
Batteries irréparables, obsolescence logicielle, giga-casting… Des voix s’élèvent pour dénoncer les nouveaux procédés industriels qui, avec l’avènement de la mobilité électrique, ouvrent la voie aux « voitures jetables ».
Vous avez aimé l'obsolescence programmée dans l’électronique – les appareils monoblocs, les batteries soudées, les systèmes d’exploitation vite impossibles à mettre à jour ? Vous allez adorer sa version appliquée au secteur de l’automobile : ses voitures « giga-moulées », ses piles englouties sous des kilos de mousse, son électronisation croissante. Avec, au bout du chemin, des véhicules difficilement réparables, et dont la facture finale sera lourde pour l’environnement, mais aussi pour le consommateur.
Comme des modèles réduits
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le giga-casting ne consiste pas à organiser des auditions géantes pour la Nouvelle Star au Stade de France, mais plutôt à mouler d’un seul bloc (die casting en anglais) des pièces de grande taille. Inauguré par Tesla, ce nouveau procédé de fonderie permet de construire un châssis ou des dessous de caisse en deux ou trois sections plutôt qu’en plusieurs centaines de pièces. La fabrication de ces pièces monoblocs, en aluminium, se fait sous très haute pression à l’aide de giga-presses, des presses capables de remplacer une centaine d’éléments par un seul morceau. Comme le pose Elon Musk dans un tweet de 2021, « avec nos machines de moulage géantes, nous essayons de fabriquer des voitures grandeur nature à la façon des modèles réduits. »
Ces machines monumentales, hautes de plusieurs mètres et pouvant peser jusqu’à 500 tonnes, sont ainsi capables d’appliquer une force de pressage inédite (jusqu’à 9 200 tonnes-force pour les plus grosses) sur le métal…, mais aussi sur les budgets des entreprises : entre 6 et 20 millions d’euros, chacune. Un investissement qui prend difficilement place dans un environnement de production existant – vu qu’elle vise précisément à réunir et remplacer plusieurs étapes d’assemblage traditionnelles.
600 robots d’assemblage supprimés
Mais pour les constructeurs, le giga-casting (aussi appelé mega-casting selon les technologies), c’est aussi la promesse de coûts plus bas, avec moins de pièces et une ligne de production simplifiée. La Giga Press, développée par l’italien Idra (parmi les rares au monde avec ce savoir-faire), utilisée pour mouler d’un seul tenant le châssis arrière du Model Y aurait permis à Tesla de réduire de 40 % ses coûts, selon le média américain Autoblog. Et la firme d’Elon Musk aurait aussi supprimé 600 robots d’assemblage sur la chaîne de fabrication de la Model 3. Avec quelques pièces moulées de ce calibre, on peut ainsi remplacer plus de 70 pièces. Cette méthode de production permet de réduire le poids du véhicule, une caractéristique non négligeable pour un véhicule électrique dont la batterie peut peser jusqu’à 600 kg sur une Tesla Model S. Une performance permise par l’usage de l’aluminium – ce qui pose par ailleurs question à l’industrie de la sidérurgie, si le giga-casting se généralise et aboutit à une baisse de la demande d’acier.
Parmi les marques qui se mettent dans la roue de Tesla : les chinois BYD ou MG, mais aussi Xiaomi et sa presse Die-Casting T9100, destinée à façonner un alliage maison : le Xiaomi Titans Metal. Mercedes et son Bionicast à la marque déposée, pour ses « pièces structurelles moulées, inspirées des principes de la nature » — avec un cachet très « biomimétique »... GM (General Motors) a racheté en toute discrétion la société Tooling & Equipment International (TEI), qui fournit une partie des équipements de giga-casting utilisés par Tesla. Côté Toyota, on veut fabriquer d’un seul tenant l’avant et l’arrière d’un châssis. Avec sa presse Giga casting, le constructeur japonais pourra mouler en trois minutes l’arrière d’un châssis, qui nécessitait jusqu'alors 33 étapes d'assemblage et plusieurs heures de travail, selon les informations de l’Argus. Le chinois Geely utilise aussi cette méthode pour produire son monospace électrique Zeekr 009. Le japonais Nissan a annoncé mi-avril l'utilisation d'une machine de moulage d'une force de 6 000 tonnes pour réduire les coûts de ses futurs modèles électriques.
Volvo, dont Geely est actionnaire majoritaire, vient d’investir un milliard d’euros pour électrifier la production de son usine de Torslanda, près de Göteborg en Suède. Mais la somme viendra aussi soutenir l’acquisition d’une presse de 28 mètres de haut sur 50 de long, capable de mouler des pièces en 120 secondes, selon Caradisiac. Quant au risque de casse sociale, certains le balaient d’un revers de main, comme Mikael Fermér, en charge des plateformes chez le constructeur suédois : « 200 salariés sont affectés à ces machines », déclare l’ingénieur au site spécialisé. Chez Renault, interrogé par Les Echos, on reconnaît s’intéresser à la réduction du nombre de pièces, sans communiquer davantage sur la question.
Giga-gâchis aux effets pervers
Mais à long terme, le calcul est-il si intéressant que cela pour les constructeurs ? Pas si sûr. Un associé du cabinet de conseil Roland Berger précise que des opérations de maintenance pouvant coûter jusqu’à un million d’euros doivent être conduites toutes les 50 000 à 70 000 fontes, toujours aux Echos. Le quotidien économique, qu’il est difficile d’accuser de parti pris luddite ou technophobe, qualifie même le procédé industriel d’ « hérésie » . Il faudra aussi envisager la mise en péril de l’écosystème de la réparation qui, outre sa qualité circulaire, est aussi une activité deux fois plus rentable que la vente de véhicules neufs. La Fédération de la Distribution Automobile a ainsi alerté les pouvoirs publics en octobre dernier. L'organisation a été reçue au Ministère des Transports en novembre à ce sujet. Sans mâcher ses mots, l’organisation dénonce les « importants effets pervers » d’une pratique qui, « sous couvert d’innovation, de simplification du montage et de gains de compétitivité », est « d’abord synonyme d’amélioration des marges pour les constructeurs. »
La FEDA évoque ainsi les risques de la pratique sur le budget des ménages, avec des réparations qui pèseront sur le pouvoir d’achat, mais aussi celui d’un « désastre environnemental » à venir, avec des procédés consommateurs d’énergie et de ressources. Le giga-casting risque ainsi de coûter cher à la planète, mais aussi aux conducteurs et aux assureurs, qui pourraient se voir obligés de remplacer des voitures par pans entiers, sinon toute l’auto, au moindre pépin un peu sérieux – même si les constructeurs se défendent en arguant que les pièces ainsi construites sont au contraire plus solides.
Un giga-gâchis également dénoncé par l’association Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP), qui s’est saisie du sujet, parmi d’autres, dans un rapport nommé L’obsolescence accélérée des voitures thermiques et électriques. Obsolescence accélérée, et même planifiée pour HOP, qui en profite pour faire au passage un parallèle saisissant avec l’économie de la mode, disruptée par les pratiques de l'ultra-fast fashion.
Un pack batterie englouti dans 24 kilos de mousse
Outre le giga-casting, l’association jette aussi une lumière crue sur la réalité des batteries irréparables et l’obsolescence logicielle des voitures connectées. Au moment où se fait le changement de paradigme du thermique vers l’électrique, il est bon de se rappeler qu’en France, la durée de vie d’un véhicule est en moyenne de 19 ans… Les voitures d’aujourd’hui, notamment électriques, pourront-elles afficher les mêmes performances de durabilité et circularité ? Le cœur du réacteur, le fameux pack batterie qui pèse 30 à 40 % du coût de la voiture, concentre toutes les attentions. Fin 2023, une étude de Mobivia (groupe Norauto, Midas…) a analysé leur degré de réparabilité. Le résultat n’est pas fameux, notamment chez Tesla et la majorité des marques chinoises, chez qui les batteries sont rarement réparables. Chez Tesla, par exemple, le « désosseur de voiture » A2Mac1a découvert un pack batterie englouti sous 24 kilos de mousse collante rose de la Model Y, remplacés par 4 kilos de mousse blanche en 2023. Chez les constructeurs européens, la situation est meilleure, avec des éléments vissés, comme chez Renault ou Volkswagen. Il faudra attendre 2025 pour qu’une norme ISO voit le jour sur la réparabilité des batteries, ainsi que pour le positionnement de la Commission Européenne sur le sujet.
Et de fait, l’édiction de normes et réglementations adaptées fait partie des priorités à adresser pour lutter contre la « voiture jetable » – avec notamment des pièces démontables et disponibles pendant au moins 20 ans, pour les batteries et toutes autres pièces détachées ou composants essentiels, en cohérence avec la durée de vie des véhicules. La deuxième consiste à garantir la démontabilité des véhicules, et donc leur réparation, et ceci afin de lutter contre le giga-casting et son giga-gâchis. Dans le même esprit, HOP propose aussi de favoriser le marché des pièces détachées issues de l’économie circulaire, ainsi qu’un indice de réparabilité pour « protéger les consommateurs et tirer les pratiques de conception vers le haut ». Une information en amont de l’achat sur les coûts d’entretien et de réparation, à ne pas négliger au moment où l’industrie automobile se transforme profondément.
Tesla rétropédale ?
Enfin, à retenir aussi, la lutte contre l'obsolescence logicielle des véhicules, aujourd’hui bardés d’électronique. Il s’agit notamment d’obtenir l’interdiction des verrous électroniques empêchant la réparation, l’adoption de normes pour obtenir des durées minimum de maintenance et de mise à jour des véhicules, pendant 20 ans, tel que préconisé par HOP. Enfin, d’obtenir pour l’automobiliste la garantie de pouvoir accéder aux données de son véhicule, notamment celles concernant la batterie, et de les partager à des acteurs tiers (par exemple à des réparateurs indépendants, pour éviter les monopoles de marques).
En attendant que les réglementations se mettent en place, se pourrait-il que les constructeurs rétropédalent d'eux-mêmes ? Reuters rapporte en tout cas que Tesla aurait mis un coup d’arrêt à ses projets de développement autour du giga-casting dans le cadre de son plan de réduction des coûts. Tout ça pour ça ?
Participer à la conversation