Il est interdit en France de faire travailler un mineur de moins de 3 mois, y compris les enfants du spectacle. Pourtant sur Instagram, des nouveau-nés sont très régulièrement estampillés de toutes sortes de marques, dans le cadre notamment de dons de produits. Travail illégal ou pas ?
Mise à jour du 27 juin 2023 : l'enseigne Charlie Crane, contacté dans le cadre de cet article, a souhaité nous répondre après publication. Leur réponse apparaît en bas de l'article.
À un mois à peine, Romy* (le prénom a été changé) pose déjà pour une marque de prêt-à-porter. Elle est sur Instagram, dans les bras de sa mère, une influenceuse française suivie par plus de 500 000 abonnés. La publication est associée à un code promotionnel qui permet à ces derniers de bénéficier d’une réduction. À un mois et deux jours, Clara* est placée dans un sac à langer, aux côtés de crèmes de change et de paquets de couches de marque française. La publication est estampillée « collaboration » et un code promo accompagne également la photo, ainsi qu’un petit paragraphe sur les bienfaits de cette enseigne. Vous ne verrez jamais ce type de photo de très jeune nourrisson faisant la promo de marques dans le métro, ni à la télévision. Pourquoi ? Parce que c’est interdit. En France, il est illégal de faire travailler un enfant mineur avant l’âge de trois mois. Mais sur les réseaux sociaux, Instagram en particulier, ils sont légion à voir leurs images associées à divers produits : biberons, couches, poussettes, vêtements… Et ce, dès les premiers jours de leur vie.
21 % des influenceurs partagent des photos dès la naissance
Il est difficile de chiffrer précisément le phénomène. Mais en février 2023, une étude de l'Observatoire à la parentalité et l'éducation numérique (OPEN) nous apprenait que 1,1 % des parents français d’enfants de moins de 16 ans étaient influenceurs. Et 21 % des enfants de ces derniers sont exposés dès leur naissance. Leur exposition serait de plus en plus précoce. « Plus les parents sont jeunes, plus ils ont tendance à publier des photos de leurs enfants dès leurs premiers mois », pointe Thomas Rohmer, fondateur de l’association. L’influence famille est un secteur qui attire une foultitude de nouveaux parents chaque année. Une photo de bébé pouvant souvent rapporter gros en termes de likes. Même si côté argent, seul 1 % des comptes touchent le gros lot (des sommes à 6 chiffres pour une publication), estime le média Aeon.
Égéries couche-culotte
Au cours de nos recherches, nous avons répertorié une quarantaine de publications où un bébé de moins de 3 mois apparaît tagué avec des marques. Leur âge est facilement vérifiable, puisque les comptes famille tiennent un journal précis de la vie de l’enfant et indiquent donc souvent leur date de naissance. Ses publications ne portent pas la mention « partenariats rémunérés », comme il est obligatoire de le faire en cas de cachet perçu par l'influenceur, mais en revanche elles sont souvent estampillées d’un hashtag « collaboration », ou sont associées à un code promotionnel ou un jeu-concours. Parfois un texte vantant les mérites de produits apparaît en dessous de la publication. Parmi les marques que nous avons identifiées : les couches Little Big Change, Peau Douce, Les Petits Culottés et Joone, la marque de vêtements Absorba, la marque de mobilier pour enfant Charlie Crane, la marque d’eau minérale Mont Roucous…
Ces marques et les influenceurs avec qui elles collaborent sont-ils dans l’illégalité ? C’est compliqué. Car sur les réseaux sociaux, les règles ne sont pas aussi définies que dans le manequinnat plus classique, même si elles le sont de plus en plus.
Une nouvelle loi sur le droit à l’image des enfants – influenceurs ou non – qui devrait être adoptée prochainement a relancé ce débat en France. Portée par le député Renaissance Bruno Studer, elle entend encadrer le sharenting (le partage de photos d’enfants par les parents) et fait entrer le droit à l’image des enfants dans le Code civil. « Le but de cette loi est surtout de faire passer un message, explique Bruno Studer. De la même manière que les violences éducatives psychologiques ont été interdites par la loi il y a quelques années. Ici, nous faisons entrer dans le Code civil la notion de “vie privée” de l’enfant dans la définition de l’autorité parentale. »
Que dit la loi ?
Cette loi vient compléter une précédente réglementation datant de 2020 portant elle sur les enfants influenceurs. Celle-ci commence à être mise en application – mais personne n’a encore été sanctionné pour non-respect. Elle permet à certains enfants influenceurs d’être encadrés de la même manière que les enfants artistes (mannequins, acteurs, chanteurs…). Lorsque l’enfant a une relation de travail avérée avec une marque, c'est-à-dire qu’il obéit à des consignes voire à un scénario, il a le même régime que les enfants du spectacle. Ses parents doivent obtenir un agrément du préfet pour autoriser son travail, l’enfant doit avoir un contrat avec des temps de repos et des horaires à respecter, un salaire consigné jusqu’à majorité. Il a également un droit à l’oubli, qui lui permet de demander la suppression des images. Dans ce cas, a priori, l’enfant ne peut pas travailler avant 3 mois. À noter que pour Bruno Studer, 90 % des relations entre enfants et marques relèvent de ce cas. Mais le député reconnaît ne pas avoir abordé la problématique particulière des bébés de moins de 3 mois lors de la conception de la loi.
Pour Oralie Guenzi, directrice de l’agence Just Go Agency, qui représente des parents influenceurs, même avant cette loi, les enfants posant pour des marques sur Instagram dans le cadre de partenariats rémunérés devaient de toute façon avoir un contrat. « Un enfant sur une communication signifie qu’il faut obligatoirement un contrat de mannequin », tranche cette dirigeante, elle-même également mère influenceuse. « C'est pour cela qu'il n'y a pas vraiment de "vide juridique" puisque pour la communication nous devons déclarer les enfants à une agence de mannequin et il est interdit pour eux de le faire avant 3 mois. »
« Je ne déclarerais pas des chiens pour vendre des croquettes, je ne vois pas pourquoi je devrais déclarer des enfants »
Grâce aux différentes initiatives pour réguler le secteur, les marques et les influenceurs sont aujourd’hui bien plus vigilants qu’il y a cinq ans, rapporte Oralie Guenzi. Mais certaines enseignes refusent encore de demander expressément un contrat aux enfants. Just Go Agency dit avoir perdu beaucoup d’argent en renonçant à travailler avec ces marques. Une enseigne de puériculture leur a par exemple dit : « je ne déclarerais pas des chiens pour vendre des croquettes, je ne vois pas pourquoi je devrais déclarer des enfants.»
Dans certains cas toutefois, notamment lors de dons de produits, l’enfant n’a pas de relation avérée de travail avec un employeur. C’est-à-dire qu’il n’obéit pas à des consignes strictes. Alors il n’a pas besoin d’avoir de contrat, et donc peu importe son âge aux yeux de la loi. « Pour savoir réellement si la situation est illégale ou non, il faut savoir comment se passe la mise en scène de l’enfant, explique l’avocate Me Marina Carrier, du cabinet Halt. Si les parents partagent une photo de leurs enfants de moins de 3 mois spontanément, même si l’enfant porte un produit offert par une marque, on est dans un cadre privé, et la loi ne le réglemente pas au titre d’une relation de travail. Ce qui ne veut pas dire que cela ne pourra pas avoir de conséquences sur la psychologie de l’enfant, ni plus tard sur l’exercice de son droit à l’image. Tout le dilemme du législateur est de faire la différence entre ce qui relève du domaine privé et du domaine professionnel. La frontière n’est pas toujours très claire. »
Pas de consignes, pas de contrat
« Certaines marques, notamment les petits créateurs, n’attendent rien, explique Emeline, influenceuse aux 1700 abonnés sur Instagram qui poste régulièrement des photos de ses deux enfants depuis leur naissance. » Elle ne reçoit quasiment que des dons de produits, pas de rémunération. « Parfois il y a tout de même des briefings pour demander certains formats : vidéos TikTok, stories sur Instagram. Mais rarement, les marques demandent à ce qu’on voit les enfants. »
La loi de 2020 a prévu justement un encadrement spécifique pour cette zone grise où l’enfant apparaît sur la vidéo, sans relation de travail clair avec une marque. Dans les cas où il n’est pas trop exposé (les seuils doivent être définis par un décret à venir), il n’est pas obligé d’avoir un contrat, ni un salaire… Dans les cas où il est très exposé en revanche, il faut le déclarer, et il aura le même encadrement que les enfants du spectacle évoqués plus haut. Une fois que les seuils seront définis par le décret, les nourrissons très exposés devront-ils avoir un contrat au même titre que les enfants plus âgés ? Peut-être que le décret le dira, estime Me Alexandre Bigot-Joly du cabinet Influxio, spécialiste du droit de l'influence. Ou alors l’interdiction du travail de ces enfants très jeunes sera précisée. Pour le moment, la loi ne dit rien de spécial à ce sujet.
Allô t’es une marque, et tu réponds pas aux interviews
Pour connaître la nature exacte des collaborations et le contexte de ces photos, nous avons donc contacté les marques. Problème : bizarrement, quasiment aucune ne souhaite s’exprimer sur le sujet. La marque de couches Peau Douce qui repartage sur son propre compte Instagram régulièrement des photos de bébés de moins de 3 mois (prises par leur mère influenceuse) a notamment décliné notre demande d’interview. La marque de couches Joone est la seule à avoir répondu positivement à notre demande sur les 6 marques contactées pour ce sujet. (L'enseigne Charlie Crane a accepté de répondre à nos questions, après publication de l'article. Nous publions leurs réponses à la fin de cet article).
Dans deux publications récentes (septembre 2022 et mai 2023) de deux influenceuses différentes, Joone est identifiée sur des photos de bébé d’un peu plus d’un mois. Dans l’un des cas, la mention collaboration est clairement indiquée, dans l’autre il est question d’un jeu-concours. Pour participer et tenter d’obtenir des couches de la marque, il faut suivre le compte de l’influenceuse et celui de Joone, commenter la photo du bébé servant de support au concours, et éventuellement le partager en story. Joone nous précise ne pas avoir rémunéré ces influenceuses, et n’avoir rien exigé d’elles. Le jeu-concours n’est pas de leur initiative. Donc aux yeux de la loi, le bébé de 3 mois a, a priori, le droit de faire cette publicité.
Joone ne rémunère que trois influenceuses (le chiffre peut légèrement varier selon les périodes). Dans le cadre de ces partenariats très définis, les créatrices de contenus doivent poster des stories correspondant au discours marketing de la marque, elles doivent inclure un hashtag et un lien tracké vers l'e-shop Joone, elles ont un contrat et leurs enfants aussi. Joone travaille par ailleurs avec une cinquantaine d’autres comptes, sans les rémunérer mais en leur offrant un abonnement de deux ans. Soit l’équivalent d’une cinquantaine d’euros par mois. L’envoi de produits commence dès la grossesse de l’influenceuse, et elle reçoit donc des couches dès la naissance de son bébé. « De par notre produit, on est capable d’avoir beaucoup d’influenceuses qui parlent de nous sans qu’on les paye. Parce qu’il s’agit d’une marque que les gens aiment et d’un produit qu’on utilise tous les jours. » En contrepartie, elles n’ont aucune consigne particulière, l’enfant n’a aucune obligation d’être sur la publication. « Légalement c’est très compliqué d’exiger quelque chose sans payer. »
« Exposition respectueuse »
La dirigeante dit donner ses produits à des créatrices de contenus « responsables ». « L’exposition respectueuse » des enfants fait partie des critères de sélection. « La surexposition est une limite difficile à définir. Il y a des influenceurs qui montrent beaucoup leurs enfants, mais qui le font de manière respectueuse et bienveillante. D’autres ne montrent pas du tout leur visage. On travaille principalement avec ces filles-là. Celles qui montrent continuellement leur enfant, comme Poupette Kenza, ne correspondent pas à notre ADN de marque. »
Par ailleurs, toutes les publications Instagram ou TikTok où des nourrissons apparaissent estampillés de toutes sortes de marques ne sont pas des partenariats, ni même des dotations de produits. Car avant de créer une communauté engagée, les mères et pères influenceurs identifient des enseignes, simplement pour la signaler à leur communauté, et parfois pour attirer l’attention de certaines marques. « Nous recevons une quinzaine de demandes par jour d’influenceuses pour des abonnements gratuits, et nous répondons rarement positivement », précise Carole Juge-Llewellyn, fondatrice de l’entreprise.
Pas la pression du shooting, mais des photos en quasi continu
Dans les faits, on pourrait arguer que les très jeunes bébés sur Instagram ne font pas vraiment du mannequinat puisqu’ils ne sont pas soumis au même stress que sur un plateau de tournage, par exemple. Ils ne doivent pas subir les spots, ni l’animation autour d’eux. C’est ce contexte qui justifie que les nourrissons ne soient pas les bienvenus sur un shooting. Mais se dire qu’une photo sur Instagram est prise sur le vif, dans le quotidien, sans travail derrière est aussi un leurre. « Si c’est très posé et mis en scène, cela prend du temps », explique la créatrice de contenu Eleonore Bridge sur son compte Instagram. Il y a quelques mois, elle a pris position au sujet du partage de la vie privée des enfants sur les réseaux sociaux. « Quand un enfant est photographié par ses parents au quotidien pour alimenter le compte, il n’y a pas de garde-fou. On ne sait pas ce qui se passe. Pour faire une jolie photo, cela prend du temps et plusieurs essais », explique-t-elle. Et quand certains enfants sont exposés tous les jours depuis leur naissance, on peut se demander en quoi n’est-ce pas un travail au même titre que l’est le mannequinat, y compris lorsqu’il n’y a pas de consignes particulières de l’employeur. Dans ce cas, pourquoi autoriser le travail de bébé de moins de 3 mois, quand dans les autres secteurs du spectacle, ça ne l’est pas.
Joone dit ne pas faire de mise en garde particulière lorsqu’elle offre des produits aux influenceuses dès la naissance de leurs enfants. « Je n’ai pas de contrôle sur toutes les personnes qui nous identifient sur leurs photos. » Joone retire en revanche le tag de la marque lorsqu’il y a des choses très dérangeantes – « ça arrive très, très rarement » : sur des photos de couches sales notamment ou sur des photos d’enfants nus.
Nous publions ci-dessous les réponses de Charlie Crane envoyées après publication de l'article. La marque dit ne jamais avoir recours aux partenariats rémunérés, mais donnent ses produits à des mères influenceuses, sans consignes ni donc de contrat de travail. Des photos de bébés de moins de 3 mois sont reprises sur son compte Instagram. Dans ces cas, la marque précise payer les influenceuses, dans le cadre du droit à l'image.
Quels types de partenariats avez-vous avec les influenceurs (rémunérés, dotation.. y a-t-il des consignes ? Si oui lesquelles). Les enfants des influenceurs avec qui vous travaillez ont-ils des contrats ?
Aujourd’hui, la majorité de nos partenariats reposent sur la dotation. Nous ne faisons pas de partenariats rémunérés. Pour une marque comme la nôtre, qui propose des produits valant plusieurs centaines d’euros, chacun y trouve son compte. Dans ce cadre de gratuité, nous ne donnons aucune consigne aux influenceuses. Il n'y jamais aucune consigne donnée en amont, et surtout pas celle de montrer son bébé (qu'il ait moins de trois mois ou pas). Dans ce cadre de gratuité, où nous ne demandons ni à l'enfant de prendre la pose et où nous n'avons pas d'exigence en termes de formats ou de timing, nous ne faisons pas de contrat.
L’idée, c’est que nos produits leurs servent dans leur quotidien et qu’elles puissent les mettre en avant dans leur vie de tous les jours, de la façon la plus naturelle possible : pas de hashtag obligatoire, pas de lien tracké, pas de cadre définissant en amont le discours à tenir et surtout aucune obligation de montrer leur enfant. Nous refusons chaque jour des dizaines de demandes de collaborations. Nous acceptons uniquement celles dont le compte correspond à nos valeurs et les profils qui mettent en avant leurs intérieurs. En revanche, nous payons les influenceuses quand nous souhaitons réutiliser leurs contenus au-delà d'Instagram, dans le cadre du droit à l'image. Ce sont généralement des visuels où l'enfant n'apparaît pas, ou alors de dos ou avec le visage caché.
Quels sont vos critères de sélection des comptes avec qui vous travaillez/donnez vos produits ?
Charlie Crane est une marque de puériculture design et nous portons une grande attention à l’esthétisme des comptes avec lesquels nous collaborons. Ce critère est beaucoup plus important à nos yeux que le nombre de followers. Nous ne cherchons pas à tout prix les “gros” comptes qui onr parfois tendance à surexposer leurs enfants - bien au contraire. Nous collaborons avant tout avec des comptes orientés déco où un lifestyle est mis en avant.
Sur certaines publications où votre marque est tagguée, on voit de très jeunes bébés de moins de 3 mois. Il vous arrive de repartager ces photos sur votre propre compte – un exemple ici. S’agit-il que de partenariats, de dons de produits, ou juste repartage de vos clients ? Comment interprétez-vous dans ces cas, le cadre légal qui interdit aux enfants de moins de 3 mois de travailler (en tant que mannequin notamment) ?
Comme la majorité de nos produits (transat, table à langer, berceau, couffin…) s’adresse aux bébés dès leur naissance, il est logique que les parents postent régulièrement des photos avant les trois mois de leur enfant. C’est ce qui intéresse principalement les gens, qui cherchent à se projeter.
En tant que marque, nous partageons sur Instagram des photos déjà partagées par les parents (que ce soit dans le cadre d’un partenariat, d’un gifting ou d’un simple repartage client) et toujours avec leur accord. En revanche, ces photos ne sont jamais utilisées gracieusement sur nos autres supports (site web ou catalogue). Pour nos annonces presse, nous utilisons toujours nos propres shootings, réalisés par notre équipe.
Quel regard portez-vous sur l’exposition de bébés (images/anecdotes les concernant) sur les réseaux sociaux et le fait que leurs images soient associées à des marques, y compris dès leur naissance ?
Comme pour tout, il y a des limites à poser. Et la surexposition en est une ! C’est pour cette raison que nous mettons un point d’honneur à collaborer avec des influenceurs qui montrent leurs enfants de manière bienveillante et respectueuse. L’idée est avant tout de montrer Charlie Crane comme une marque de décoration qui s’intègre à un lifestyle familial.
Merci Marine pour cet article très intéressant !