#BalanceTonPorc, #BalanceTonAgency, #BalanceTonBoss... les mouvements dénonçant harcèlement, injustices et abus de pouvoir n'ont jamais été aussi nombreux sur les réseaux sociaux. S'ils font partie d'un mouvement global de libération de la parole, ils ne permettent pas la résolution des conflits, qui consiste, entre autres, à confronter victimes et coupables présumés. Éclairage avec l'avocate Marie Burguburu et le coach de dirigeants Belkacem Ammiar.
Que que vous évoquent ces témoignages de violence sur les réseaux ?
BELKACEM AMMIAR : Pour comprendre la portée de ces témoignages, il me semble important d’outiller notre réflexion de quelques notions. Dans un système, chacun occupe un « rôle » qui lui confère la « légitimité » d’exercer certaines fonctions. Plus le « rôle » est perçu comme important, plus les privilèges associés sont importants. Ce sont ces dynamiques qui peuvent être à la source d’ « abus de pouvoir » . Un « abus de pouvoir » consiste à placer un interlocuteur dans une situation dans laquelle il ne peut pas répondre « au même niveau ». Dans le cas de #balancetonagency, les situations dénoncées sont, toutes, sans exception, des situations d’abus de pouvoir, soit publiques, c’est-à-dire qu’elles ont eu lieu devant témoins, soit privées.
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Les personnes ayant fait l’objet de ces faits vont inévitablement connaître un état de sidération, durant lequel elles vont rester silencieuses. Puis vient le moment de la vengeance, tentative le plus souvent inconsciente et compulsive de rétablir ce que l‘abus a déséquilibré. Celle-ci peut être dirigée vers les personnes elles-mêmes, ce qui conduit presque toujours à de la dépression, mais la vengeance peut aussi être dirigée vers l’extérieur, comme c’est le cas ici.
MARIE BURGUBURU : Dénoncer est dans l’air du temps, et, quand on prend conscience de l’ampleur, de la diversité et de l’intensité de certaines violences qui sont évoquées ici, on convient qu’il est grand temps de le faire. Cependant, je suis viscéralement hostile à la délation qui consiste à jeter à la vindicte populaire les noms de personnes qui se retrouvent alors condamnées sans avoir pu se défendre. Est-ce à dire qu’il faut se taire et laisser faire ? Sûrement pas !
Les réseaux sociaux sont-ils le moyen le plus efficace pour les victimes d’obtenir réparation ?
M. B. : La justice pénale, comme les réseaux sociaux, d’ailleurs, n’a pas pour fonction de « réparer ». Elle décide de la culpabilité de la personne accusée et détermine les sanctions et l’octroi éventuel de dommages-intérêts, qui ne réparent pas grand-chose, au mieux, ils compensent un peu. Quant aux réseaux sociaux, ils répondent d’abord à une volonté de taper vite et fort, c’est plutôt l’expression d’une vengeance. Mais est-ce que la vengeance répare ?
B.A. : Je dirais que les réseaux sociaux permettent de faire émerger visiblement l’existence de ces abus. C’est une première étape indispensable qui, en nommant et qualifiant les choses, permet aux victimes de sortir de l’état de sidération dans lequel ces agressions les ont plongées. Prendre la parole permet donc aux victimes de se mettre en mouvement.
En qualité d’avocate, considérez-vous qu’à certains égards, ces affaires sont l’expression d’une défaite du système judiciaire ?
M. B.: Certainement. Toutefois, si la justice, qui manque de moyens, est évidemment perfectible, a ses défauts, et notamment un parcours souvent complexe, douloureux et long, sont aussi ses gages de qualité. Condamner un homme, ce n’est pas rien ! Évidemment, en comparaison, balancer sur les réseaux sociaux, c’est beaucoup plus simple. Par ailleurs, on essaye de justifier les délations sur le dos d’une justice défaillante, alors qu’elle n’est même pas saisie. Ce qui est un comble. C’est le cas de toutes les délations dites « célèbres » pour lesquelles aucune plainte n’a été déposée : Sandra Muller et son @balancetonporc, Adèle Haenel, Vanessa Springora, l’affaire Polanski, etc. Or, contrairement à ce qui est souvent prétendu, la justice traite ces affaires de violences, notamment sexuelles, avec sérieux et, quand les faits sont établis, avec sévérité.
Et en qualité de gestionnaire de conflits : ce type de contenus sur les réseaux sociaux peut-il participer à les résoudre ?
B.A. : Les réseaux sociaux ne peuvent appréhender qu’une partie de la question. Pour que cette démarche soit réellement libératrice, il faudrait qu’elle soit complétée. Il faudrait d’abord que soit donnée une sorte d’accusé de réception. Les victimes doivent recevoir un signal qui montre qu’elles ont été réellement entendues – à titre individuel et face au collectif. L’anonymat est ici un faux ami. En laissant dans l’ombre celui qui dénonce les faits, et en ne donnant pas la parole à celui qui en est accusé, non seulement on ne permet pas de passer à cette étape de la reconnaissance réciproque, mais cela recrée un état d’abus et de sidération – du côté de l’accusé, cette fois. Finalement, la dénonciation anonyme perpétue des mécanismes d’abus de pouvoir et maintient les interactions dans un système dysfonctionnel. Pour reprendre une expression que l’on entend de plus en plus – « la peur change de camp » –, mais le terrorisme relationnel règne toujours.
Est-il important que victimes et coupables soient confrontés ?
B.A. : Pour résoudre un conflit, il faut viser à passer d’un mécanisme d’abus – invisible et implicite – à celui d’une reconnaissance explicite de la situation et de ses protagonistes. Il ne peut y avoir réparation sans que cela soit entrepris de manière visible.
M.B. : Ceux que vous désignez comme victimes sont, à ce stade, les plaignants ou les dénonciateurs, voire les délateurs, qui, en balançant sur les réseaux sociaux, non seulement ne cherchent pas la confrontation, mais la fuient et même l’interdisent. La base d’un procès est la confrontation, la discussion, l’échange d’arguments. Sur les réseaux sociaux, la personne dénoncée ne peut absolument rien faire, ni répondre, ni se défendre. Avec la viralité de ces témoignages, le mal est fait, même si une décision de justice, rendue des mois ou des années après, vient confirmer que l’accusation était mensongère et diffamatoire. Sur les réseaux sociaux, il s’agit de lynchage et non de justice, avec les possibles conséquences tragiques illustrées, par exemple, par le récent suicide du chef cuisinier Taku Sekine. C’est essentiel d’entendre ce que l’autre a à dire, surtout quand il est accusé de faits graves, comprendre comment il a perçu la situation, son état d’esprit, entendre, aussi, et cela arrive, ses regrets et ses excuses, et ses explications. De la même façon, il est tout aussi important que l’accusé entende la victime et la regarde. Cela peut changer beaucoup de choses pour les deux parties en présence. Par ailleurs, une accusation n’est pas nécessairement sincère, et on comprend que dans ce cas la parole de l’accusé est dérangeante et qu’on préfère tout faire pour l’étouffer.
Quelles solutions préconisez-vous pour appréhender les problèmes dénoncés ici ?
B.A. : Je préconiserais dans un premier temps de reconnaître les limites de la pratique, dont la vocation positive n’est finalement « que » de sortir les victimes de leur « sidération », pour ensuite passer à une action de groupe concertée, structurée et au grand jour. Cette action assumée pourrait permettre à la fois une réparation pour les victimes et une mise en garde forte pour les agences. Cela permettrait de modifier le contexte professionnel en fixant clairement pour tous de nouvelles limites.
M.B : On parle de faits extrêmement divers, et donc d’une gravité très variable. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les dénoncer tous, car même une simple incivilité peut être une violence, surtout si elle est répétée. A fortiori en est-il de même des violences plus graves, qui vont du harcèlement sexuel ou moral à des agressions portant atteinte à l’intégrité physique. Beaucoup des exemples cités révèlent un manque d’éducation et de savoir-vivre. Le rappel du respect et des égards que nous devrions avoir les uns envers les autres pourrait suffire à corriger beaucoup de dérives. L’éducation, les familles et la société civile en général ont un véritable rôle à jouer.
Ensuite, au sein des entreprises, la prise de conscience de ces violences doit amener les responsables à faciliter les doléances et des procédures internes, sans que les collaborateurs n’aient à craindre une mise à l’écart ou un licenciement. Aussi étonnant que cela puisse paraître, beaucoup de personnes visées par ces dénonciations n’ont pas conscience des conséquences de leurs attitudes, qu’elles soient habituelles et/ou anciennes, acceptées par certains et pas par d’autres. Le lien hiérarchique doit évidemment être un curseur important. Enfin, quand il s’agit de violences susceptibles de constituer un délit ou même un crime, il faut vraiment saisir la justice, et, en tout état de cause, faciliter les dépôts de plainte. Et plus vite une plainte est déposée, plus aisé et rapide est le processus judiciaire.
Quel avenir souhaiteriez-vous pour la parution de ce type de témoignages ?
M.B. : Aucun avenir pour des actes de délation, qui sont donc méprisables ! Si quelqu’un s’est rendu coupable de faits répréhensibles, et a fortiori s’ils sont d’une gravité telle qu’ils sont réprimés par des peines de prison ferme, il est essentiel de saisir la justice, qui seule peut décréter la culpabilité d’une personne.
En revanche, je trouve que la dénonciation des comportements sur les réseaux sociaux, sans accuser nominativement, est éloquente et efficace. Et plus c’est précis, plus c’est éloquent et efficace. Énoncer de simples interdits ne permet pas de visualiser les atteintes que cela engendre, contrairement à la description d’une scène énonçant exactement les mots prononcés ou les gestes effectués. Ces témoignages qui consistent à dire haut et fort qu’il y a trop souvent et depuis trop longtemps des comportements ou des mots inappropriés, déviants, blessants, humiliants, agressifs ou violents sont salutaires et légitimes, et, je crois, permettent vraiment de comprendre que cela n’est plus tolérable ni toléré.
L’une des questions de fond est celle du monde dans lequel nous voulons vivre. Soit on décide que tout le monde peut balancer tout le monde, n’importe comment, n’importe quand, pour n’importe quelle raison, sans preuve ni débat, au mépris de nos droits les plus fondamentaux qui sont, entre autres, le droit à un défenseur et la présomption d’innocence. Soit on décide de réveiller les consciences, car l’idée, me semble-t-il, c’est quand même de faire changer nos regards et égards respectifs.
Le 10 février 2021, Marie Burguburu était invitée de l’émission « Les Rencontres du Shift » consacrée à la place de l’intime dans les rapports de force et de hiérarchie disponible en replay.
L’ADN Le Shift est le collectif du magazine L’ADN, son prolongement humain. Il regroupe toutes celles et tous ceux qui veulent se plonger dans les thèmes et tendances décryptées par le magazine. Il propose un journalisme hors-les-murs, une conversation permanente afin de mieux capter l’esprit du temps et les reflets de demain. Rejoignez-nous !
PARCOURS DE MARIE BURGUBURU
Diplômée de l’IEP de Paris, où elle enseigne le droit pénal, avocate depuis 1996, ancienne secrétaire de la Conférence du stage, elle est présidente de la Gazette du Palais. Elle a été l’avocate d’Éric Brion, le tout premier des hommes visés par le hashtag #balancetonporc.
PARCOURS DE BELKACEM AMMIAR
Diplômé de l’École normale supérieure de Cachan et docteur de l’École nationale des ponts et chaussées, Belkacem Ammiar dirige le cabinet Koan Coaching, dans lequel il accompagne les dirigeants et leurs équipes dans leurs projets de transformation.
Il est par ailleurs spécialiste en facilitation et gestion des conflits et thérapeute formé à différentes approches de la psychologie humaniste, dont le Process Work, la Rebirth thérapie, l’IFS et la clarification. Enfin, il est enseignant et superviseur de coachs professionnels dans différents instituts.
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