Depuis quelques années, le format du « react » qui consiste à réagir et commenter des vidéos du Web et de la télé, alimente le contenu des streamers. Retour sur une tendance qui doit tout à la télévision.
Une fois par semaine, le journaliste et streamer Vincent Manilève se livre à un petit exercice amusant en direct sur Twitch. Il regarde avec sa communauté un documentaire issu d’émissions comme Zone Interdite et met sur pause dès qu’il aperçoit une situation ou un détail amusant pour le commenter. Cette après-midi, il a jeté son dévolu sur un reportage portant sur une clinique de chirurgie esthétique de luxe au bord du lac Lémant. La fois d’avant, c’était sur un styliste débutant qui tentait de monter un défilé de mode durant le Festival de Cannes. C’est l’occasion à chaque fois de se moquer ou de critique le petit monde du luxe et des ultra-riches. « C’est vraiment un format convivial, confie-t-il. C’est un peu comme regarder la télévision avec des potes. Tu peux faire des arrêts sur image et faire des blagues ».
Regarder la téloche à plusieurs
Sur Twitch, Vincent est loin d’être le seul à se livrer à cet exercice. D’Antoine Daniel à Amine en passant par Usul, tous produisent ce qu’on appelle du contenu « react », pour « réaction ». Le concept est aussi simple qu’une soirée télé/canapé avec des copains. Vous prenez une vidéo qui traîne quelque part sur YouTube, vous la diffusez sur Twitch et vous la commentez sur le chat. Ça vous dit quelque chose ? Normal, c’est plus ou moins le pitch de l’émission Les Enfants de la télé où une bande d’invités surjouait des émotions de gêne ou des rires face à de vieux extraits télé. « C’est un format qui est facile à mettre en place et qui est très efficace, explique Vincent Bilem, doctorant contractuel à l’université Sorbonne Nouvelle et spécialiste des streams politiques sur Twitch. Ça ne demande pas beaucoup de préparation, juste un bagage culturel et des références communes à son public. » Moins axés sur les grosses émotions qui tachent, les react de Twitch permettent l’instauration d’un vrai dialogue entre les internautes et les streamers. C’est sans doute la raison pour laquelle le format est particulièrement apprécié chez ceux qui aiment commenter l’actualité sociale politique. On peut citer Usul, qui anime des émissions pour Mediapart et Blast et qui prend une thématique particulière pour la commenter à travers des extraits trouvés sur l’INA.
De leur côté, Dany et Raz vont plus chercher des reportages ou bien des vidéos de vlogs venant de tous les bords politiques pour mieux les analyser ou blaguer dessus.
Quant à Jean Massiet, il passe à la moulinette les extraits de séances de l’Assemblée nationale.
Outre cette possibilité de connivence, l’explosion du react sur Twitch est aussi fort pratique dans un contexte où il faut produire toujours plus. « Pour avoir ma certification Twitch, je dois produire 12 streams sur les 30 derniers jours pour un total de 25 heures, indique Vincent Manilève, le react est un bon moyen de cumuler des heures de live. »
Stupeur et tremblement sur YouTube
Avant d’arriver sur Twitch, le react était donc un format télé. Mais cela ne veut pas dire qu’il a fait un bond dans le temps pour débarquer directement sur la plateforme de streaming. YouTube a aussi très largement participé à la popularisation de ce type de contenus. Dès la fin des années 2000, des internautes américains vont prendre l’habitude de se filmer en train de réagir à des vidéos choquantes ou à des bandes-annonces de films attendus. En 2007, le phénomène va même devenir viral avec la tristement célèbre vidéo 2 girls 1 cup. À mi-chemin entre un canular et la vidéo react, les internautes se filmaient en train de montrer une scène d’ébats scatophile à leurs proches afin de capter leurs réactions de dégoût.
En 2011, des chaînes YouTube totalement centrées sur le concept de la réaction se lancent comme Kids react, qui montre un panel d’enfants de tous âges et de tous horizons en train de regarder un contenu viral comme le clip de la chanteuse pop américaine Rebecca Black ou des bandes-annonces des derniers films Harry Potter. L’idée est toujours la même : recueillir des émotions brutes et des commentaires amusants. En 2013, le format va connaître un regain d’intérêt avec la diffusion sur HBO de l’épisode Red Wedding de Game of Thrones. Les petits malins qui ont lu les livres avant de regarder la série savent qu’il s’y passe un évènement traumatisant et vont installer des caméras dans le salon pour capter les réactions de leurs proches qui regardent avec eux.
« C’était un super format pour les équipes de marketing de HBO, explique Vincent Manilève. Ils ont laissé les gens se filmer en train de regarder l’épisode sans pour autant montrer les images de la scène choquante. Ça permettait à n’importe qui de comparer ses propres émotions à celles des autres. Mais ça restait un contenu que l’on faisait en différé. Avec Twitch, le gros changement, c’est le direct. »
Quand la télévision revient par la porte du Web
Quand on regarde la plupart des reacts sur Twitch, on est frappé par l’importance du contenu télévisuel qui est utilisé. Que ça soit des reportages récents, ou des vieilles émissions archivées par des passionnés, les streamers adorent chercher du contenu un peu gênant. C’est le cas du streamer Un créatif qui va piocher dans des émissions de divertissement des années 2000 comme Le maillon faible ou À prendre ou à laisser pour s’amuser du décalage d’époque. « Ça fait partie du plaisir du react, explique Vincent Bilem. C’est un visionnage critique des images que l’on produisait il y a 10 ou 20 ans. Ça permet à la fois de faire découvrir de vieilles émissions aux viewers les plus jeunes, mais aussi de s’amuser de manière collective avec les gens de 30 et 40 ans qui ont connu cette période où la télévision était hégémonique. L’objectif est totalement atteint quand le chat tombe sur une pépite sexiste ou raciste qui était totalement acceptée à l’époque et qui ne passerait plus du tout aujourd’hui. »
Cet usage des archives télévisuelles est d’ailleurs plongé dans une zone grise en termes de droits de rediffusion. Les streamers diffusent ce qu’ils trouvent sur des chaînes YouTube qui n’appartiennent pas aux chaînes de télévision et prennent donc le risque de se faire « striker » par Twitch. « C’est totalement lunaire ce qui se passe, explique Vincent Manilève. En ce moment on a d’énormes streamers comme Amine qui react à l’émission Et si on se rencontrait de M6. Ça génère des milliers de vues et ils n’ont aucun problème. Moi j’ai pris un ban de 48 heures en regardant une obscure émission de la chaîne TMC alors que je n’avais que 350 viewers. Je pense que la plupart des gens dans les boîtes de production ne savent pas que leurs émissions passent une deuxième fois sur Twitch et quand ils tombent dessus, c’est totalement par hasard. » Ce problème de retransmission s’était d’ailleurs posé au moment de l’élection présidentielle. Six chaînes s’étaient fait ban pendant plusieurs jours après la retransmission du débat entre Jean-Luc Melanchon et Eric Zemmour en septembre 2021. Quelques mois plus tard, le débat d’entre deux tours entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron avait finalement été retransmis de manière légale par des streamers comme Samuel Etienne contre la somme de 1 500 euros à titre de frais de participation. La même chose s’est répétée lors de l’intervention d’Emanuel Macron à la suite de l’adoption de la réforme des retraites avec l’article 49.3. Jean Massiet avait alors communiqué sur le fait qu’il avait bien acquis les droits de retransmission de l’interview, sans pour autant donner le montant de la transaction. Pour Vincent Bilem, ces annonces font perdre l’aspect un peu « pirate » du format react. « On sent qu’il y a une envie de légitimité pour certains streamers, explique-t-il. Mais beaucoup continuent de piller les archives. C’est un parti pris qui consiste à utiliser la télévision pour mieux la critiquer. »
Le react du react du react…
Si les streamers aiment scruter la télévision à travers YouTube, ils aiment aussi s’autoscruter à travers ce format. Il faut dire que beaucoup d’entre eux ont démarré leur carrière en tant que youtubeur et n’hésitent pas à aller se confronter à leurs propres archives. C’est notamment le cas du Joueur du grenier qui anime régulièrement des émissions « soirée anecdotes » ou il revient sur ses vieilles vidéos un peu gênantes.
Mais ce format peut aller beaucoup plus loin dans l’exploration de son propre nombril. Il n’est pas rare qu’un streamer prenne une vidéo de vlog pour la commenter, puis que ce commentaire soit de nouveau commenté par le premier intéressé avant de générer une autre réponse de la part d’un autre streamer. Certaines chaînes comme celles de Psyhodelik se sont fait les spécialistes du react de react en prenant une position de monsieur loyal qui commenterait les clashs des streamers. Le vertige est d’autant plus important quand Psyhodelik n’hésite pas à commenter des vidéos en react à ses propres commentaires. Cela donne lieu à des vidéos totalement incompréhensibles si l’on n’a pas suivi le début de l’histoire.
Pour Vincent Bilem, cette manière qu’a le react d’engendrer du contenu en cascade constitue pourtant le « devenir artistique de Twitch ». « L’exemple le plus marquant est celui d’Antoine Daniel qui, en 2021, a react à une vidéo de 2018 ou il réagissait à une conférence qu’il avait donnée au festival de Montreux en 2014. À présent on attend tous avec impatience la quatrième itération de cet exercice qui est de plus en plus absurde. »
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