Sur Instagram, les bébés servent de support publicitaire aux marques de puériculture et de vêtement, sous la direction de leurs parents, et le regard des abonnés. Un travail souvent non consenti et non payé.
Cette enquête a été initialement publiée dans la revue 33 de L'ADN parue en juin 2023, à commander ici.
Louisa* a fêté ses 3 ans en février dernier. Je la connais bien, enfin je crois. Je sais que sa naissance n’a pas été facile. Mais qu’ensuite tout est allé mieux. Louisa tenait déjà assise vers 6 mois, et elle a marché avant son premier anniversaire. Elle aime bien dessiner et déteste se promener en poussette. Je sais aussi qu’elle a souvent voyagé, dont plusieurs fois dans une chaîne de clubs vacances, grâce à un partenariat obtenu par sa mère. Louisa s’habille dans des teintes beiges, comme c’est à la mode chez les 0-3 ans, avec des vêtements de petits créateurs. Quand elle était bébé, elle mangeait des purées en gourde et portait des couches écoresponsables que sa mère promouvait régulièrement. Elle habite une grande ville avec ses deux parents. Et bientôt, Louisa aura une petite sœur. Je n’ai jamais rencontré Louisa. Mais si un jour je la croise, je la reconnaîtrai, c’est sûr. Car quasiment chaque jour depuis sa naissance, les 35 000 abonnés de sa mère et moi pouvons la voir en photo et vidéo sur Instagram.
Comment peut-on connaître autant une si petite personne, qui n’est même pas en âge de comprendre sa célébrité ? Pourtant, comme pour Louisa, le quotidien de centaines de milliers de bébés s’affiche sur les réseaux. Ils sont même l’un des moteurs de la plateforme de Meta, propulsés par leurs mères influenceuses – et pères, qui sont de plus en plus nombreux. Ces parents sont à la tête de « comptes familles », dixit le jargon de l’influence marketing. C’est-à-dire que leur activité dépend entièrement ou en partie de l’image de leurs enfants pour promouvoir divers produits et services, et pour alimenter lesdits comptes. Selon une étude de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique menée fin 2022 en France, 85 % des parents influenceurs publient des photos et des vidéos de leurs enfants au moins une fois par semaine. 38 % postent un contenu sur leurs enfants au moins une fois par jour.
Extérioriser ses peines, et gagner un peu d'argent
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est amplifié, confirme Nathalie Cohen, directrice de l’agence Les Fées de la Com, qui gère la communication de marques dédiées à la famille. « Aujourd’hui, l’influence, sur Instagram et de plus en plus sur TikTok, c’est le premier canal de communication de ces marques, peu importe leur taille, parfois bien devant les médias. » Et ce type d'influence fonctionne très bien. Selon un sondage de la plateforme Bilbokid publié en 2022, 85 % des parents suivant des influenceurs de l’univers bébé/enfance ont déjà acheté un produit pour leurs enfants à la suite d’une publication.
En 2010 déjà, les premières mamans blogueuses s’emparaient du Web pour partager leur quotidien. Pour elles, le but n’était pas tellement de faire de leurs petits des célébrités – contrairement aux enfants stars de YouTube, mais de partager leur vécu, leurs galères, et rompre une certaine solitude. Oralie Guenzi, aka @madamefloutch sur les réseaux, le raconte bien. Elle fait partie de cette première génération de mamans blogueuses, qui sont ensuite devenues instagrameuses. « Je suis tombée enceinte en 2013 quand j’avais 23 ans et je n’avais pas tellement de copines dans mon cas. Je détestais être enceinte, j’ai vécu chaque grossesse comme Koh-Lanta, je trouvais ça nul alors que tout le monde trouvait ça génial. Je balançais mes états d’âme sur Twitter, et j’ai eu des retours m’incitant à faire un blog. Ça a commencé comme ça : j’ai créé un blog pour extérioriser mes peines de manière humoristique. Pour moi, c’était une forme de psychothérapie, et j’étais aussi contente de faire du bien aux gens. » Lorsqu’elle accouche, elle commence à intégrer sa fille à ses contenus. Au départ, elle ne donne pas son prénom, puis change d’avis se disant qu’elle vit loin de Paris, et que personne ne pourra la retrouver. « J’ajoutais quand même un filigrane pour que ses photos ne soient pas réutilisées à d’autres fins. »
Émiline, 30 ans et presque 1 800 abonnés pour son compte familial “Family Rib” sur Instagram, a commencé à partager sa première grossesse, puis sa vie de famille pour trouver du soutien et échanger. Très naturellement, ses enfants sont devenus les sujets principaux de son compte. « Cela a toujours été OK pour mon compagnon et moi de montrer leur visage, tant que c’est fait dans la bienveillance. J’ai du mal à comprendre les personnes qui partagent toute leur grossesse en détail, et une fois que l’enfant est né, on ne sait plus rien. Je ne comprends pas l’écart », juge-t-elle.
Aux bébés des mamans influenceuses s’ajoutent ceux des créatrices de contenus lifestyle. C’est-à-dire celles dont le sujet n’est pas la parentalité, mais plutôt la mode, le sport, l’alimentation, et qui à un moment donné tombent enceintes. Ce fut le cas de Camille CMP, plutôt portée sur le sport et le bien-être que sur la maternité, active sur Instagram depuis 2017. « J’ai commencé à partager ma vie de manière spontanée, je ne le voyais pas comme un métier. Je me suis mariée, j’ai construit une maison conteneur avec mon mari… Et puis, je suis tombée enceinte. Je suis coach sportive, donc j’ai abordé ma grossesse par le prisme du sport et du bien-être. » Elle et son compagnon se sont posé la question de montrer ou pas leur fils, ils en ont parlé à leur famille. « Nous ne voulions pas lui créer de page dédiée, mais nous étions d’accord pour qu’il apparaisse de temps en temps, sans le surexposer, même si la limite est fine et propre à chacun. Je partage des posts sur le sport, la beauté, le lifestyle et parfois il y a mon fils. C’est un équilibre. »
Le compteur à likes s'affole
Sans que cela soit prémédité, avoir un bébé a donné un coup de pouce au compte de l’influenceuse bretonne. Elle a gagné des followers et, surtout, a forgé de nouveaux liens avec eux. « J’ai plus de contacts avec ma communauté depuis ma grossesse. Ça rapproche, certains ont des enfants du même âge, on vit les mêmes galères au même moment », explique-t-elle.
Oralie Guenzi abonde. Un an après la naissance de sa fille, lorsqu’elle tombe enceinte de jumeaux, son compte connaît un véritable boum. Elle gagne en très peu de temps 15 000 abonnés. La jeune femme, suivie désormais par plus de 80 000 personnes, est aujourd’hui à la tête de Just Go Agency, une agence qui accompagne les influenceurs familles comme elle. Elle affirme que les comptes avec enfants ont généralement de meilleures performances que les autres. Ils rapportent plus de likes et de commentaires. « Les comptes familles ont un taux d’engagement (ratio entre le nombre d’interactions et le nombre de vues d’une publication) autour de 5 % contre 2 % pour un compte classique. Quand un créateur de contenu devient parent, inconsciemment, les abonnés se projettent davantage et se sentent plus attachés. On s’identifie parce que nos enfants ont le même âge, ils grandissent ensemble… Même si ce n’est pas le cas de toute leur communauté. »
C’est le « goal »
Il y a donc d’une part une demande des abonnés, et de l’autre, une pression des marques à exposer davantage les enfants. Peu d'influenceurs se réveillent un jour avec l’envie urgente de partager toujours plus la vie de leur progéniture. Souvent la démarche est progressive. Et elle est le résultat de l’ensemble d’un système. Nathalie Cohen estime que certaines influenceuses lifestyle en font un axe important de leur contenu presque malgré elles. Dès l’annonce de leur grossesse, elles sont assaillies de demandes de la part de marques dans leur « DM » (messagerie d’Instagram). « Elles se font rattraper par le secteur de la périnatalité, qui n’en finit pas de grossir et qui malgré le contexte économique tendu continue d’investir, raconte-t-elle. Pour les marques, une influenceuse lifestyle enceinte est une cible intéressante. Elle n’est pas focalisée sur la petite enfance, et permet donc d’atteindre de nouveaux consommateurs. » L’agence de Nathalie Cohen se charge de bien cibler ces influenceuses pour qu’elles représentent les valeurs de ses marques clientes et soient créatives. Quand elles tombent enceintes, l’agence se charge de les accompagner dans les différentes étapes de leur maternité. « On leur propose des vêtements de maternité, puis des accessoires de puériculture, des jouets… »
Oralie Guenzi peut témoigner du vif intérêt des marques. Dès 2013, on lui propose des produits offerts. Elle se souvient de son tout premier cadeau : un bavoir à 19 euros. « Jamais je n’aurais pu me payer cela. Transat, biberon…, tout arrivait gratuitement. J’ai eu la poussette Bugaboo : c’est le "goal" en matière de puériculture ! Quand mes jumeaux sont nés, j’ai eu une double Bugaboo – à 25 ans, avec mon salaire de vendeuse, je n’aurais jamais pu dépenser 2 000 euros dans une poussette ! » Car s’il y a une chose que les momfluencers ont réussie, c’est le fait de monétiser le travail généralement invisibilisé et non rémunéré de parent. D’abord en produits, puis en véritable argent.
Après avoir reçu quantité de poussettes et de biberons, la jeune femme demande à être payée, se rendant compte qu’elle apporte aux marques autant, voire plus, que ce qu’elles veulent bien lui donner. Elle encaisse des cachets de 100 euros, puis 200 euros par mois pour ses collaborations. Et au bout de quelques années, elle parvient à lâcher son job de vendeuse, pour devenir influenceuse à plein temps. Dans la foulée, elle met en application ses compétences en commerce et lance son agence pour aider des amies influenceuses qui ne gagnent pas autant qu’elle.
L’usine à tristes bébés beiges
À l’origine, les mamans influenceuses n’avaient pas pour objectif d’en faire leur activité, mais aujourd’hui de nombreux comptes nourrissent cette intention. Émiline, qui cumule les dotations de produits depuis quelques années, aimerait que cela lui rapporte plus via des partenariats rémunérés. Elle passe notamment par la plateforme Bilbokid, sorte d'Uber des parentfluencers qui met en relation des comptes familles et des marques. Selon leur nombre d’abonnés et leur taux d’engagement, les comptes accèdent à des partenariats plus ou moins prestigieux et bien payés.
Pour obtenir des partenariats rémunérés, il est important de construire une communauté engagée, nous explique Émiline, mais aussi de se différencier de la masse. Car la multiplication des comptes familles donne lieu à une certaine homogénéité des contenus. On retrouve souvent les mêmes teintes beiges, les mêmes angles de vues. De nombreux comptes se baptisent Mum of X et se lancent dès la grossesse de la maman, affichant le test de grossesse, puis les échographies, le ventre rebondi et les photos du bébé dès sa naissance dans des mises en scène un peu kitsch. Cette standardisation illustre l'industrialisation des comptes familles. Certains ont de petites communautés, et pas encore de dotation, mais identifient les labels par dizaines sur les photos et vidéos de leurs nouveau-nés. Il devient alors difficile de distinguer les partenariats rémunérés (même si ceux-ci doivent désormais être clairement indiqués) des dotations sans consignes, de celles avec consignes, ou encore des influenceurs qui identifient les marques dans l’espoir d’attirer leur attention.
Pour Eleonore Bridge, blogueuse et créatrice de contenus, les marques devraient être tenues davantage responsables pour la mise en vitrine permanente des enfants. « Quand mon fils est né, j’ai eu beaucoup de demandes de partenariats pour des vêtements, mais une fois que je précisais que je ne voulais pas montrer son visage ni taguer son corps avec le nom d’une marque, la majorité ont arrêté de me proposer. »
Parfois les demandes ne sont pas explicitement formulées, mais implicites. Émiline a par exemple collaboré avec un fabricant de jouets qui lui a demandé une vidéo TikTok du jeu en action, sans préciser qu’un enfant devait apparaître sur la vidéo. « J’aurais pu moi-même jouer avec », précise Émiline. Mais sur la vidéo en question, c’est bien son fils qui manipule le jeu. L’absence de script strict permet aux marques d’éviter d’être dans une relation de travail clairement définie. Un moyen de naviguer entre les zones grises de la réglementation.
Certaines marques évitent de déclarer les enfants, pour éviter de payer en plus
Dans le cas où le partenariat est rémunéré et qu’il y a une relation de travail avérée, l’enfant doit avoir un contrat de mannequin, respecter des heures de travail et de repos selon sa tranche d’âge et surtout être payé. Depuis que la loi « enfants influenceurs » de 2020 a relancé le sujet, les marques et les créateurs de contenus sont plus vigilants. Mais certaines enseignes refusent encore de demander expressément un contrat aux enfants, souvent pour éviter de payer un salaire en plus. Just Go Agency dit avoir perdu beaucoup d’argent en renonçant à travailler avec ces sociétés. Une entreprise de puériculture leur a par exemple dit : « Je ne déclarerais pas des chiens pour vendre des croquettes, je ne vois pas pourquoi je devrais déclarer des enfants. »
« Ce qui nous paraît problématique et insensé, c’est qu’il s’agit de marques qui connaissent très bien les principes du mannequinat, puisqu’elles font des affichages dans le métro. Pour un shooting, elles déclarent un contrat. Elles savent qu’on ne fait pas travailler un enfant illégalement », pointe Alexia Pereira, directrice du pôle influence de l’agence. Oralie, comme Camille et Émeline encadrent l’exposition de leurs enfants. Tous ont des contrats avec des agences de mannequins, y compris ceux d’Émiline, qui pour le moment n’ont pas travaillé dans le cadre de partenariats rémunérés.
The Truman Show
La conséquence de cette mécanique économique, et de ce besoin de partage, c’est l’exposition – parfois en détail – de la vie de bébés. Ce constat dérange une partie des utilisateurs et créateurs de contenus, même si peu de personnes en parlent. Sur la quarantaine de demandes que nous avons envoyées, cinq personnes nous ont répondu positivement.
Eleonore Bridge a récemment tenté de briser ce tabou. Sur son compte Instagram, elle a publié plusieurs textes interrogeant le droit à l’image des enfants, et a reçu une soixantaine de commentaires d’abonnés. « Cela me démangeait de le faire depuis un moment, je n’osais pas par peur de vexer certaines collègues. Mais j’ai fini par prendre la parole, car je suis choquée par ces partages, je me dis souvent que cela va trop loin. Il y a un côté Truman Show, sans parler des humiliations que l’on voit sur TikTok d’enfants recevant du fromage sur la figure. »
Elle et son compagnon ont pris la décision de ne pas montrer le visage de leur enfant sur les réseaux sociaux ni son nom. « Je me suis beaucoup exposée en ligne et c’était assez clair dès le début que nous ne voulions pas imposer cela à notre enfant. Je partage mon ressenti de la maternité, mais en essayant le plus possible de parler de mes sentiments sans parler de mon fils. Ce n’est pas toujours facile. Une fois, par exemple, j’ai écrit sur Instagram qu’il était précoce, car je m’exprimais sur la fatigue que je ressentais en tant que mère d’un enfant précoce. Les limites sont toujours assez poreuses entre parler de soi et parler de son enfant, mais j’essaie de m’y astreindre le plus possible. »
Les influenceuses qui ont accepté de nous répondre disent ne pas surexposer leurs enfants, et poser leurs propres limites. « Je ne partage pas de négativité, explique ainsi Émiline. Je vais sur Instagram pour voir des choses positives, de jolies photos, donc je ne partage pas les moments où les enfants sont en colère, où ils pleurent... Cela m’arrive de le dire quand ils sont malades, mais je ne vais pas montrer leurs couches non plus, j’ai déjà vu certains le faire ! Je partage mon quotidien, je montre uniquement quelques minutes sur 24 heures. »
Camille veille, elle aussi, à ne pas trop en dire ni perturber la vie de son fils. « Il va à la crèche, il a une vie classique. Je ne le filme pas en train de pleurer, je ne le mets évidemment pas nu. Ce sont des bribes, quelques instants. Si on partage des photos et des anecdotes avec bienveillance, je ne vois pas pourquoi ça poserait un problème. Aujourd’hui, il a deux ans. Mais quand il sera plus âgé, et qu’il me dira non, je respecterai évidemment sa décision. »
À 18 mois, on ne consent pas
Selon le sondage d'OPEN, plus de 40 % des influenceurs demandent le consentement de leurs enfants avant publication. Mais comment savoir si un enfant consent lorsqu’il n’est âgé que de quelques mois, ou d’un ou deux ans ? « Je demande à mon fils de 5 ans. Mais si je pose la question à mon fils de 18 mois s’il accepte d’être pris en photo pour les réseaux, je n’aurai pas de réponse », admet Émiline. Par ailleurs, ses enfants sont tellement habitués, qu’ils ne perçoivent pas toujours ces shootings comme quelque chose de différent. « Ça ne rajoute pas grand-chose à leur quotidien », observe Émiline.
Pourtant, les enjeux sont loin d’être les mêmes. « S’exposer sur les réseaux sociaux, c’est se soumettre aux regards des autres, qui ne sont pas toujours bienveillants, c’est aussi susciter la curiosité, estime Eleonore Bridge. Et il faut être conscient de cela. Les enfants, surtout quand ils sont petits, acceptent parce qu’ils cherchent à faire plaisir à leurs parents. Certains comptes, qui partagent beaucoup de photos de leurs enfants, ont pourtant des valeurs féministes et savent donc ce que signifie le consentement. Voir ces comptes surexposer leurs enfants me paraît paradoxal : il y a une pièce du puzzle qui ne colle pas. »
Internet n’oublie pas
Au-delà de la légalité du processus, aucune étude ne s’est penchée pour le moment sur les impacts que pouvait avoir la surexposition des bébés sur les réseaux sociaux. Kate Eichhorn, une chercheuse américaine spécialiste des médias, a publié en 2019 une enquête : « The End of Forgetting ». Elle estime que cette accumulation de souvenirs partagés par les parents, puis par les enfants eux-mêmes, pourrait être problématique. Car l’une des particularités des souvenirs de notre enfance et de notre adolescence est qu’ils s’effacent pour la plupart. Un moyen de mieux construire notre identité d’adulte. Or, ces enfants dont les premières années sont surdocumentées, auront-ils cette possibilité d’oublier ?
« Il n’est pas facile de se défaire du regard parental quand on se fait rattraper par des photos prises par papa et maman, qui nous montrent dans des postures qu’on n’a pas forcément souhaitées, réalisées sans notre consentement, associés à des marques qu’on ne cautionne pas forcément », détaille Thomas Rohmer, fondateur de l'association OPEN. Un autre point inquiète les psychologues, rapporte-t-il : l’inversion des rôles, suscitée par l’ampleur des revenus que les photos et vidéos d’enfants génèrent. Certains comptes familles vivent en majorité grâce à leurs enfants. « Si cela s’arrête, ça peut placer les enfants dans une certaine culpabilité. »
Oralie Guenzi dit qu’il est très rare que ses enfants se plaignent des partages. Même s’il est arrivé que leur vie sur les réseaux empiète sur leur vie à l’école. « J’ai eu deux réflexions de la part de mes enfants en dix ans. Une fois parce qu’un de leurs copains a regardé mes stories avec sa mère, et ça les a énervés qu’il puisse les voir bébés. Une autre fois, une petite fille a raconté le week-end de mes enfants à mes enfants avant qu’ils ne le lui racontent. » La trentenaire rappelle alors aux parents qu’il vaut mieux éviter que leurs enfants regardent ses stories, d’abord parce que ce n’est pas de leur âge. « C’est de la logique. »
Pour Eleonore Bridge, c’est aussi aux abonnés de se responsabiliser. Car en suivant et likant ces comptes, on entretient la machine. « En tant que consommatrice de contenu, je me suis aussi astreinte à une limite : j’ai arrêté de suivre tous les comptes qui partageaient trop, et de manière répétitive des photos et vidéos de leurs enfants. Tous les comptes dont c’est le cœur d’activité, en fait. Pourtant, j’aimais les suivre : regarder une photo de bébé, c’est mignon, cela procure toujours une émotion. »
Les enfants des premières blogueuses témoignent
Si nous manquons de recul pour connaître l’impact réel de cette surexposition, des témoignages d’enfants d’influenceurs commencent à émerger. Aux États-Unis, où les lois sont moins protectrices qu’en France, des enfants de blogs et vlogs familiaux font pression auprès des élus pour que la réglementation soit plus stricte, expliquant à quel point avoir une caméra braquée sur eux dans des moments importants voire traumatisants (premières règles, accident de voiture…) avait été problématique. Certains témoignent directement sur TikTok. Ils disent avoir besoin de soutien psychologique, ne pas savoir où placer la limite entre ce qu’ils doivent partager ou non, en vouloir à leurs parents. Cam Barret, 24 ans, partage régulièrement son vécu avec ses 228 000 abonnés. En février, elle témoignait aussi devant les législateurs de l’État de Washington. « Je vous supplie d'être la voix de cette génération d'enfants, car je sais ce que c'est que de ne pas avoir d’autre choix que de laisser une empreinte numérique que vous n'avez pas créée vous suivre toute votre vie », leur a-t-elle expliqué.
Un moyen de prendre conscience du problème ? Face à l’accumulation de ces témoignages, plusieurs jeunes mères influenceuses sur TikTok ont récemment pris la décision d’effacer leurs enfants des réseaux après avoir partagé beaucoup d’informations personnelles sur eux. Certaines prennent la parole activement sur le sujet. Mais Thomas Rohmer est un peu moins confiant sur l’avenir. L’étude que son organisation a menée sur le sharenting montre que les jeunes parents influenceurs ont davantage tendance à partager du contenu dès le plus jeune âge de leurs enfants que les parents influenceurs plus âgés. « La théorie des digital natives qui seraient de meilleurs éducateurs au numérique ne s’est pas révélée exacte. Cela ne nous laisse pas très optimistes. »
* Le prénom et les informations fournies ont été modifiés.
À écouter
Le podcast Under The Influence de Jo Piazza, en particulier l’épisode « The Sharenthood »
À lire
Le livre The End of Forgetting, Kate Eichhorn, Harvard University, 2019
À voir
Le compte Instagram d’Eleonore Bridge, @eleonorebridge et notamment sa story épinglée « Vie Privée »
Le compte TikTok @mom.uncharted aka Sarah, mère qui s’exprime quotidiennement contre l’exposition des enfants
C'est encore pire que ce que j'imaginais.