 millions de personnes), ce modèle arrive maintenant sur les plateformes de podcasts comme Apple et Spotify qui veulent monétiser un contenu bien souvent payé par la publicité native ou bien par des contributions Patreon. Là encore, la grosse partie de l’argent ira dans la poche des créateurs tandis que les plateformes prendront une part de 25 à 15%.
L'avènement d’un web à deux vitesses
Va-t-on voir arriver un écosystème plus sain dans lequel les plateformes vont devoir se concurrencer pour attirer des créateurs mieux payés tandis que les internautes auront enfin accès à des services respectant leur vie privée et leur capacité d’attention ? Rien n’est moins sûr. Ce qui semble se profiler, c’est plutôt la mise en place d’un système à deux vitesses qui sera interdépendant. Les plateformes sont bien conscientes qu’elles ne peuvent pas assurer une forte croissance sans une grosse part de gratuité. C’est ce qu’a réaffirmé Mark Zukerberg dans son interview donnée à VivaTech jeudi 17 juin 2021. « La mission de Facebook est d'aider les gens à créer des communautés et à rapprocher le monde entier, indiquait-il. Si nous voulons connecter le plus de monde possible alors le modèle économique basé sur la publicité reste le meilleur. Il permet d'offrir ce service y compris pour les gens qui n'ont pas les moyens de s'offrir un service payant par abonnement. »
En captant un public toujours aussi large, elles restent des carrefours d’audience indispensables pour les créateurs de contenus. C’est sur ces grandes plateformes comme Instagram ou YouTube qu’ils peuvent rencontrer leur audience et tenter de les convertir en communautés payantes. Mais pour avoir accès à un contenu de plus grande qualité, sans censure, et dans un environnement protégé des trolls, il faudra alors passer à la caisse. On pourrait penser que les créateurs ont tout à y gagner, mais comme pour le modèle publicitaire, seule une poignée d’entre eux pourra véritablement vivre de cette activité. Il suffit de voir que sur Spotify, seuls 0,2 % des 7 millions de musiciens gagnent plus de 50 000 dollars en royalties par an, tandis que 3% touchent à peine plus de 1 000 dollars. La très grande majorité des créateurs continueront de récupérer des miettes, tout en payant leur commission aux géants du Net qui vont voir là une nouvelle façon de faire des bénéfices. Pour résumer, les consommateurs auront un peu plus de qualité en payant, les créateurs vont toujours galérer et les plateformes seront toujours gagnantes. Un nouveau web qui ressemble furieusement à l’ancien.
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