Un panneau  - what's next -  sur la route aux Etats-Unis

Pour Bruno Roche, chef économiste du groupe Mars, « le capitalisme financier n'est qu'une étape »

© gustavofrazao via Getty Images

Et si on imaginait une économie basée sur la réciprocité ? C'est le pari de Bruno Roche, qui nous livre ici une profonde leçon d'économie, repense les modèles actuels, et exprime ses ambitions pour les leaders de demain. Interview.

Bruno Roche est le chef économiste du groupe Mars et le fondateur d'Economics of Mutuality. Depuis 10 ans, ce programme accompagne les entreprises dans la transition de leur modèle économique, notamment par le développement d'un nouveau management. Cela passe par la définition de nouveaux objectifs, mais aussi de nouveaux outils de mesure afin d'atteindre un système plus juste et plus efficace. Ateliers, conférences et éducation : le programme vise à promouvoir une nouvelle approche de l'économie et de multiplier les exemples réussis. Convaincu que responsabilité et croissance peuvent faire bon ménage, Bruno Roche l'affirme : le capitalisme financier, c'est bientôt terminé.

Les multinationales ont imposé une course au profit. Vous semblez dire que celle-ci est dépassée. Pourquoi ?

Bruno Roche : En 2006, alors que je venais d’être nommé chef économiste et responsable du think-tank Catalyst du Groupe Mars, j’ai été impliqué dans une discussion entre le board et le management de la boîte, lors de laquelle on m’a posé la question suivante : quel devrait être le juste niveau de profit d’une entreprise comme la nôtre ? Cette question, plutôt étonnante, n'était pas motivée par des intentions philanthropiques. Elle était posée par un investisseur, pas par une ONG. On parle ici vraiment de business, de la maximisation de la performance de l’entreprise dans son écosystème, dans un objectif stratégique.

Pour apporter une réponse, plusieurs angles sont possibles. Le premier est très pragmatique : quel est le juste niveau de profit que l’entreprise devrait générer pour réinvestir et permettre sa croissance ? Le second est plus éthique, et doit s’appuyer sur un corpus philosophique pour justifier un certain niveau de profit qui impacte l’écosystème dans lequel je m’inscris en tant qu’entreprise.

J’ai une formation de chercheur en finance. J’ai donc cherché une loi naturelle dont découlerait l’équation, les impacts éthiques et philosophiques pour apporter un éclairage. Et j’ai été assez surpris de constater que cette question du juste niveau de profit n’avait jamais été étudiée dans la littérature économique. La seule réponse claire vient de l’école de Chicago (courant de pensée sociologique américain du début du XXe siècle, ndlr) et a été résumée en 1970 par le prix Nobel d’économie Milton Friedman comme suit : « la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le profit pour les actionnaires ». Il est très rare, en économie, de ne trouver qu’un seul courant de pensée. C’est comme si, en ce qui concerne le profit, nous étions face à un dogme, une religion, une doctrine.

Comment peut-on sortir de ces représentations ?

B. R. : À l’époque, la crise financière de 2008 n’avait pas encore eu lieu, mais on constatait déjà que de nombreuses choses avaient changé depuis les 50 dernières années d’un point de vue économique.

Les années 70 ont vu une surabondance de ressources naturelles et humaines, et une rareté des capitaux financiers. Ce sont là les origines du capitalisme financier. Aujourd’hui – et c’était déjà le cas il y a 10 ans – le schéma s’est inversé : les ressources se sont raréfiées et les capitaux abondent. Ce modèle encore dominant de la maximisation du profit s’est donc mis à très mal fonctionner. Nous sommes passés en une génération d’un système optimal, à un système sous-optimal, à un système prédateur – qui ne crée plus de valeur et commence même à en détruire.

Le modèle économique ne s’est pas ajusté aux ressources rares. Pourtant c’est une loi naturelle : cet ajustement aura lieu. Je souhaite simplement qu’il s’opère paisiblement, à travers la connaissance et l’éducation, et non par une guerre civile. Pour ce faire, il faut identifier quels seront les acteurs de ce changement… et les victimes, en prenant en compte un glissement très important : en 50 ans, le pouvoir est passé des États aux entreprises. Or, leur modèle de management n’a pas vraiment évolué ces dernières années. En résumé : le contexte économique a radicalement changé en une génération, appelant à une transformation profonde de l’approche de la création de valeur, mais les pratiques de management, d’investissement – et leurs enseignements – non.

C’est dommage. Et les entreprises ne sont pas équipées pour gérer leurs enjeux de croissance et d’influence. Nous nous sommes donc demandé comment il était possible de les aider à fonctionner dans un environnement beaucoup plus complexe, pour réussir à mieux gérer les ressources de leur écosystème et d’en extraire des comportements plus responsables et une meilleure performance économique.

Comment les entreprises peuvent-elles adopter une conduite plus responsable ?

B. R. : On a tendance à penser que ce que l’on ne mesure pas n’existe pas. Les outils pour mesurer les performances financières sont très sophistiqués. Pour tout ce qui concerne les capitaux non-financiers – humains, naturels, sociaux – c’est une autre histoire. Nous balbutions. Prenons l’exemple du dérèglement climatique : on sait que les gaz à effet de serre y participent. Mais qu’est-ce que je peux faire, moi, en tant que responsable d'une entreprise locale ? Comment puis-je identifier ma part de responsabilité ? Sans vraie réponse, les actions anodines se multiplient – par mauvaise conscience, pour compenser, ou pour améliorer sa réputation plus que pour changer les choses. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce sont des exemples. Car les entreprises qui intègrent la notion de réciprocité et la gestion des capitaux non financiers sont plus responsables, mais aussi plus performantes. L’autre étape, c’est de comprendre qu’une organisation ne fonctionne pas seulement dans un système étroit, mais dans un écosystème large. Et qu’il convient de créer de la valeur au sein de cet environnement, pour en faire profiter les autres et en bénéficier soi-même. Pour ce faire, on identifie d’abord sa raison d’être ; ensuite, les acteurs de l’écosystème – les entreprises, les ONG, les gouvernements… Enfin, les parties dysfonctionnelles pour saisir les opportunités de croissance et les adresser dans un cercle vertueux. Une fois que l’on a fait tout ça, on peut équiper l’entreprise avec les bons outils de comptabilité en les basant sur le mutual profit : on calcule la richesse créée ou détruite sur l’ensemble de l’écosystème, pas juste au niveau de l’entreprise.

Quand on parle de ressources et d’écosystème, on pense évidemment au climat. Les entreprises sont-elles légitimes pour s’emparer du sujet ? N’est-ce pas plutôt le rôle des États ?

B. R. : Le glissement du pouvoir des États aux multinationales est un fait. On peut s’en réjouir, le regretter, ou le déplorer, mais c’est la situation actuelle. C’est aussi parce que les entreprises n’ont pas les mêmes limites que les États, qui sont limités ne serait-ce que d’un point de vue géographique par les frontières, alors que l’économie est globalisée. Par ailleurs, les entreprises sont beaucoup moins endettées que les États occidentaux, ce qui entrave la capacité d’action de ces derniers.

Les multinationales sont peut-être transfrontières, mais elles restent profondément ancrées dans leur culture d’origine.

B. R. : C’est vrai. On sait que Google est américain, que Total est français, ou que Huawei est chinois. Il est d’ailleurs intéressant de voir comme chaque bloc adresse les problématiques économiques.

La culture du bloc anglo-saxon est baignée d’individualisme. C’est l’influence de la philosophe et romancière Ayn Rand. Son nom ne dit peut-être rien aux Européens, mais aux États-Unis, elle est aussi connue de Sartre. Elle considérait l’égoïsme comme une vertu, et l’altruisme comme une forme d’autodestruction. Cette pensée entraîne la suprématie de l’individu sur le groupe.

En face, l’Asie du Sud-Est est dominée par la pensée confucéenne : l’économie s’organise autour de l’harmonie du groupe. Celui-ci prime sur les individus.

Dans cette dualité, l’Europe a un vrai rôle à jouer. Ce troisième bloc est personnaliste : l’individu n’a de sens que s’il est considéré dans sa relation à l’autre. C’est un courant de pensée très inspiré de la démocratie chrétienne, sociale, où la culture et la santé ne sont pas considérés comme des biens commerciaux.

Le Groupe Mars incarne à de nombreux égards les critiques qui peuvent être faites aux entreprises : groupe international, producteur de plastique… comment changer cette culture ?

B. R. : La question n’est pas d’émerger à titre personnel, mais de faire ce qui est juste (to do « the right thing » ) et de reconnaître que les enjeux globaux auxquels nous faisons face ne peuvent pas être réglés de manière individuelle. En revanche, quand on sait, on a un niveau de responsabilité plus important et on se doit d’agir. J’ai tendance à penser que la discrétion (et non le secret) et l’humilité (et non le manque d’ambition) sont des vertus utiles face à l’ampleur de la tâche.

Chez Mars, nous n’agissons pas pour faire parler de nous, mais parce que c’est bon pour le business et pour l’écosystème. Humblement, nous montrons que c’est possible, que la tâche n’est pas dantesque.

Aligner les business models aux enjeux de la transition écologique et économique peut les remettre en cause de manière drastique. Êtes-vous prêts à pousser le raisonnement jusque-là ?

B. R. : J’ai été très inspiré par la société pharmaceutique danoise qui s’appelle Novo Nordisk. À l’origine, cette entreprise fabrique de l’insuline pour le traitement du diabète. Il y a une dizaine d’années, les équipes ont choisi l’éradication du diabète comme raison d’être. Autant dire que si elles y parviennent, cela sonne la fin de leur business. C’est donc plutôt, a priori, contre-intuitif. En se positionnant sur ce terrain, Novo Nordisk a identifié les facteurs du diabète. La nutrition, l’activité, l’environnement… c’est tout un travail de recherche sur l’écosystème des patients qui a été entrepris. Et donc des acteurs qui le composent. L’entreprise en a profité pour identifier les relations monétisables – avec les nutritionnistes, les salles de sport – celles qui étaient profitables ou non… et pour se réinventer complètement. Bien sûr que certaines industries vont devoir se transformer. Mais l’histoire des marques n’est faite que d’entreprises qui ont totalement changé leur modèle, leurs produits. L’incarnation ne doit pas être une prison. La majorité des entreprises qui existent aujourd’hui n’existaient pas il y a 50 ans. C’est là qu’on se rend compte que l’entrepreneuriat a toujours existé, et que le capitalisme financier n’est qu’une étape. 

Le capitalisme financier n’est qu’une étape dans la vie de l’entreprise, vraiment ?

B. R. : L’entreprise a existé avant le capitalisme, elle existera après. Le capitalisme financier est apparu dans les années 70 et, j’en suis convaincu, va bientôt disparaître. Revenons un peu en arrière, de manière provocante... L’esclavage était basé sur un modèle économique très performant, qui constituait même la fondation de certains empires. Mais indépendamment de l’aspect moral, le système était loin d’être optimal. L’utilisation des RH, par exemple, était dysfonctionnelle et sous-optimum. Le capitalisme moderne, un modèle supérieur en termes d’allocation des ressources et de performances économiques, l’a peu à peu remplacé.

Aujourd’hui, de la même manière que l’esclavage n’était pas le meilleur des modèles, je pense qu’un modèle basé sur l’unique majoration des profits reste intéressant, mais qu’il est moins bon qu’un modèle basé sur la réciprocité.

Cela signifie-t-il que nous allons sortir de l’économie capitaliste ?

B. R. : Non : nous allons la compléter. Il n’est pas faux de mesurer la richesse des entreprises dans leur capacité à faire du profit, c’est même important. Mais c’est très incomplet. Quand je disais ça il y a une dizaine d’années, j’étais considéré comme un OVNI. Mais je ne suis pas un idéologue : je suis un financier, je ne viens pas du monde des ONG ou de la politique. Mon approche est rationnelle, et le contexte actuel est beaucoup plus favorable à ce genre de réflexions qu’il y a 5 ou 6 ans. Il y a deux mois, le CEO de JP Morgan, qui dirige la "business roundtable" aux États-Unis, a décrété que le but de l’entreprise n’était plus de maximiser son profit. Mes pairs ont des enfants, ils lisent la presse, ils savent que nous sommes dans une phase de changement.

Il est donc important de sensibiliser les nouvelles générations ?

B. R. : J’avoue être parfois un peu inquiet : nous entrons dans l’inconnu. La planète résistera aux changements, l’humanité… je n’en suis pas certain. Mais je reste optimiste, notamment grâce aux jeunes. On parle beaucoup de la génération de ceux qui ont 20 ou 25 ans. Ils sont déjà bien énervés, mais attendez de voir ce que nous réservent ceux qui ont 15 ans. Ils sont encore plus déterminés. En 2007, nous avons lancé le programme Economics of Mutuality, qui aide les entreprises à repenser leurs modes de management et de croissance, dans l’optique d’adopter une forme de capitalisme plus juste et plus efficace. Nous avons très tôt associé notre programme à l’éducation. Nous écrivons des livres, des articles qui sont repris par les corpus universitaires. Nous partageons déjà ces enseignements dans une dizaine de grandes écoles ou facultés de management. C’est aussi parce qu’il faut beaucoup plus d’énergie pour désapprendre que pour apprendre… et c’est particulièrement vrai dans certaines régions du monde. En Europe et surtout en Chine, les jeunes ont moins de choses à « désapprendre » qu'en Amérique, par exemple. Or il faut les préparer aux grandes révolutions qui nous attendent. Il y a bien sûr la révolution numérique, mais aussi celle de la raison d’être. Nous aurons besoin de leaders éclairés pour discerner les nouveaux besoins de l’économie. J’espère simplement que le choc ne sera pas violent.

Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
commentaires

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  1. Avatar leclercq dit :

    Merci à Bruno Roche pour ce travail intense depuis de nombreuses années. les lignes bougent et nous allons réussir à construire un business plus responsable alliant utile et responsable en réponse au besoin client. c'est cette chaine de valeur basée sur la réciprocité qui permet d'élever le niveau de vie de chacun, ce qui compte au final , c'est que mon client, mon fournisseur se développe bien, comme nous en rendant à la terre tout ce qu'ensemble elle avait joint; ainsi nous préparons un avenir meilleur pour nos enfants !

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