
À chaque décision ubuesque d’Elon Musk, c’est le même manège : des dizaines de milliers d’utilisateurs s’inscrivent sur Mastodon. Certains ont décidé d’y poser leurs valises. On a échangé avec deux utilisateurs « longue durée » pour comprendre ce réseau réputé bienveillant et chaleureux.
Les migrations. Sur Mastodon, c’est comme ça que l’on appelle les vagues de nouveaux arrivants venus de Twitter. Ce réseau social au mammouth attire régulièrement l’attention au gré des décisions d’Elon Musk et de ses équipes, à la tête de l’oiseau bleu depuis novembre 2022. Dernière en date : l’impossibilité pour les utilisateurs non payants de lire plus de 600 tweets par jour. La goutte de trop pour certains, qui sont allés grossir les rangs de Mastodon. Ils étaient 110 000 nouveaux inscrits ces derniers jours, rapporte son fondateur Eugen Rochko.
Elon Musk, le meilleur RP de Mastodon
Sur Twitter, il n’est pas rare que l’on raille Mastodon. On le décrit comme un réseau sur lequel on annonce aller, sans vraiment le faire. Ou que l’on abandonne après quelques jours. Surtout depuis que Meta a annoncé Threads, une alternative à Twitter qui semble plus à même d’accueillir la masse de Twittos – déçus pour certains – et de reproduire ce fameux « effet de réseau » (l’idée que c’est la masse d’utilisateurs qui fait l’utilité d’un service). Même les mastonautes (noms donnés aux utilisateurs du réseau) savent bien que beaucoup d’ « oiseaux migrateurs » finissent par repartir.
Effectivement, une partie ne reste pas longtemps. Mais une autre a bien décidé d’y poser ses valises, et pour un moment. François Houste, consultant dans l’agence de design Plan.Net, et auteur de « Mikrodystopies » (de très courtes nouvelles de science-fiction), a pris cette décision en novembre 2022, pile au moment du rachat de Twitter par Elon Musk. « Je m’étais déjà créé un compte il y a 3 ou 4 ans. Mais à l’époque, je n’y avais pas trouvé mon compte. Sans doute parce que je n’avais pas véritablement raison d’y aller, ça aurait été un réseau social de plus à gérer. Mais fin 2022, j’ai décidé de vraiment faire le saut, et donc de m’imposer une certaine discipline. »
Piaille, toot, pouet
Car Mastodon peut avoir un côté déroutant au départ. Déjà il faut s’approprier le nouveau vocabulaire. On dit « toot » ou « pouet » au lieu de « tweet ». « Booster » un post est l’équivalent de « retweeter ». Pour les puristes, on parle de « fédivers » plutôt que de réseau social. Car Mastodon est décentralisé, c’est-à-dire que plutôt que d’être un grand espace géré par une seule entreprise, il est composé d’une multitude de petits espaces gérés par des serveurs indépendants. Ces espaces sont appelés des « instances » sur lesquelles chacun s’inscrit. Chaque instance a ses règles, sa propre modération et souvent des centres d’intérêt communs. François, lui, a par exemple choisi Piaille. On y trouve des francophones, avec des idées plutôt à gauche, beaucoup d’ingénieurs et chercheurs affiliés au logiciel libre, à la culture des communs. Sur Piaille, la nudité et les contenus érotiques doivent être accompagnés d'un drapeau "sensible/sensitive" (ce n’est pas forcément le cas sur toutes les instances). La révélation de données personnelles, les avances à caractères sexuels non sollicités, le harcèlement sont notamment proscrits. Moins classique : il est également interdit d’utiliser des termes comme « racisme anti-blanc » ou « sexisme contre les hommes », et toute tentative de retournement d’une oppression systémique.
« Il faut voir les instances de Mastodon comme les maisons d’un village global pour reprendre l'analyse de Christophe Massutti (docteur en histoire et philosophie et hacktiviste, Ndlr), estime François Houste. Et il y a une certaine porosité entre ces maisons. » Car vous n’êtes pas obligés de vous cantonner à votre instance, vous pouvez tout à fait suivre des personnes en dehors. Mais votre identifiant, lui, sera toujours associé à une instance, et donne une indication de qui vous êtes. Rien n’est irrévocable, vous pouvez « déménager » (la manipulation n’est pas très complexe, même si elle demande plusieurs étapes).
Oubliez la course aux likes
Autres sources de désorientation : contrairement à Twitter (et à la plupart des réseaux sociaux), Mastodon n’est pas régi par des algorithmes de recommandation. Ce que vous voyez sur votre fil apparaît par ordre chronologique, et les publications les plus aimées et les plus commentées ne sont pas mises en avant. Le « like » qu’on appelle ici « favori » a peu d’importance. Enfin si : il permet de manifester votre intérêt à une autre personne – mais cela n’accroîtra pas sa visibilité. « Mastodon n’est pas un réseau sur lequel on vient pour faire une course aux likes. » Et mine de rien cela change le rapport que l’on a sur ce que l’on publie. « On ne publie pas pour se faire voir, ni pour exister sur le réseau », juge François Houste.
Pourtant à vos débuts, il est possible que vous soyez accompagné d’une pluie de notifications (un peu bruyantes, mais chaleureuses). Car sur Mastodon, on vous accueille bien. Il est admis qu’il faut soutenir les petits nouveaux en les suivant, en leur souhaitant la bienvenue, et en « boostant » leurs posts (c’est-à-dire en le repartageant). Pourtant le ton n’est effectivement pas celui de la surenchère, du pointage de ce qui ne va pas pour susciter l’indignation, de la moquerie.
C’est un peu comme d’entrer chez quelqu’un que vous ne connaissez pas
Quelques heures après mon inscription, un utilisateur m’enjoint à publier une petite présentation. Le mieux est de l’épingler sur mon fil, et de l’accompagner du hashtag #introduction, me précise-t-il. Les mots-dièses sont une aide précieuse pour utiliser le réseau social. Il est possible d’en suivre certains. Cela signifie qu’il faut apprendre ou réapprendre à systématiquement associer ses posts de mots-clés, pour faciliter leur lecture aux autres. Chose qu’on avait un peu abandonnée sur Twitter.
En consultant les publications associées à #Introduction, je constate que le langage adopté par les utilisateurs n’est pas tout à fait le même que sur Twitter. Déjà on s’exprime un peu plus en longueur (500 signes contre 280), ce qui laisse la place à certaines hésitations, à de l’ironie sur sa propre personne, à plus de détails aussi. Et paradoxalement à plus de modestie. « Les gens prennent des pincettes, ils essayent d’être bien compris, de respecter les règles. Un peu comme lorsque vous vous demandez si vous devez enlever vos chaussures ou non en entrant chez quelqu’un. Certaines personnes gomment aussi ce côté où l’on cherche à se mettre en avant, propre à Twitter », estime l’auteur des Mikrodystopies.
Lui a réussi à s’adapter à ce nouvel espace. Sa façon de publier a évolué. « Sur Twitter, j’avais pris pour habitude de partager des anecdotes sur ma vie quotidienne, pour faire acte de présence. C’était devenu un réflexe, j’étais même devenu un peu accro. Je ne fais plus tout ce “small talk” sur Mastodon parce que je réfléchis toujours à ce que je peux apporter au réseau avant de publier. » Une différence fondamentale à ses yeux, qui s’explique en partie par le côté village de Mastodon évoqué plus haut. On ne s’exprime pas « au monde » comme sur Twitter, mais à un village.
Les discussions seraient plus profondes aussi dixit plusieurs utilisateurs. Et moins « clash » que sur Twitter. Après quelques jours, je ne tombe effectivement pas sur des torrents de haine, habituels sur le réseau de Musk. C’est aussi lié au fait que les utilisateurs, en particulier ceux d’une même instance, partagent un socle de valeurs communes.
Le « content warning », une règle pas toujours comprise
Toutefois, ces valeurs n’empêchent pas quelques couacs. Notamment parce que l’usage de Twitter depuis plusieurs années a laissé des traces. Certaines règles sur Mastodon ne sont pas toujours faciles à adopter. « La règle la plus souvent incomprise, parfois imposée par des instances (mais le plus souvent juste recommandée), c’est l’utilisation du champ Content Warning (CW), pour masquer les contenus violents, NFSW (not safe for work) ou sensibles. Le but de ce champ, c’est de pouvoir donner le choix à ses lecteurs d’être exposés à ces contenus au cas par cas quand ils tombent sur un post, et pas de le leur imposer », explique Niléane, militante transgenre, présente sur Mastodon depuis 2017. Elle a vu les différentes vagues d’arrivants venus de Twitter et les accueille « à bras ouverts », mais note ces soucis d’ajustement.
« Personnellement je mets un CW sur mes posts qui parlent de politique française, de violences policières, ou encore de transphobie – parce que je suis trans et je suis suivie par beaucoup de personnes trans, qui sont déjà accablées par la transphobie et n’ont pas besoin/envie de lire à ce sujet en ouvrant Mastodon. Par contre il peut y en avoir qui veulent se tenir au courant à ce sujet, et ils auront le choix d’afficher mon post. Sur Twitter, on poste sur tout et n’importe quoi, pour des sujets extrêmement graves et parfois extrêmement sensibles, sans se soucier un seul instant du public qui peut être affecté. Donc oui quand on arrive sur Mastodon et qu’on te demande de mettre des CW sur lesquels tu as l’habitude d’écrire, tu peux avoir du mal à comprendre au début. »
Queers, nerds et weirdos, bienvenue !
Ces précautions en font un réseau d’accueil privilégié pour des communautés souvent malmenées sur Twitter. Les personnes queers notamment. « On est davantage en sécurité sur Mastodon, explique Niléane. La modération sur Twitter est fameuse pour être très laxiste envers ceux qui harcèlent, insultent, violentent et menacent de mort les personnes LGBTI comme moi. Mon compte Twitter était devenu très gros, trop gros pour que chacun de mes tweets puisse échapper aux militants d'extrême droite. De quoi me mettre constamment en danger. Ici j’ai le choix de très simplement suspendre les comptes de ces militants, et même de suspendre des instances entières qui les accueillent. » Car c’est une particularité de la plateforme : une instance peut décider d’en suspendre une autre. Ce qui signifie que les utilisateurs ne verront pas les posts des autres et ne pourront pas interagir avec eux.
Mastodon est aussi un repaire de personnes se situant à gauche de l’échiquier politique, une position de plus en plus difficile à assumer sur Twitter. Alors sur le fédivers, les internautes n’hésitent pas à revendiquer leur bord politique. « Gay et de gauche », « tendance anar », « vilain gauchiste », peut-on lire dans les présentations.
Cet espace du Web est aussi régulièrement qualifié (gentiment) de réseau de nerds ou de weirdos (personnes bizarres). Comme le résume dans un pouet cette utilisatrice : « Je mets une photo de moi, j'ai un like, je fais une blague de nerds, j'en ai 5. En vrai ça me fait rire, ce côté un peu nerd de Mastodon ! »
Moins de journalistes, plus d’universitaires
Effectivement, on trouve ici toutes sortes de gens passionnés par un sujet spécifique. « Bloggueur en culture japonaise », « Médiéviste »... On croise moins (pour le moment en tout cas) de journalistes, qui sont l’un des moteurs de Twitter, et davantage d’universitaires et d’ingénieurs. « Il y a plus une communauté de faiseurs, plus que de commentateurs », observe François Houste.
Pas la peine d’essayer péniblement de reproduire vos abonnements Twitter. Vous risqueriez de tomber sur une armée de bots miroirs, c’est-à-dire des profils créés pour copier automatiquement ce qu’un utilisateur publie sur Twitter. Souvent, ils sont faits à l’insu de la personne concernée. Mieux vaut tenter de repartir de zéro et découvrir de nouveaux profils intéressants. À un bémol près : sans aucune connaissance, vous ne tiendrez sans doute pas très longtemps.
Une nouvelle étape de la vie sur le Web
François Houste estime que Mastodon est une nouvelle étape dans sa vie sur le Web. « Quand les réseaux sociaux sont arrivés, on a vu les blogs se déliter, et avant cela les canaux IRC. Là je vis un peu la même chose avec Twitter. C’est une étape de mon Internet qui se termine. » Il se dit « ancien toxico », sans pour autant renier ce réseau sur lequel il a passé dix ans, noué des relations... Il y reste pour jeter un œil, mais ne publie presque plus. « J’ai changé de maison, à voir si Mastodon sera vraiment ma maison.»
Correction du mardi 18 juillet 2023 : l'article mentionnait précédemment que la nudité et les contenus érotiques n'étaient pas autorisés sur Piaille, ce n'était pas exact. Ils le sont mais doivent être accompagnés d'une mention "sensible/sentive".
"Sur Piaille, la nudité et les contenus érotiques sont interdits (ce n’est pas forcément le cas sur toutes les instances)." Cela n'est pas juste, cf les règles du serveur disponible comme sur toutes les instances sur la page about ( https://piaille.fr/about ) : "La nudité, les contenus érotiques, pornographiques ou visiblement violents doivent être marqués avec le drapeau "sensible / sensitive". Les comptes ne respectant pas cette règle seront supprimés"
Ils sont donc autorisés avec obligation de les mettre sous CW.
Bonjour,
Vous écrivez « le langage adopté par les utilisateurs n’est pas tout à fait le même que sur Twitter. Déjà on s’exprime un peu plus en longueur (500 signes contre 250) ».
Cependant, il me semblait que feu Twitter limitait les tweets à 280 caractères (hors champ d’adressage), depuis 2016.
Ayant quitté ce service de réseautage bien avant cette modification, pourriez-vous préciser, en réponse à ce commentaire, si je me trompe et de quelle manière ? Dans le cas contraire, pourriez-vous rectifier votre article, svp ?
Oui vous avez raison c'est bien 280 et non 250, je corrige. Il est possible de faire plus long, mais il faut payer un abonnement. Merci.
Merci pour la correction dans l'article et la précision en commentaire (j'ignorais complètement cette possibilité de faire sauter la limite des caractères en prenant un abonnement à X).