Une personne en veste bleue avec étoiles Europe et drapeau ukrainien en fond

GAFAM : avec l'Ukraine, ils sont devenus des acteurs majeurs de la géopolitique mondiale

© Daniele Franchi

La guerre en Ukraine démontre combien le champ d'action des GAFAM dépasse de beaucoup l'information, le commerce et les datas. Les géants du numérique pèsent désormais sur la marche du monde. Explications.

Mohamed Benabid est un expert du secteur des télécommunications et de l'intelligence économique. Selon lui, les grandes entreprises du numérique sont à un tournant. Le conflit ukrainien révèle clairement que la géopolitique a changé. Les blocs se reforment entre l'Occident, la Russie et la Chine. Dans cette nouvelle configuration, les GAFAM sont devenus des acteurs ultrapuissants, capables d'agir sur la diffusion de l'information, du commerce, des datas... et sur les trois domaines en même temps. Aussi puissants que les États ? Disons des interlocuteurs avec lesquels il faut composer.

Les géants de la tech ont toujours mis en avant leur neutralité. Avec le conflit ukrainien, il semble qu'ils assument de jouer un rôle très actif. Doit-on être surpris ?

Mohamed Benabid : Oui et non. Rappelons que la guerre menée par la Russie a d'abord été une guerre de la désinformation. Les seuls à avoir vu l'imminence d'une attaque étaient les membres de l'administration Biden. À un moment, on a même eu l'impression que les Américains s'étaient ridiculisés, car il n'y avait pas d'offensive. Les Russes continuaient de prétendre qu'ils effectuaient de simples manœuvres aux frontières de l'Ukraine, alors que c'était faux. Les plateformes et les réseaux sociaux, régulièrement pointés du doigt pour leur complaisance envers les fake news, se devaient de réagir et de prouver qu'ils étaient mobilisés pour lutter contre la désinformation.

En complément, d'autres mesures fortes ont été prises... Un certain nombre de produits ont été retirés du marché russe, comme les applications présentes sur Play Store et sur Apple Store, de même que les services de cloud, qui sont des composantes stratégiques fondamentales dans le domaine des développements informatiques. De son côté, YouTube a suspendu toute possibilité de générer des revenus publicitaires pour les médias pro-russes... Microsoft a mobilisé ses meilleurs experts pour déjouer les cyberattaques qui visaient l'Ukraine... Google a déployé un système d'alerte contre les bombardements via son application Maps...

Régulièrement accusés d'être obsédés par leur rentabilité, les GAFAM se sont coupés d'un marché de plus de 150 millions de consommateurs. Le profit ne serait plus leur seul moteur ?

M. B. : Incontestablement, non. Les décisions qui ont été prises ne pouvaient qu’occasionner des recettes en moins, même si la perte reste relative. La composante financière ne semblait en aucun cas être leur motivation première. Cela confirme une chose... Ces gigatechs peuvent désormais revendiquer une posture géopolitique, car leur pouvoir d'influence au niveau mondial est devenu considérable.

Dans le cadre d'une guerre, elles peuvent notamment affaiblir, voire empêcher, la maîtrise des flux d'information et de communication, ce qui est un enjeu hautement stratégique, de même qu'elles peuvent apporter un soutien technologique décisif à un pays agressé. Ce qu'elles ont fait pour aider l'Ukraine est réplicable à tous les conflits.

De ce fait, ces gigatechs ont clairement un rôle qui n'est plus simplement économique, et on peut même considérer qu'elles agissent désormais aux côtés des grandes institutions internationales. Elles ont un pouvoir de sanction, de censure, de « déplateformisation ». Elles peuvent priver un adversaire de toute capacité de persuasion des audiences. Or Moscou, dans le cadre de sa stratégie, devait convaincre les populations russes et internationales de la pertinence de l'attaque. Il fallait démontrer que la cause était juste, tout en essayant de déstabiliser le pays adverse. Cela fait partie des fondamentaux en temps de guerre. Les GAFAM ont magistralement empêché cela en contrecarrant les plans d'une des plus grandes forces militaires au monde.

C'est un tournant majeur ?

M. B. : En effet, mais il était déjà en germe. Depuis plusieurs années, les plateformes américaines sont confortées en ce sens par leur suprématie technologique. C'est complètement à rebours de la vision idéaliste qui a accompagné le lancement des premiers réseaux sociaux, à l'exemple de Facebook, qui voulait n'être au départ qu'un simple outil de networking, de recherche d'amis... Ces développements montrent que les nouvelles technologies sont utilisées en tant qu'instruments de puissance par ces grandes entreprises, mais aussi par les États qui les soutiennent.

D'ailleurs, la guerre en Ukraine a montré que des configurations inédites pouvaient être envisagées avec des services complètement intégrés contrôlant tous les niveaux du cyberespace, infrastructures, logiciels, couches sémantiques... C'est ce que souhaite faire Elon Musk en rachetant Twitter. Il veut maîtriser toute la chaîne numérique.

L'aide apportée par Starlink va probablement faire jurisprudence dans l'évolution des conflits internationaux, car les Chinois veulent avoir la capacité de détruire ou de neutraliser des galaxies de satellites. La réflexion est là, et cela montre que la prise de conscience est là aussi. D'autre part, rappelons que ces gigatechs convoitent le marché des câbles, dont elles financent le déploiement à grande échelle, car c'est un passage obligé pour asseoir leur hégémonie sur le cyberespace. Aujourd'hui, il y a une certaine maturité qui fait qu'elles sont très à l'aise. Alors qu'elles opèrent au niveau planétaire et qu'elles sont présentes dans le quotidien de milliards de personnes, leurs capacités technologiques sont décuplées par l'intelligence artificielle. Tout cela les conforte dans leur posture géopolitique.

Avec le conflit en Ukraine, tout indique que deux blocs se sont formés : la Russie et la Chine d'un côté, l'Occident de l'autre. Va-t-on assister à une démondialisation des télécommunications ?

M. B. : En réalité, c'est un risque de démondialisation tout court qui est devant nous. Et cela vaut bien évidemment pour le secteur des télécommunications puisque l'économie de marché n'est pas désarticulée de l'économie de l'information. Alors que les systèmes de communication ont contribué à façonner le commerce international pour en faire ce qu'il est devenu, et que le numérique en a même décuplé l'impact, cette guerre introduit et accélère un processus de territorialisation du cyberespace. Et cela pourrait préfigurer une cassure dans la mondialisation des télécommunications. D'ailleurs, l'exclusion de la plupart des banques russes du système Swift, l'un des protocoles majeurs de communication du cyberespace, en est l'exemple parfait.

Risque-t-on d'assister à une véritable guerre de tranchées entre les GAFAM et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), qui sont déjà en concurrence frontale depuis plusieurs années ? 

M. B. : Absolument. En fait, c'est déjà le cas puisque la bataille fait rage pour la maîtrise du très lucratif marché de la data et des applications d'intelligence artificielle. Et du côté chinois, il y a la volonté de faire mieux. Pékin nourrit l'ambition, à l'horizon du centenaire de la Chine communiste prévu pour 2049, de devenir le principal moteur de l'économie mondiale. Pour les Chinois, il s'agit de franchir un palier supplémentaire. Or, ils ont fait de ces technologies un secteur stratégique et prioritaire pour atteindre cet objectif. D'ailleurs, la situation est tout à fait lisible de leur côté, car la Chine revendique haut et fort son modèle de capitalisme d'État. En coulisse, c'est le Parti communiste qui fixe le cap.

Du côté américain, la collaboration entre l'administration fédérale et les gigatech va très certainement être renforcée, car ce partenariat engage des enjeux de souveraineté. De fait, en dépit de la vive émotion suscitée par le scandale de Cambridge Analytica et de la responsabilité écrasante de Facebook dans cette affaire, Washington n'a jamais souhaité lâcher les GAFAM. Les négociations houleuses sur les projets de taxation fiscale menées avec les Européens l'ont bien montré. À mon sens, il faudra surveiller la façon dont les relations entre les entreprises du numérique et leurs États respectifs vont évoluer. 

À quoi peut-on s'attendre dans un avenir proche ?

M. B. : Tout va dépendre de la question politique. Aujourd'hui, la scission entre l'Est et l'Ouest ne fait guère de doute. La Russie est boycottée au niveau économique mais aussi en matière de télécommunications, bien qu'elle arrive quand même à garder le contact avec des pays tiers ou des régions sur lesquels elle a encore de l'emprise. Cependant, avec le reste du monde, c'est une crise sans précédent et une panne de très grande ampleur qui est bel et bien là. À terme, il y a la possibilité d'une partition du cyberespace.

À propos de Mohamed Benabid : Enseignant et chercheur à la faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales de l'université polytechnique Mohammed VI à Rabat au Maroc, Mohamed Benabid est professeur en nouveaux médias et opinions publiques. Il est titulaire d'un double doctorat en sciences de gestion et en sciences de l'information obtenu à l'université Paris VIII, et est lauréat de l'école de journalisme de Strasbourg. Mohamed Benabid a été rédacteur en chef du quotidien L'Économiste pendant une quinzaine d'années.

Cette interview est parue dans Le livre des Tendances 2023 de L'ADN --- pour vous procurer votre numéro, c'est tout simple et l'histoire de trois clics, en cliquant sur ce lien.

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