une jeune fille allongée dans un lit qui regarde un smartphone

Une vidéo et au dodo ! Comment YouTube a remplacé la tisane du soir

© millann via Getty image

Esthétique léchée, montage au cordeau, et bruitage ASMR : les vidéos oddly satisfying ont envahi YouTube et sont regardées par des millions d’internautes à la recherche d'un shoot de bien-être avant de s’endormir. Décryptage d’un phénomène qui hypnotise les internautes.

Avant de me coucher, j’ai un rituel immuable. Je cale mes écouteurs, je me branche sur YouTube et je démarre mon « parcours de la satisfaction ». Il commence invariablement par des vidéos de chiropracteurs. Ces praticiens, pour la plupart américains, filment leurs séances de « réalignements osseux ». Après une phase de conversation et d’analyse avec les patients, on arrive au moment que je préfère : le chiropracteur allonge la personne sur la table et fait craquer leurs articulations. Précision du geste, craquements secs…, une onde de bien-être me parcourt.

Au programme ce soir : extraction de cérumen et tournage de poterie 

Un peu honteux, je poursuis avec les vidéos d’extraction de cérumen de Rhys Barber. Il est audiologiste, et j’adore le voir extraire des oreilles de ses patients beaucoup de cire, et des peaux mortes aussi. Entre satisfaction et dégoût, j’achève généralement mon parcours par des images moins trash. L’algorithme de YouTube me dirige. Il peut m’envoyer sur les vidéos de Ken Matsuzaki, un artisan céramiste japonais. J’observe ses mains qui travaillent l’argile d’un bol à thé japonais. Le regarder me plonge dans une forme de méditation jouissive. Vingt minutes s’écoulent encore. Je ne les vois pas passer. Je me couche enfin. Rasséréné, relaxé.

Quand le « oddly satisfying » envahit le web

Vous me trouvez bizarre ? Pourtant, je ne suis pas le seul à être fasciné par ce genre de vidéos. Dans la culture Web, on les qualifie d’ « oddly satisfying », à traduire par « étrangement satisfaisantes ». Le forum consacré à ce type de contenus compte trois millions de membres sur Reddit tandis que plus de 11 millions de vidéos ressortent avec ce tag sur YouTube.

On y trouve de tout : des actes médicaux – des opérations d’ongles incarnés ou des détartrages dentaires –, des pratiques artisanales, de la préparation de plats cuisinés, et beaucoup de bricolage… entre autres. Comme pour le porno, chaque sous-genre a son tag : #PerfectFit quand il s’agit de faire entrer parfaitement un objet dans un orifice, #powerwashingporn quand on voit des gens nettoyer des surfaces très sales au Kärcher, ou #knolling quand des bricoleurs très appliqués démontent des objets puis rangent les pièces les unes à côté des autres. On pourrait y voir des connotations sexuelles, mais il n’en est rien. Les amateurs consomment ce genre de contenus pour de tout autres effets.

Une passion un peu honteuse ?

Journaliste et joyeuse trentenaire, Géraldine adore les vidéos de boutons qui éclatent et de poils incarnés. « C’est le genre de choses que tu « binges » dans ton coin, m’explique-t-elle. Au début, j’avais du mal à assumer. J’avais l’impression que c’était un truc vraiment bizarre et les quelques amis à qui j’en ai parlé m'ont prise pour une folle. Maintenant que j’ai compris que des millions de personnes font comme moi, je n’ai plus l’impression d’être anormale. »

Alexis est architecte et travaille seul chez lui. Il est fan de vidéos de machines industrielles filmées en pleine action. « Je les trouve assez facilement quand je suis sur YouTube ou Facebook, m’explique-t-il. Une fois que j’ai repéré un bon filon, je peux regarder une vingtaine de compilations à la suite. Cela représente une demi-heure de visionnage, environ. Je m’offre ça comme une pause. »

Sur le Web, un certain Jorge me confie avoir développé une passion pour les vidéos de massages indiens. « Ça me fait l'effet décrit par les amateurs d'ASMR sonore. Moi, je ne suis pas du tout sensible à ces contenus où des personnes chuchotent ou tapotent sur des trucs tout doucement. Mais quand je regarde des gens se faire masser, je ressens ces mêmes fourmillements crâniens et ce bien-être. Ça ne va pas beaucoup plus loin. »

Une esthétique hypnotique qui procure un étrange bien-être

Beaucoup de sous-genres donc… mais alors à quoi reconnaît-on une vidéo oddly satisfying ? Elles ont quelques caractéristiques communes. Côté « narration », elles collent à l’action. Qu’il s’agisse de nettoyage au Kärcher ou de restauration de tableaux anciens, de glaçage de gâteaux ou d’extraction de furoncles, l’oddly satisfying vient toujours à bout de ces défis. Les gestes s’enchaînent avec précision, c’est un travail d’experts. Côté réalisation, elles zooment sur les mains, valorisent les sons bruts de l’acte et montrent des images qui sont souvent très belles. Quant au montage, il valorise les moments clés du processus filmé.

Ce style et cette esthétique n’est pas vraiment neuve. Les publicitaires ont su l’utiliser bien avant la naissance d’Internet. Souvenez-vous. La publicité de la Poire Nestlé qui vantait « tout le plaisir, tous les plaisirs d’un chocolat de grande origine » … Filmée en très gros plan, une poire dont la forme évocatrice se faisait recouvrir d’un chocolat fondant et onctueux séduisait déjà la ménagère de moins de 50 ans en 1976. Jusqu’en 2005, la marque a créé et diffusé cinq spots quasiment similaires. Du pur food porn à la TV, donc.

Les vidéos oddly satisfying, ce sont encore les amateurs qui en parlent le mieux. Ils les reconnaissent à la sensation qu’elles leur procurent, à cet effet de bien-être qu’ils ressentent. « Ça me relaxe, raconte Géraldine. Quand je regarde ces vidéos, je suis très concentrée. Ça me propulse dans un espace-temps différent, où je suis seule face à ma bizarrerie. Ça me permet d’évacuer des pensées négatives pour mieux dormir ensuite. » Car les vidéos oddly satisfying sont surtout l’affaire des insomniaques, qui sont nombreux à être « tombés dans cette partie étrange de YouTube » au beau milieu de leurs nuits blanches, sur les coups de 2 ou 3 heures du matin.

L’oddly satisfying au secours des insomniaques

Pourquoi ces images parfois objectivement répugnantes produisent-elles un effet si relaxant ? Le neuropsychologue Arthur Trognon émet quelques hypothèses. « Le visionnage de ces vidéos touche deux parties de notre cerveau. La première est un réseau de neurones qui gère l’empathie. C’est grâce à elle que l’on arrive à s’identifier aux personnes que l’on regarde. Si vous voyez un chiropracteur en train de manipuler un patient, vous pouvez vous mettre à la place de chacun des protagonistes et ressentir ce qu’ils ressentent. Cela va alors activer une autre partie de votre cerveau, celle qui gère le circuit de la récompense. C’est ce circuit qui est à l’origine de votre plaisir quand vous faites du sport ou n’importe quelle autre activité qui vous apporte de la satisfaction. En fait, vous vous projetez dans le plaisir des gens que vous regardez, ce qui déclenche un cocktail de dopamine, d’ocyocine et d’endorphine dans votre cerveau. C’est une voie d’accès parfaite vers le bien-être et le sommeil. »

Et à la fin... c’est YouTube qui gagne (mon temps de cerveau disponible)

En donnant un nom à une fascination ancienne, les réseaux sociaux se seraient donc contentés de canaliser et d’amplifier le phénomène. C’est l’avis de Kevin Allocca, chargé des trends sur YouTube et auteur du livre Videocracy. Selon lui, la tendance des vidéos oddly satisfying a émergé dès lors qu’il a été possible de nommer la sensation qu’elles procurent. « Je pense que nous avons toujours eu le désir de regarder ce genre de choses, mais nous n’avions pas le langage pour le nommer, confie-t-il au magazine Wired. Maintenant, nous l’avons. »

Mais les réseaux sociaux ont surtout compris combien les internautes étaient friands de ce type de contenus, et se sont saisis de cette aubaine pour conforter leurs audiences. Apparaissant régulièrement dans la liste des contenus recommandés par YouTube, notamment la nuit, ces vidéos sont parfaites pour nous maintenir captifs le plus longtemps possible. Car les shots de bien-être que procure l’oddly satisfying ne s’avalent pas d’un coup rapide. Il faut leur donner du temps. Pour notre neuropsychologue, « ces vidéos provoquent, comme l’ASMR, ce que l’on appelle l’état de flux. C’est un état de concentration particulier durant lequel on ne voit plus le temps passer.»

Les tristes plaisirs par procuration

Si pour YouTube, c’est une fabuleuse chance de nous garder collés à nos écrans, pouvons-nous en retirer autre chose que du bien-être ? Le chercheur Craig Richard, fondateur de l’Académie de l’ASMR (oui, ça existe), répond par l’affirmative. Selon lui, en zoomant sur le mouvement des mains, l’oddly satisfying jouerait un rôle dans nos fonctions d’apprentissage. « Beaucoup de ces vidéos montrent des gens qui réalisent quelque chose avec leurs mains de manière très experte, explique-t-il. C’est attirant, notamment pour les plus jeunes, car nos cerveaux sont faits pour être fascinés par ce type de mouvement. En regardant quelqu’un d’autre faire des gestes, nous apprenons des compétences motrices fines. »

Arthur Trognon modère ce propos : « Nous passons toujours plus de temps devant les écrans, et ce temps empiète sur nos activités manuelles. Pourtant, ces dernières sont nécessaires à notre bien-être. Que ce soit du bricolage ou du tricot, cela nous fait du bien. Regarder des gens faire des activités manuelles peut aider à nous calmer, mais cela reste une béquille qui ne remplace pas l’expérience personnelle et physique. » Et voilà. Je pensais avoir découvert un moyen simple et efficace de plonger dans le sommeil, et je réalise que ces vidéos « étrangement satisfaisantes » révèlent surtout mes propres insatisfactions. Plutôt que de chercher à palier mes frustrations sur YouTube, je me demande s'il ne vaudrait pas mieux que je redécouvre les joies des « petits plaisirs », telle  Amélie Poulain qui plonge ses mains dans un sac de haricots secs ou perce la croûte d’une crème brûlée à la petite cuillère. Après tout, moi aussi je peux mettre de l' « étrangement satisfaisant » dans ma vie.


Cet article est paru dans la revue 19 de L'ADN consacrée au cerveau. Pour vous procurer ce numéro, il suffit de cliquer ici.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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