
Quatre questions au journaliste Guillaume Pitron, qui a suivi la route de nos Likes. De son voyage aux quatre coins du globe, il rapporte une certitude : il n’y a pas de dématérialisation. Internet et nos vies numériques ont une odeur, un goût, des couleurs et surtout un formidable impact matériel.
Il a touché Internet. Pendant deux ans, le journaliste Guillaume Pitron a voyagé sur quatre continents pour enquêter sur l'architecture physique d'Internet. Il a visité Masdar, cité porte-étendard du futur des villes intelligentes, pour le moment coincée aux portes de ce rêve technophile. Arpenté les mines de graphite à Mashan en Chine, où les ravages écologiques de l’extraction de minerais défigurent déjà les paysages et abîment les travailleurs. Voyagé jusqu’en Laponie, pour tenter de pénétrer dans les centres de stockage délocalisés des plus grandes entreprises du Net. Et étudié le modèle estonien, vanté comme un exemple de digitalisation vertueuse des services publics. Il livre une enquête passionnante qui, à la façon d’un thriller, entend nous dessiller sur l’impact matériel, mais aussi les enjeux économiques et géopolitiques, d’un monde tout-connecté.
Pour vous Internet a une odeur, une couleur et un goût. Lesquels ?
GUILLAUME PITRON : En enquêtant sur la pollution d’Internet, j’ai pu faire l’expérience sensorielle de sa matérialité. J’ai pénétré les infrastructures de stockage de données, je me suis rendu dans les mines desquelles on extrait les minéraux nécessaires à la fabrication des batteries de nos téléphones, j’ai assisté au déploiement des câbles par lesquels transitent nos interactions numériques. Depuis ce voyage aux quatre coins du monde, je peux dire que l’odeur d’Internet est celle du beurre rance, car c’est ce que l’on sent lorsque l’on descend dans les mines de graphite en Chine. Ses couleurs ce sont le bleu des hyperliens, le rouge de nos notifications et le noir du câble Dunant qui court à travers l’Atlantique. Son goût, c’est celui du sel, car c’est grâce au puissant réseau amphibie sous-marin de câbles que nos interactions numériques sont possibles. Et le son d’Internet, c’est ce bourdonnement strident que l’on entend dans les data centers parsemés sur plusieurs continents.
Par quel jeu de dupe est-on arrivés à croire qu’Internet est un monde sans fil, le lieu de la dématérialisation ?
À l’image du militant John Perry Barlow, les pionniers d’Internet étaient imprégnés d’une vision libertaire. Internet était présenté comme un espace débarrassé des contraintes physiques et politiques du monde physique. Le cyberespace devait précisément libérer l’humanité des carcans de la matérialité. Ensuite, le marketing est venu poser des mots trompeurs : on nous a parlé de « virtuel », de « cloud », de « dématérialisation ». Ce vocabulaire est venu effacer le fait qu’un monde dématérialisé est un monde toujours plus matérialiste.
Enfin, les designers ont conçu des interfaces et des produits magnifiques. Observons l’iPhone, quelle merveille de pureté : l’écran est vierge, les touches ont disparu. L’objet est beau, simple et épuré. On touche ici à une perfection esthétique qui rappelle le bouddhisme zen tant prisé par Steve Jobs. Mais comment comprendre la pollution d’Internet si notre porte d’entrée vers cet espace est si parfaite esthétiquement ? Comment le beau pourrait être sale ? Cette simplicité trompeuse nous tient à distance des réalités matérielles de nos usages numériques.
On ne peut pas comprendre l’impact matériel du numérique si les entreprises cultivent une esthétique de l’immatérialité en délocalisant et en invisibilisant leur présence.
Guillaume Pitron - L'enfer numérique. Voyage au bout d'un Like, Les Liens qui Libèrent, 2021
Puissance, vitesse et froid. Parlez-nous de la triple quête des industriels du numérique.
Ce triptyque correspond aux défis pour maintenir l’économie numérique et soutenir son expansion. Commençons par la puissance. Pour les industries numériques, la bataille consiste à faire en sorte que le réseau ne flanche pas et absorbe l’explosion de nos usages numériques. Cette caractéristique doit être associée à la vitesse. Nous avons été éduqués à Internet dans le culte de l’immédiateté et de la rapidité et, aujourd’hui, on ne supporte plus qu’une page mette plus de trois secondes à charger. L’écosystème Internet doit donc répondre en proposant l’architecture réseau la mieux adaptée, pour que le temps de latence soit le plus court possible. Par exemple en réduisant la distance entre la production, le stockage et la consommation des données comme c’est le cas avec le réseau de data centers « edge » qui maillent le territoire. Nombre d’industries numériques, comme celles du jeu vidéo, de la réalité virtuelle ou bien encore des robots-traders reposent intrinsèquement sur la capacité du système à réagir à la microseconde. Enfin, vient le froid. Toute cette infrastructure émet énormément de chaleur – celle des serveurs en activité. Les géants du numérique sont donc constamment à la recherche de sources de froid pour pouvoir la maintenir à une température tempérée. Ces sources peuvent être artificielles (la climatisation), mais elles sont de plus en plus naturelles. Ainsi, Facebook a installé ses plus gros data centers près du cercle arctique, dans la ville de Luleå en Suède.
La stratégie des GAFAM repose sur une invisibilisation volontaire de leur infrastructure qui contraste avec leur ubiquité sur la Toile. Comment l’analysez-vous ?
C’est en me rendant à Luleå, près du cercle polaire que cette intuition a été confirmée. Facebook a élu cette ville isolée pour installer les data centers dans lesquels sont stockés les comptes de ses clients européens. Or une fois sur place, on se retrouve face à des bâtiments imposants par leur taille, mais extrêmement discrets. Leur couleur bleu clair se fond avec le ciel. La présence de l’entreprise est simplement marquée par de petits drapeaux discrets et sa présence en Suède se fait par l’entremise d’une société paravent, Pinnacle Sweden. J’ai eu l’impression, qui est désormais une certitude, que Facebook se faisait oublier. De la même manière, Apple a fait retarder l’apparition de l’un de ses data centers aux USA sur Google Maps.
Une chercheuse suédoise, Asta Vonderau, a comparé la stratégie de l’entreprise à celle des plateformes pétrolières off-shore situées loin des côtes, et donc loin de toute contestation. De cette manière, les industriels du numérique se rendent intouchables au sens propre comme au figuré : comment peut-on critiquer ce qu’on ne voit pas ? Il y a là un débat démocratique fondamental. On ne peut pas comprendre l’impact matériel du numérique si les entreprises cultivent une esthétique de l’immatérialité en délocalisant et en invisibilisant leur présence. On part de très loin dans la bataille pour ouvrir les yeux sur la prodigieuse matérialité du numérique.

L’intégralité de l’entretien est à retrouver dans le Livre des tendances 2022 de L’ADN. Parution novembre 2021.
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