Un coeur coloré

L'argent : « c’est une sorte de fétichisation pratique surdéterminée par nos affects »

© Marek Studzinski

Pourquoi prêtons-nous à la monnaie un superpouvoir quasi mystique ?

Chemise blanche et cheveux en bataille, Thomas Dodman, historien et spécialiste de l'évolution de nos sensibilités, décrypte depuis son bureau à Columbia les liens pluriels que nous entretenons avec l’argent.

Difficile de trouver un objet de notre quotidien qui soit à la fois aussi évident et mystérieux que l’argent. Pourquoi ?

Thomas Dodman : Effectivement, l’argent comporte une dimension évidente, car il infuse la vie quotidienne. Nous effectuons tous les jours sans nous poser de questions des transactions qui s’imposent comme indiscutables. Néanmoins, lorsqu’on se rapproche de l’objet, il devient mystérieux. Il y a un petit quelque chose de magique qui se passe quand on transmet un billet de 10 euros à quelqu’un avec la présomption qu’il va reconnaître sa valeur. C’est une sorte de fétichisation pratique : nous savons très bien que tout cela est une illusion, que l’on pourrait du jour au lendemain cesser de jouer le jeu et percevoir les billets de banque comme de simples gribouillages d’enfants, mais nous continuons toutefois à adhérer au système. En ce sens, et malgré notre impression d’être modernes, nous sommes assez similaires à des tribus qui vivent isolées et fonctionnent via le don réciproque d’objets. Dans les deux cas, ces éléments apparaissent porteurs d’une énergie presque mystique.

Empêtré dans nos affects, l’argent n’aurait selon vous pas une seule valeur. Par exemple, payer son repas avec son Amex ou avec des food stamps n’aurait pas la même signification.

T. D. : Depuis deux siècles environ, l’argent moderne est perçu comme étant uniforme, neutre, une valeur qui homogénéise la société et qui circule de telle manière que les rapports qualitatifs se perdent : tout serait une question de quantité. Marx pensait que l’argent liquéfiait la société, qu’avec lui tout devenait substance comparable. Cela est en partie vrai, mais l’argent est aussi qualitatif. Cela signifie qu’il y a des distinctions, des codes éthiques et affectifs impliqués dans les transactions monétaires qui différencient un argent de l’autre. Quand je paye avec mon Amex, je signifie quelque chose que je ne peux pas signifier si je paye mon repas avec des Tickets-Restaurant, qui sont neutres, ou alors avec des food stamps, ces bons destinés aux foyers américains les plus modestes et réservés au paiement de produits alimentaires. L’implication socio-économique est également porteuse ici d’une dimension de domination moralisante. Pour cette raison, 10 dollars en Amex et 10 dollars en food stamps ne se valent pas, parce qu’il y a un bagage social, culturel et moral incrusté dans la transaction. L’argent n’est donc pas un instrument neutre. Il est surdéterminé par nos affects. Et ces derniers sont très anciens. Dans les traditions bibliques et coraniques, l’argent est « sale » et stigmatisé. Au Moyen-Âge, le noble se doit d’avoir « de la terre », un marqueur de richesse, et il est de mauvais ton pour lui d’avoir de l’argent, réservé aux commerçants.

L’argent pourrait-il être, par exemple, genré ?

T. D. : Il n’y a pas « l’argent », mais « des argents ». Les revenus et patrimoines de la femme et du mari sont généralement inégaux, non seulement en quantité, mais aussi comme le montre la sociologue enseignante à Princeton Viviana Zelizer par leur statut et leur utilisation dans les budgets familiaux. Le revenu du mari est considéré comme le revenu principal, qui paye les tâches essentielles au maintien du foyer, tandis que celui de la femme comme un complément, un appoint, presque de l’argent de poche. Si cela est bien sûr en train de changer, c’est une perception qui est encore fortement ancrée dans nos mœurs… Pour Zelizer, cependant, ce marquage n’est pas forcément négatif, il ne fait pas que le jeu de la domination ; il peut aussi faire office de créateur de lien, forger de nouvelles identités ou encore affranchir… En témoignent les études portant sur le Earned Income Tax Credit, un crédit d’impôt attribué aux États-Unis aux familles travailleuses à revenus modestes estimées « méritantes ». Son codage moralisant le différencie d’une allocation classique : il est alors valorisé par les familles, qui destinent généralement les économies réalisées grâce à ce crédit aux études de leurs enfants et à leur élévation sociale, et donc à un objectif jugé « noble ».

Aujourd’hui, alors que la popularité des « money gourous » explose sur les réseaux sociaux et que tout le monde s’intéresse au bitcoin, avez-vous le sentiment que la parole autour de l'argent se libère ?

T. D. : Attention, je pense que cette libération de la parole dépend du milieu social. Dans le cercle universitaire américain qui est le mien, parler d’argent demeure encore un énorme tabou. En outre, une certaine gêne globale liée à l’argent reste bien palpable. Elle s’exprime notamment à travers le biais des nombreuses périphrases que l’on utilise : on parle d’« optimisation de ses finances », de pouvoir « être plus à l’aise », de « mieux s’exprimer dans son milieu »… Tout pour ne pas avoir à dire « gagner plus de fric ». On parle effectivement plus d’argent qu’auparavant, mais je constate que c’est toujours au niveau de l’individu (comme avec les money gourous ou les théories comportementalistes du « nudge »), avec tout ce que cela comporte de sublimation et d’effets pernicieux. En se focalisant sur l’individu, les discours sur l’argent moralisent et responsabilisent les personnes, et évacuent les questions structurelles à l’origine de la répartition inégale des richesses. Finalement, on recycle un vieux discours bourgeois, véhiculant l’idée que les riches méritent d’être riches, et les pauvres, pauvres. 

À votre avis, quelle opinion faussée à propos de l’argent aurions-nous intérêt à éradiquer ?

T. D. : La principale serait cette idée terrible que nous valons ce que nous gagnons (ou le patrimoine que nous possédons). Mais il faut aussi lutter contre l’idée, très répandue dans certains milieux de gauche, que l’argent est forcément « maléfique ». Cette idée remonte loin, jusqu’à La République de Platon. Mais rien n’est plus faux aujourd’hui, car l’argent n’est qu’une forme de manifestation de relations de pouvoir qui lui sont antérieures. Il faudrait se débarrasser d’un discours moralisant qui soit sanctifie, soit diabolise l’argent, et au contraire voir à quoi il peut servir. Dans la lignée de l’économiste français André Orléan, je pense que l’argent est par nature ambivalent, à la fois source de violence et pacificateur par les relations de confiance qu’il permet d’établir.

Cet article provient de la revue n°27 disponible ici.

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