Deux vélib' devant un tag

Pour Arnaud Marion, l'homme qui a sauvé Vélib', « un bon dirigeant d'entreprise n'est pas un bon dirigeant de crise »

© Vélib'

Avec 285 sociétés au compteur, Arnaud Marion est ce que l'on appelle un redresseur d'entreprises en série. La dernière en date qui vient couronner ce palmarès ? Vélib'. Interview.

Arnaud Marion, le président de Vélib'

© M. Toussaint

Comment devient-on un redresseur d’entreprises en série ?   

Arnaud Marion : Un peu par hasard, comme toujours. Je suis arrivé tout jeune chez Arthur Andersen, pour une mission d’audit classique qui a finalement été déprogrammée. J’ai donc été mis à disposition sur d’autres types de missions, à la fois en audit et en conseil. J’ai travaillé sur des sujets d’expertise judiciaire, de directions financières, de consulting, de stratégie d’organisation… À la faveur de la crise d’octobre 1987, j’ai beaucoup travaillé dans l’environnement bancaire et financier, et les sociétés de bourse, pour mettre en place des dispositifs de contrôle interne ou des dispositifs de prévention, d’autorisation et de contrôle. Ça m’a donné le goût de tout ce qui n’était pas « linéaire » dans une entreprise, de ce qui pouvait constituer une rupture à un moment donné, et des moyens à déployer pour réduire les risques et résoudre les difficultés opérationnellement. J’ai créé ma première société à l’âge de 24 ans, au début des années 90, dédiée à la gestion de trésorerie, et à l’optimisation du « bas de bilan ». Puis la guerre du Golfe est passée par là, et je suis passé naturellement du « bas » au « haut de bilan », car les entreprises se trouvaient confrontées à des difficultés financières structurelles. Ensuite, j’ai rejoint le Groupe Edmond Rothschild où je gérais des affaires spéciales et des dossiers complexes qui nécessitaient discrétion et technicité. C'est à ce moment-là que j’ai passé beaucoup de temps dans les tribunaux de commerce sur des aspects de contentieux et de procédures collectives. À 35 ans, j’hésitais à devenir avocat d’affaires ou à entrer dans les affaires. J’ai plutôt choisi la deuxième voie.

Pourquoi avoir choisi la résolution de crises ?

A. M. : J’ai fréquenté beaucoup d’avocats d’affaires, qui avaient un très haut niveau et de très bonnes idées pour leurs clients. Le problème, c’est que leurs clients n’étaient pas forcément aptes à développer ces stratégies. Ce qui m’a mené à un premier constat : un bon dirigeant d’entreprise n’est pas un bon dirigeant de crise. J’ai aussi compris que lorsqu’un dirigeant est confronté à une crise, quelle qu’elle soit, il ne l’a souvent pas anticipée, car c’est avant tout un évènement inattendu qui se caractérise par sa soudaineté, son ampleur, et sa nécessité à agir. La crise, à partir du moment où elle survient, n’appartient déjà plus à l’entreprise concernée. Ça peut être une grève, le décès d’une personne clef dans l’entreprise, un changement de réglementation, un bad buzz, une tempête médiatique, un dépôt de bilan… Résultat, le dirigeant se retrouve otage de la situation, or on ne peut pas jamais être otage et négociateur. Ce sont ces deux paradigmes qui m’ont orienté sur la gestion de crises.

Vous intervenez sur des missions relativement courtes…

A. M. : Si l’on devait faire un parallèle avec la médecine, je ne serais pas un médecin spécialiste ou généraliste, mais un médecin du SAMU. Quelqu’un qui est là pour évaluer rapidement une situation, prendre des décisions extrêmement rapidement, et gérer la situation. Ce métier est cependant un mélange d‘urgence et de vision stratégique. Qu’est-ce qu’on fait pour maintenir en vie une entreprise ? Pour la transformer ? Qu’est-ce qui a déjà été essayé jusqu’alors et qui n’a pas fonctionné ? Il ne s’agit pas seulement de survivre, il s’agit d’être pérenne. Ma principale mission, finalement, c’est d’acheter du temps. Je dois être capable de travailler plus vite que la vitesse de détérioration d’un modèle économique ou d’une entreprise.

Le tout en pensant des stratégies sur le long terme. Comment gérez-vous cette double temporalité ?

A. M. : Mon métier ne consiste pas à mettre un pansement là où il y a en fait besoin de points de suture. Il existe ce que j’appelle des « dossiers boomerang », qui reviennent tous les deux ans sur le devant de la scène parce que personne n’a jamais opéré le bon virage stratégique. Il faut comprendre que redresser une entreprise, c’est quelque chose qui se pense au-delà des murs de l’entreprise. J’ai beaucoup travaillé en province : les entreprises y sont vraiment ancrées dans le territoire. Elles incarnent les chances de survie de nombreuses familles, qui sont désespérées ou en colère quand il y a des plans sociaux parce qu’elles sont avant tout très attachées aux sociétés. Les salariés ont l’impression que sans l’entreprise, ils ne sont plus rien. Dès lors, redresser une entreprise, c’est être capable de tenir sur le court terme pour pouvoir créer un modèle capable de se transformer dans cette temporalité plus longue. Sans vision stratégique, vous allez faire une proposition qui sera légitime, pertinente et cohérente sur le court terme, mais ni viable, ni pérenne. C’est une équation difficile qui demande beaucoup d’humilité.

Comment les équipes vivent-elles votre arrivée au sein des entreprises ? Craignent-elles un « grand redressement » ?

A. M. : Les choses ont changé. En 2001, quand j’arrivais quelque part, j’étais un peu vu comme le « Léon-nettoyeur » du film de Luc Besson… On disait que je venais pour dégraisser, faire des licenciements. Très vite, mon métier a évolué et est devenu porteur d’espoir pour les salariés. Les salariés comprennent qu’ils sont les vrais acteurs du changement. Sans les impliquer, ce n’est jamais possible de réussir. Ils sont parfois dans une sorte de dualité schizophrénique. D’un côté, ils veulent défendre leur emploi à titre individuel, de l’autre, ils veulent sauvegarder l’entreprise à titre collectif. Entre les deux, ils savent qu’il y a des sacrifices à faire. Mais en agissant avec transparence, éthique, et en impliquant les équipes dans la dynamique de transformation, les actions à mener sont comprises. Même si c’est évidemment difficile. Une crise, c'est souvent des traumatismes en cascade. D’abord, ça fait la Une de l’actu régionale – voire nationale. Ensuite, quand on parle d’entreprises qui emploient 20 familles d’un même village, la crise a un impact sur la boulangerie du coin, sur le petit supermarché, ou pire encore sur le banquier qui sera réticent à maintenir une autorisation de découvert si l’entreprise semble condamnée. C’est une situation cruelle qui met le salarié face à un mur de problèmes.

Comment faites-vous pour aider les salariés dans cette situation ?

A. M. : C’est le volet le plus difficile. Quand on cherche à reclasser des salariés, il ne faut pas dépasser la limite maximale des 30 ou 35 kilomètres. En France, nous ne sommes pas du tout mobiles. Ça pose un tas de questions : quel a été le plan de formation de ces salariés sur les 20 dernières années ? Quelle est leur employabilité ? À ce titre, il convient de noter que les gens ont souvent de fausses idées. On entend régulièrement « mais je ne sais faire que ça ! » Des ébénistes m’ont confié savoir travailler « à l’ancienne », ne pas savoir utiliser de machines à commande numérique. Non ! Je leur ai répondu qu’un ébéniste, c’est avant tout un menuisier, et qu’il sait donc travailler en 3D. C’est un vrai atout. J’ai ensuite demandé qui jouait aux jeux vidéo, qui avait l’habitude de manier un joystick. Tous ceux-là savaient donc manier une machine à commande numérique. Ensuite, il y a des populations qui ont des emplois par habitude mais qui n’ont pas les savoirs fondamentaux. Dans ces cas-là, je mets directement en place des formations pour apprendre à lire, écrire, compter. Enfin, j’initie des dispositifs pour financer les permis de conduire car c’est fondamental pour l’employabilité. C’est souvent une mise à nu des personnes, la vraie vie qui remonte à la surface, et c’est très violent, tant pour les salariés concernés que pour ceux qui s’en occupent.

Aujourd’hui, votre mission, c’est Vélib’. Sur quels critères se base votre réussite ?

A. M. : Je suis arrivé à la tête de Smovengo en juin 2018. Vélib’ connaissait alors un point bas de 3 800 courses par jour. Aujourd’hui, nous en comptons 70 à 80 000. Nous étions au bord de la rupture et de l’arrêt du service, et en deux mois, il a fallu redresser la barre. C’est un métier d’instinct, de méthode et de logique. Quand j’arrive quelque part, je commence par poser des questions, puis dresser un chemin critique. Quels sont les différents sujets qui se superposent ? Ici, ce sont le déploiement territorial, l’électrification des stations, les problèmes mécaniques sur les vélos, les sujets d’IT embarquée, la communication entre les vélos, les totems et le système d’informations… Le tout dans un contexte qui n’a rien d’anodin. Vélib’ est un service public qui a été couronné de succès par le passé, et qui a fédéré une communauté très forte qui était frustrée et déçue. En parallèle de cela s’ajoute une pression politique énorme. Trier le vrai du faux dans un environnement complètement à charge n’a rien d’évident. Il fallait remettre dans une dynamique de succès des équipes qui se trouvaient dans une spirale d’échec. Et la barre a été redressée avec l’équipe initiale.

Quelle a été la méthode utilisée ?

A. M. : Il faut raisonner en optimum de Pareto : qui sont les 20% de sujets qui feront avancer 80% de mon système ? Il fallait des effets qui soient vus et perçus rapidement par les clients. J’avais deux mois pour faire mes preuves – ce que j’avais négocié avec le SAVM (syndicat mixte Autolib’ Vélib’, ndlr) et la Mairie de Paris. Fin août, nous devions assurer 30 000 courses et avoir 10 000 vélos disponibles. Tout a été atteint plus vite que prévu. Dans un premier temps, il a fallu prioriser les tâches. Plutôt que d’essayer d’accroître le périmètre et de faire la course au nombre de vélos, il a fallu stabiliser le périmètre existant. Ce qui était cocasse, c’est que j’étais le seul de l’équipe à ne pas être ingénieur. J’ai superposé tous les sujets – les problèmes de fourches, de cales, de guide-roue, de batteries, de déploiement, d’exploitation… et je les ai modélisés en considérant qu’il y aurait une courbe d’amélioration. Cette première victoire de l’été dernier nous a permis de continuer à résoudre les dysfonctionnements malgré des délais industriels qui créent une grande inertie. Les vélos que nous avons commandés il y a 9 mois sont en train d’arriver seulement maintenant. Mais la clef, c’est ce chemin critique, défini semaine par semaine, dont je déduis un modèle fonctionnel. Tous les jours de l’été dernier, à 13h45 précises et pendant 15 minutes, on s'est réuni pour faire le point des quick wins. Ça permet d’évaluer la situation de façon toujours très précise et continue, de maintenir une pression, une attention, et de mesurer les gains.

On parle de marchés très tendus et concurrentiels. Est-ce que votre mission n’est pas trop courte ? Comment être paré à l’imprévu ?

A. M. : La durée dépend du besoin de la situation et de la valeur ajoutée que je peux déployer pour les actionnaires qui me mandatent. Rien n’est prédéfini, et ce ne sont jamais des missions faciles. Au contraire, elles sont faites d’imprévus et mon métier est de les gérer.

Quelle a été la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée au cours de vos années de serial redresseur d’entreprise ?

A. M. : Elles sont multiples et diffèrent selon les dossiers. Je dirais que souvent, la difficulté ne tient pas au dossier mais à ce que l’environnement, souvent politique et médiatique, fait de ce dossier. Il faut résoudre la crise en interne et gérer les « commentateurs » externes, qui s'expriment sans rien connaître. Il m’est souvent arrivé d’appeler en direct les patrons de presse, les politiques, les détracteurs pour avoir des explications et leur dire qu’ils se trompent de combat, qu’ils enfoncent l’entreprise et donc les salariés. Plus que jamais, chacun s’exprime à travers les réseaux sociaux, souvent de façon inexacte, diffamatoire, comminatoire. Moi, je n’oublie pas que derrière une entreprise il y a des salariés et des familles.

Vous avez aidé plus de 250 entreprises, dans des secteurs très différents. Ne pensez-vous pas qu’il faille être expert d’un secteur pour redresser une société ?

A. M. : Non. Je n’y crois pas du tout dans mon métier. J’ai 285 dossiers au compteur, dont une quarantaine de mandats de direction générale… Tous sont différents ! Je crois qu’il faut travailler avec des experts du secteur, bien sûr, mais c’est en fait un plus de ne pas en être un. Cela donne du recul, et évite les présupposés et les idées préconçues. En général, c’est souvent d’ailleurs parce que les spécialistes ont échoué que l’on m’appelle. Ne pas être spécialiste me permet de voir les choses différemment. Je ne raisonne pas en microcosme, mais avec logique et selon des contraintes industrielles.

L’après-Vélib’ est-il déjà assuré ?

A. M. : Oui, j’ai trouvé mon successeur qui arrivera en septembre. À cette date, nous aurons un service qui fonctionnera en mode nominal. Nous avons constitué une équipe solide, repensé les fondamentaux et le nouveau directeur général pourra consolider tout cela et poursuivre le travail engagé. Le meilleur succès, ce sont nos deux millions de courses mensuelles et les vélos électriques que nous avons déployés à grande échelle – ce qui est d’ailleurs une première mondiale.

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Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
commentaires

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  1. Avatar GILLES FOUQUE dit :

    Un fonctionnement en "mode nominal"!!! une facon elaboree de dire que ca ne marche toujours pas??? a quand un fonctionnement en mode optimal??? Velib est une catastrophe....

  2. Avatar Pld dit :

    Et si on se demandait pourquoi JCDecaux n’a plus eu en charge la gestion de Velib qui donnait satisfaction aux utilisateurs? Que s’est-il passé exactement ? Peut-on savoir?

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