
Loin de l’hystérie fast déco, l'architecte d’intérieur Coralie Vasseur prône un habitat personnalisé et durable. Sa méthode ? Du local, de la seconde main, du réemploi, zéro plastique, autant que possible, et de l’écoute.
Pouvons-nous continuer à pimper nos intérieurs, tandis que « notre maison brûle » ? L’urgence écologique s’invite aussi à domicile, et nous oblige à interroger sans détour nos manières d’habiter. Architecte et décoratrice d'intérieur, Coralie Vasseur s’est engagée dans une approche durable de son métier, documentant sa démarche dans le podcast MyGreenterior pour sensibiliser ses pairs. À contre-courant de la course aux tendances et de la fast déco, plutôt que de s’assommer à coups de moodboards Pinterest et autres images collectées sur les réseaux sociaux, elle propose à ses clients de se reconnecter à leur singularité, pour mieux respecter le vivant.
« Ne suivez pas les tendances ! », dites-vous à vos clients. Pourquoi ?
Coralie Vasseur : Parce que suivre une tendance ne permet pas de se connecter à ce que l’on pourrait aimer à long terme. Or, savoir s’écouter permet justement d’éviter de se lasser d’une déco, et donc d’avoir une approche durable de l’habitat.
Lorsqu’on se laisse porter par une tendance, rafraîchissante, à la mode, on s’aperçoit vite que cette décoration est partout. Ce n'est plus vraiment chez nous, puisque c’est aussi chez le voisin, chez la grand-mère, au bureau ou à l'aéroport. Et voir cette tendance partout crée de la lassitude et le désir de changer. Arrive alors une nouvelle tendance sur le marché, qui alimente cette boucle d’hyperconsommation.
La déco peut être un monde très marqué. Voyez la cuisine laquée rouge, il y a quelques années, ou des tendances comme l’industriel ou le scandinave. La plupart des gens les ont aimées et adoptées, sous l’effet de la nouveauté, alors que ces styles sont quasi opposés. Mais si l’on prend soin de s’extraire des nouveautés du marché, et de suivre ce que l’on aime depuis toujours – une couleur, une matière, un état d’esprit esthétique –, on peut sortir des rails et s’approprier cette esthétique à long terme.
De nombreuses marques de mode se lancent sur le marché de la décoration intérieure. Comment percevez-vous cette tendance qui envisage la déco comme un prolongement du vestiaire ?
CV : Les parallèles sont nombreux entre la mode et la déco. C'est un vrai terrain de jeu pour les designers et les créateurs. Je pense à Jean-Paul Gaultier, mais d’autres ont aussi intégré la maison à leur univers – souvent via le tissu. L'effet « collections » de la mode est très présent sur la déco – voyez les deux sessions annuelles de Maison&Objet. Et ce système, qui favorise la nouveauté, ne valorise pas la démarche des éditeurs qui s’engagent dans la durabilité. Proposer des créations durables avec des matériaux recyclés, pour renouveler ensuite les collections tous les six mois, ce n’est pas très cohérent…
Certaines marques arrivent à créer des collections durables, au long cours, et fonctionnent grâce à cette intemporalité. Il n’en demeure pas moins qu’elles doivent faire des efforts pour exister dans l’esprit des consommateurs ou des prescripteurs, via l’innovation ou la présence sur les salons. En être sans trahir son image de marque, cet équilibre constitue le challenge des éditeurs d’aujourd’hui.
Sur le terrain, comment la fast déco affecte-t-elle votre métier ? Est-il difficile de convaincre les gens de ne pas entrer dans cette logique ?
CV : C'est difficile, assez révoltant, même : changer de déco comme de chemise est devenu la norme. À l'époque de nos grands-parents, on achetait un meuble pour le transmettre aux générations suivantes. Aujourd'hui, les gens se demandent si leur papier peint sera facile à changer dans deux ans, plutôt que de s'interroger sur sa fabrication. Tout a changé très vite.
Je rencontre deux types de clients : ceux qui investissent à long terme, cherchant des matériaux sains et durables, et ceux qui consomment à court terme, avec déjà l’idée de tout changer dans deux ans. Mais l’instabilité des modes de vie actuels contribue aussi à empêcher de se projeter. Se retrouver avec des meubles à séparer ou deux familles à réunir… Les divorces, les recompositions familiales, créent des conditions qui n’aident pas à investir à long terme. Nous devons composer sur le terrain avec ces enjeux sociétaux.
Pour les freins économiques, j’essaie de convaincre qu'investir dans la qualité est plus rentable sur la durée. Un canapé à 3 000 euros qui dure quinze ans revient moins cher par an qu'un modèle à 1 000 euros à changer tous les deux ans ! Je conseille d'y aller progressivement : plutôt que de meubler une pièce entière avec du mobilier moyen de gamme, mieux vaut acheter quelques beaux meubles et construire son intérieur au fil du temps – c’est aussi une façon de parer à des changements d’envie ultérieurs.
Comment rendez-vous vos chantiers durables ? À quoi ressemble une journée dans votre métier ?
CV : Plus que d'une journée, je parlerais du processus. Ça commence par un cahier des charges pointu, afin de différencier besoin et envie. En posant les bonnes questions au client, en explicitant les non-dits, nous pouvons construire le bon chemin vers la réalisation du projet.
Je repense à ces clients qui voulaient une cave à vins dans leur cuisine. En les questionnant, j’ai découvert qu'aucun d’eux ne buvait d'alcool. En supprimant ce produit du cahier des charges (et en prévoyant de la place au frais au sous-sol), nous avons évité une consommation inutile de ressources, matériaux et électricité. Cette simple question bien calibrée a réduit l'empreinte carbone du projet.
Une conception durable sait anticiper l'évolution des modes de vie. Pour un jeune couple qui souhaite des enfants, on imagine une fonction tampon éphémère aux pièces, ou l’on « pense » le vide : avec un client, nous avons choisi de concentrer le cahier des charges au rez-de-chaussée – laissant une mezzanine libre pour les enfants à venir.
Le réemploi in situ est crucial. Lors d'une rénovation, nous listons tout ce qui est réutilisé : radiateurs, portes, sanitaires, meubles…, et cela permet souvent de dégager du budget bienvenu pour des achats plus qualitatifs et onéreux. Pour les nouveaux achats, nous privilégions le local, la seconde main et le réemploi, grâce aux plateformes qui recensent matériaux, sanitaires, etc.
Si les particuliers se sont bien approprié la seconde main, se réservant du temps pour chiner, leur pratique du réemploi est encore timide : on veut acheter du neuf parce que c'est « propre ». Les entreprises ont moins de réticences, poussées par la démarche RSE. La réglementation constitue aussi un frein : si les assurances ne couvrent pas ces nouveaux usages, les artisans ne suivront pas.
Quand j’opte pour du neuf, ce qui reste fréquent, je sélectionne rigoureusement mes fournisseurs. Pas de production chinoise, pas d'Ikea, pas de plastique : ces critères font partie de mes valeurs, c'est un peu « à prendre ou à laisser » !
Comment le numérique a-t-il transformé votre métier, de la conception à la réalisation ? Et comment influence-t-il vos clients ? Déboulent-ils tous avec leur moodboard Pinterest ?
CV : C’est vrai que les clients sont beaucoup plus inspirés qu’avant. Ils collectent et consomment énormément d’images – au point de ne plus savoir ce qu'ils veulent vraiment. Notre rôle est de canaliser ces envies.
Le métier lui-même a évolué : quand j’ai débuté, il fallait maîtriser le dessin et l'axonométrie. Aujourd’hui, je travaille en 3D sur SketchUp, et nos graphistes nous aident à obtenir des rendus photoréalistes plus vrais que nature. La technologie peut donner l’impression que notre métier est facile et accessible à tous – d’autant qu’il n’est pas réglementé. Le numérique facilite aussi notre travail de veille et d’inspiration, tant sur les nouveautés que sur les idées de conception, notamment à l’international. Mais finalement, ce ne sont que des outils, qui ne remplaceront jamais la relation humaine avec le client. Savoir s’approprier les besoins des autres pour en ressortir quelque chose de beau et viable, cela reste un métier.
Coliving, habitat intergénérationnel… Voyez-vous apparaître ces styles de vie ?
CV : Ces pratiques sont plus répandues dans les pays nordiques que chez nous. Elles seraient pourtant idéales pour mutualiser les espaces et équipements sous-utilisés. Par exemple, les buanderies, les chambres d'amis qui restent vides les trois quarts du temps, ou même les appareils à raclette, que nous utilisons plus qu’ailleurs (Coralie est installée à Annecy, ndlr) !
Si on arrivait à les mettre en commun, à l’exemple de ce qui se fait en Suède, on pourrait réduire la taille de nos logements, et donc l'emprise au sol d'un point de vue environnemental. La culture française me semble parfois peu encline à passer le cap, mais j’ai envie d’être optimiste quand je vois le chemin parcouru sur les évolutions des pratiques autour de la voiture – où par exemple le leasing devient une alternative à la propriété.
Le secteur des écomatériaux semble très dynamique. Quels sont vos coups de cœur ?
CV : Il y a une belle montée en flèche des innovations sur le terrain francophone. Sur la côte atlantique, Ostrea, Gwilen, Malàkio ou Scale développent de nouveaux matériaux avec des déchets marins. À partir de coquilles de moules, d'huîtres, de sédiments marins ou d’écailles de poissons, ils fabriquent aussi bien du petit objet que des plans de travail.
Les marques porteuses de ce type de valeurs se réunissent souvent en collectif pour exister face aux mastodontes. Du côté des grandes entreprises, justement, ces changements vers le durable sont plus difficiles à opérer, pour cause d’habitudes, de process et d’échelle industrielle. J’espère toutefois que ces nouvelles marques vont prendre de l’ampleur et nous démontrer qu’il est possible de changer. Car il y a vraiment des choses à dépoussiérer sur le marché de la décoration.
Pour 2025, quelles sont les évolutions et tendances maison à suivre ?
CV : Je préfère continuer de m'inspirer de la nature, des voyages, des cultures du monde, à la recherche des bonnes pratiques. Au Japon, par exemple, les ébénistes sont capables d’emboutir du bois sans clou, ni vis, ni colle (le kigumi). Ce sont des démarches ancestrales, peu connues et pratiquées en Europe, et pourtant vertueuses.
Pour moi, la tendance à suivre, c’est : comment faire mieux avec moins, comprendre ses envies profondes, respecter le vivant et s’en inspirer, montrer qu’on peut faire autrement avec un intérieur qui est beau, bon et singulier – vraiment.
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