Une pancarte de Greenpeace dénonce la main basse de Total sur Polytechnique

Total à Polytechnique : la résistance s’organise

© Greenpeace France

Total prévoit d'installer 250 personnes au cœur du campus de l’école Polytechnique. Entre conflits d’intérêts, soft power et jeu d’influence, les équipes de Greenpeace réagissent.

Que les grandes entreprises essayent de séduire les élèves des grandes écoles n’a rien de surprenant. En ce qui concerne Polytechnique, c’est même fréquent : EDF, Danone ou encore Horiba ont ainsi des locaux directement en-dehors du campus de l’école. Le problème avec le projet de Total en particulier ? Le cas est unique, selon Edina Ifticène, chargée de campagne pétrole chez Greenpeace France. « Total ne veut pas s’installer avec les autres entreprises, en-dehors du campus, mais en plein milieu de celui-ci. Les équipes veulent se rapprocher des étudiants, faire en sorte que leurs salariés puissent discuter avec eux au sein même de leurs espaces de vie. »

Conflits d’intérêts et besoin d’argent

Autre problème, et de taille : le PDG de Total, Patrick Pouyanné, lui-même ancien de l’X, est membre du conseil d’administration de l’école. « On assiste à une forme de complaisance, regrette Edina Ifticène. Le C.A. est aussi composé de représentants de l’État. Et personne ne semble voir de problème dans le fait qu’une école publique serve les intérêts privés d’une entreprise climaticide comme Total. » Pour elle, c’est clair : on assiste à une démonstration du pouvoir de l’argent et « du petit arrangement entre amis. »

Matthieu Lequesne, un ancien élève de la prestigieuse école, dénonce aussi ce qui se passe.  « La politique actuelle de l’enseignement supérieur est de faire entrer des sous », souligne-t-il. Celui qui a été choisi pour porter la voix du comité des élèves qui s’opposent au projet explique que ce qui pose problème ici, c’est surtout le déséquilibre qui se crée lorsqu’une seule entreprise pèse sur l’indépendance financière d’une école. « Total a souhaité financer une chaire d’enseignement à hauteur de 3,8 millions d’euros. À titre de comparaison, Google en avait fait de même à hauteur de 300 000 euros. C’est dix fois plus. »

Alors oui, l’école a besoin d’argent – c’est un fait. Le rapport public annuel de la Cour des comptes daté du 25 février 2020 déplore une « stratégie incertaine » et note les manquements de la tutelle du ministère des armées. On peut ainsi lire :

« Le ministère des armées exerce (…) une tutelle peu diligente voire passive. (…) Le ministère n’a ni anticipé, ni tiré les implications des difficultés financières majeures rencontrées par l’École (résultat déficitaire pendant cinq exercices consécutifs). Les orientations les plus fondamentales, comme la sortie de Polytechnique du projet Paris-Saclay, relèvent souvent de décisions prises sous l’influence des anciens élèves. »

Que des entreprises soutiennent l’école, ce n’est d’ailleurs pas une chose à laquelle s’oppose complètement Matthieu Lequesne. « Mais il faut rééquilibrer. Créer plusieurs partenariats, avec plusieurs sociétés, pour entraîner une forme d’indépendance : si dix autres entreprises étaient impliquées de la même manière, il serait possible de se dédire de l’une d’entre elles. En revanche, il paraît difficile d’accorder les mêmes places au sein du conseil d’administration à d’autres, et impossible de proposer le même emplacement qui est absolument unique au sein du campus. »

Campagne d’acceptabilité sociale

Pour Edina Ifticène, la stratégie déployée par Total est une « façon de formater les jeunes cerveaux » qui sortiront de l’école. « C’est du soft power. Quand Total fait un partenariat avec le Louvre, propose de financer les Jeux Olympiques, ou s’approche à ce point des jeunes ingénieurs… c’est pour bâtir son acceptabilité sociale. » Concrètement : la jeune génération étant de plus en plus sensible aux enjeux climatiques, l’image du pétrolier en prend un sacré coup. « Leur réputation se détériore, ils essayent de la redorer. C’est un jeu d’influence néfaste qui doit cesser. »

Du côté de chez Total, on nous explique que le centre d’innovation et de recherche qui doit s’installer au sein de l’école a pour objet de « répondre à l’enjeu du changement climatique ». « Ce projet de nouveau centre est stratégique. Il place le groupe énergétique au cœur d’un écosystème mondial d’innovation et va permettre de renforcer les liens avec les instituts de recherche et équipes académiques d’excellence déjà présents à Saclay, nous rapporte une porte-parole de l’entreprise. Total souhaite participer au rayonnement mondial de ce campus. » Pour Edina Ifticène, c’est surtout l’occasion de toucher « les futurs décideurs de la transition énergétique et futurs politiciens ». Même constat chez Matthieu Lequesne. « L’école forme ses élèves à des postes stratégiques, politiques. Il s’agit d’individus qui auront un rôle clef dans la transition écologique, qui vont alimenter les grandes entreprises. Il est important de garder une indépendance scientifique dans la formation. » À cette inquiétude, Total répond « respecter l’autonomie et la liberté académique des institutions et communautés scientifiques » avec lesquelles l’entreprise noue des partenariats.

Une promesse qui ne suffit pas à convaincre. « C’est calculé, manipulé. Les administrateurs doivent jouer leur rôle et respecter la mission de l’école : servir l’intérêt général, pas formater les élèves », insiste Edina Ifticène.

Et les élèves dans tout ça ?

Du côté des individus principalement concernés, la situation est compliquée. Matthieu Lequesne rappelle que les élèves sont sous statut militaire, et donc « astreints au devoir de réserve ». En clair : impossible de moufeter sous peine de recevoir des sanctions. « La direction leur met beaucoup de pression, confie-t-il. C’est pour ça qu’ils ont demandé aux anciens élèves de porter leur parole. »

Quand on l’interroge sur les pressions mentionnées, il explique que l’équipe dirigeante, sentant la pression monter, a contacté les élèves « soupçonnés de faire partie de la mobilisation » en leur expliquant que si quelque chose se passait, « ça leur retomberait dessus ». Ambiance.

La mobilisation en question, c’est un comité d’élèves qui a organisé un vote officiel pour se prononcer sur le sujet. Les résultats ? « 61% se sont prononcés contre, 20% n’avaient pas d’avis, et 20% étaient d’accord », confie Matthieu Lequesne. « C’est pour ça que nous sommes là, avance Edina Ifticène. Les élèves sont bâillonnés, ils ne peuvent pas prendre la parole. Ils sont en colère, nous sommes là pour passer leur message. »

Une réflexion globale

Le 12 février 2020, Greenpeace a mené aux côtés de l’association Les Amis de la Terre et Action Climat une opération pour perturber une session du conseil d’administration. À l’extérieur de l’école, une banderole et des pancartes dénonçant la « main basse de Total sur Polytechnique ». À l’intérieur, des chants et des tambours. « Nous dénonçons un cas en particulier, mais la réflexion est globale, précise Edina Ifticène. Ce cas est révélateur de sombres pratiques des entreprises pétrolières. Les écoles américaines connaissent la même chose avec Exxon, par exemple. Aujourd’hui, nous avons saisi une opportunité de les dénoncer. »

Avec le dérèglement climatique au cœur de la réflexion– « c’est LE défi du XXIe siècle » – l’action menée a pour objectif de « stopper les signaux de complaisance envers les entreprises climaticides. »

Le projet étant déjà validé, Matthieu Lequesne espère de son côté que les protestations pourront revoir certains aspects du partenariat. « Nous voulons fixer des règles claires. Nous sommes persuadés que nous pouvons faire changer les choses. Les jeunes générations sont hyper sensibles aux enjeux écologiques. Pour continuer à les attirer, Polytechnique a tout intérêt à revoir sa position. »

Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
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