Cendrillon

Vous n'êtes pas moche, juste pauvre

© Cendrillon

Injections, laser, chirurgie esthétique : la beauté a un prix, et tout le monde ne peut pas le payer.

La beauté et la richesse ont toujours fait bon ménage, rappelle Dazed. Cette dernière donne accès aux vêtements de bonne facture qui redessinent la silhouette, à une hygiène de vie et une alimentation saine, à des soins médicaux et des occupations qui préservent le corps. Au XVIIème siècle à Paris, elle permet aussi d'accéder aux artistes peintres commissionnés pour arrondir les épaules et éclaircir la peau de jeunes filles de bonne famille à marier à de riches aristocrates. (La réalisation de ces portraits implique alors de réduire le volume de la lèvre supérieure et de reculer l’implantation capillaire sur le front du sujet). À la différence des roturiers de l'époque, nous voilà constamment bombardés, sous forme de selfies et autres publications TikTok, d'images retouchées définissant les normes de beauté. Mouvantes, (teint clair contre peau hâlée, membres charnus contre ligne élancée...), ces normes sont érigées, au même titre que l'argent, en capital à préserver. En tant que marqueur social, l'apparence s'impose donc comme un espace de lutte.

Beauty tax : on est un peu dans notre Botox era, non ?

En plus d'un rigoureux entretien hebdomadaire (ongles, cheveux), il faut aussi s'optimiser par le biais d'ajustements « mineurs », entre injections dans les lèvres ou les pommettes réalisées entre midi et deux, et opérations chirurgicales destinées à affiner le nez, rendre les seins plus volumineux ou retirer le gras des joues. Selon l'Aesthetic Plastic Surgery National Databank, le nombre de procédures de Botox effectuées en Amérique a augmenté de 54 % entre 2019 et 2020, les interventions de comblement ont augmenté de 75 %. C'est au Royaume-Uni que le marché de produits de comblement du visage connaît la croissance la plus rapide au monde, avec une augmentation de 70 % des demandes de consultations par rapport à 2020 signalées par les chirurgiens plasticiens britanniques. Selon la zone (les mollets par exemple ou les lèvres), une injection de Botox coûte entre 200 et 600 euros.

On parle alors d'un astreignant beauty work consistant à se démener pour entretenir coûte que coûte son capital beauté. Tout cela a bien sûr un prix (la beauty tax) plus élevé que jamais. « Nos visages sont devenus notre bien le plus précieux. Avec les réseaux sociaux, les selfies et appels Zoom, notre apparence est toujours au premier plan et est devenue quelque chose dans lequel nous "devrions" investir », observe Dazed. Par peur d'être déclassées, les classes moyennes mettent les bouchées doubles. Dans Fear of Falling (1989), Barbara Ehrenreich observait que maintenir son statut exigeait de la part des classes moyennes un entretien constant au prix exorbitant.

Internet se met aux mèmes « I’m not ugly, I’m just poor »

Présentées comme naturelles et effortless (acquises sans le moindre effort), les représentations de cette beauté, s'imposent comme des références inatteignables sans coups de scalpel ou de seringue, accessibles uniquement à ceux qui disposent d’un revenu suffisamment important. Une notion avec laquelle s'est familiarisée une partie des Internets, où fleurissent les mèmes I’m not ugly, I’m just poor (je ne suis pas laide, je suis juste pauvre), qui montrent les avant-après de la famille Kardashian-Jenner, des Hadid ou d'Elon Musk. De Reddit à Pinterest, ces mèmes servent à rappeler la prédominance de l'argent sur la génétique lorsqu'il s'agit de coller aux standards édictés par les réseaux et l'industrie créative. Une notion qui agace de plus en plus d'internautes aguerris au commerce de la beauté. Sur TikTok, les #notuglyjustpoor et #notuglyjustbroke (pas moche, juste fauché) dépassent les 2 millions de vues, donnant lieu à de multiples récriminations et confessions. Un peu effarée, @ashathemuseologist déclame : « mon appareil dentaire, m'a coûté 10K. Ouais... » Et d'ajouter en légende de sa vidéo : « C'est genre l'apport pour une maison. » Confessions dont se gardent bien une écrasante majorité de célébrités, au grand dam de certaines observatrices.

« Il est crucial que les personnes influentes et suivies par une large communauté admettent avoir recours à la chirurgie. Cela affecte trop les gens (...) Il n'y a personne pour dire "ne vous comparez pas à ça!" Je ne ressemblais pas à ça l'été dernier (...), j'ai cette apparence car je peux me le permettre ! », déplore la youtubeuse Karolina Żebrowska, spécialiste de l'histoire de la mode et de la beauté, dans sa vidéo The Long History of "You're Not Ugly, You're Just Poor". Mettant ses mains en porte-voix, elle fait mine de crier : « Qui-sommes nous ? Les gens normaux ! Que voulons-nous ? Honnêtement, de la transparence serait un bon début. Et plus tard pourquoi pas de la décence et de l'honnêteté, mais bon à voir. »

Le privilège de la beauté

D'après Business Insider, les personnes jugées attirantes ont 20 % de chances en plus d'être rappelées pour un entretien d'embauche. On parlera alors de « beauty privileges », pour désigner les avantages dont sont susceptibles de profiter les personnes au physique jugé attractif. Citant une étude de l'université d'Harvard, France Inter note que les personnes considérées comme laides écopent en moyenne de peines de prison 20 % plus lourdes que les autres. En outre, les femmes à l’apparence « mal soignée » risquent de gagner 40 % de moins que les autres. On évoquera donc le « ugliness penalty », lorsqu'un individu est soumis à un jugement plus sévère à cause de son physique. Ainsi, les personnes qui ne jouissent pas de la liberté économique permettant de s'élever dans la hiérarchie de la beauté peuvent se retrouver lourdement pénalisés, financièrement et socialement.

« Si vous êtes blanc, de la classe moyenne et que vous avez un bon travail, vous n'avez pas autant besoin de tout ça. C’est lorsqu’on est marginalisé que ce travail de beauté devient d’autant plus important », confie Ruth Holliday, professeur de genre et culture à l'Université de Leeds, au média britannique. Pour elle, le recours aux altérations physiques est « presque considéré comme l’équivalent des qualifications. Pour les classes moyennes, la poursuite d’études est considérée comme une nécessité pour réussir, mais les soins de beauté fonctionnent de la même manière pour ceux qui sont exclus de cette culture. Il s’agit d’investir en soi pour essayer de gagner sa vie. »

Et toujours la double peine, surtout pour les femmes

Ce phénomène conduit certains à se mettre en danger financièrement. Selon Refinery29, des femmes accumulent par carte de crédit des milliers d'euros de dettes pour s'offrir Botox et autres produits de comblement, parfois au détriment d'autres produits et services « essentiels ». Des risques qui ne sont pas seulement financiers. Ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des cliniques réputées font des économies en voyageant à l’étranger, rappellent les journalistes Ariane Riou et Elsa Mari dans Génération bistouri, Enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes. Les prix y sont plus abordables, mais bon nombre de procédures sont pratiquées par des médecins non agréés et non formés, dont les services sont vantés par des influenceurs peu scrupuleux. En Colombie par exemple, 30 % des praticiens ne seraient pas aptes à pratiquer, ce qui aurait causé plusieurs décès ces dernières années, avance NPR. « Le marché libre sera en concurrence pour découper le corps des femmes à moindre coût, quoique de manière plus négligente, avec une chirurgie sans fioritures dans des cliniques au rabais », prophétisait déjà en 1990 Naomi Wolf dans son essai The Beauty Myth au sujet de la dictature de la beauté exercée sur les femmes.

Des dents blanches : le quiet luxury de la beauté

Dans l'industrie de la beauté, le bon goût veut qu'une opération réussie soit indétectable. Des lèvres boursoufflées ou des pommettes trop hautes sont une faute, signe de l’appartenance à une classe sociale inférieure jugée excessive et déraisonnable. Dans la mode comme dans la beauté, le luxe se doit d’être discret. (Une considération classiste qui a sans doute conduit KK à revenir sur son son BBL signature, une opération consistant à augmenter le volume des fesses grâce au lipofilling). En plus du travail, de la voiture, de la maison et des loisirs, la beauté agit comme un outil pour maintenir les moins privilégiés au bas de l'échelle sociale.

Comme l'explique la youtubeuse Tiffany Ferguson dans sa vidéo Good teeth are a luxury only the rich can afford, les belles dents sont un privilège dont seuls les riches peuvent profiter, à coûts de soins répétés et onéreux. L’objectif implicite : se démarquer des « sans-dents », perçus dans l'imaginaire collectif comme négligés, sales et moralement déficients. Si la beauté est assimilée à un impératif, c'est parce qu'elle est associée à la moralité : il faut être beau, car il faut être bon. Dans le premier épisode du podcast Les sans-dents, une histoire politique du sourire, Hélène Goutany revient sur l’origine de l’expression, utilisée notamment par La Fontaine dans l'une de ses fables, et observe comme le soin de la dentition sépare riches et pauvres. Elle rapporte qu'en France, seulement 43 % des assurés s'autorisent à aller chez le dentiste, contre quelque 70 % en Allemagne. De l'autre côté de l'Atlantique, « faire réparer ses dents » est d'ailleurs le signe de l'élévation sociale durement acquise. Devenue célèbre, la rappeuse Cardi B chante d'ailleurs : « Got a bag and fixed my teeth / Hope you hoes know it ain't cheap » (J'ai pécho un sac et j'ai fait réparer mes dents / J'espère les meufs que vous savez que c'est pas donné.) On le sait bien oui, mais visiblement cela ne nous freine nullement. D'après le rapport annuel de L'Oréal, le marché mondial de la beauté (soin de la peau, capillaire, maquillage), évalué à 250 milliards de dollars, a augmenté de 6 % en 2022.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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