
De quoi sera fait l'avenir du travail ? D'humain, d'humain et encore d'humain ! Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, cela pourrait changer beaucoup de choses. Explications de Laëtitia Vitaud.
Selon Alban Guyot de l’Entreprise du Futur, « l’entreprise qui croit qu’elle s’en sortira toute seule et pourra tout mener en interne sera en dépôt de bilan en 2030 ». Qu’en pensez-vous ?
Laëtitia Vitaud : Dans de nombreux domaines, c’est très important d’avoir accès aux meilleures technologies. Et on n’a pas forcément accès aux meilleurs talents avec les manières traditionnelles de collaborer, en faisant tout en interne. Il faut accepter de faire évoluer ses formes de collaboration. Chercher à garder le contrôle est un échec garanti : on se réduit comme peau de chagrin, on perd l’accès aux talents, on perd le lien direct avec le consommateur. On est dans quelque chose qui est trop centralisé, qui n’est pas du tout agile, et on risque de se faire ringardiser totalement.
Lors du Mastercard Innovation Forum de novembre dernier, vous annonciez que l’entreprise du futur serait un hub de compétences. C’est-à-dire ?
L. V. : La firme au sens traditionnel du terme a été pensée pour internaliser les transactions. Or, elle est en train de se transformer parce qu’une partie de ces coûts de transaction baissent et ne justifient plus de les internaliser toutes. De plus en plus, la firme devient un écosystème de relations, en interne ou entre l’interne et l’externe. L’entreprise n’est que la plaque tournante qui permet ces échanges. On externalise de plus en plus d’activités, y compris des activités stratégiques ou centrales. La production même de l’entreprise est parfois confiée à des prestataires externes. Avec la révolution numérique, cette externalisation va encore plus loin : les clients finaux deviennent des parties prenantes de l’entreprise, sans en être les employés. Cela oblige les entreprises à repenser ce qu’elles sont et à se voir davantage comme une plateforme, une communauté, un écosystème, dont les parties prenantes sont multiples.
La montée du freelancing et du télétravail annonce-t-elle la fin du bureau ?
L. V. : Non car être en télétravail à 100% présente aussi des inconvénients. Ne pas voir ses collègues ou ses collaborateurs crée d’autres types de difficultés : on a plus de mal à avoir un sentiment d’appartenance, on développe une paranoïa en se disant que les gens ne sont pas satisfaits de ce que l’ont fait, on a plus de mal à garder une ligne claire entre la vie privée et la vie professionnelle, on est plus à risque de burn out... Il y a de vrais risques de santé mentale. Donc le 100% télétravail n’est pas idéal et n’est pas souhaité par tant de personnes. En revanche, un mélange de présentiel, de rendez-vous clients et de télétravail, oui. L’éclatement de l’espace de travail est de plus en plus important.
Bénédicte de Raphaélis Soissan, fondatrice de Clustree, pense que les intitulés de postes et les métiers vont disparaître au profit des compétences. Qu’en pensez-vous ?
L.V. : C’est une évolution que l’on commence déjà à constater, donc on peut imaginer que cela va se renforcer en 2030. Aujourd’hui, le recrutement est plus difficile. Côté recruteurs, on cherche des moutons à cinq pattes. Côté candidats, on parle de profils atypiques. Donc les uns comme les autres ont l’impression que ça ne colle plus, que le matching entre les offres et les candidats ne peut plus se faire. Cette manière figée de regarder un profil, ce n’est pas la meilleure manière de recruter les talents ou de gérer sa propre carrière. On pense davantage en compétences pour mener une mission ou atteindre un but. Il faut donc revoir les cases.
Justement, les intelligences artificielles commencent à être utilisées en RH. Devons-nous sérieusement envisager d’être embauchés et évalués par des IA en 2030 ? Ou avoir un score professionnel sur le modèle du score social chinois ?
L. V. : C’est tout à fait imaginable, oui ! Le management par les algorithmes existe déjà. On le voit avec les plateformes de travail à la demande, comme Uber et autres, qui s’inspirent de l’économie comportementale, du nudge etc. C’est déjà le cas sous certaines formes dans certaines entreprises. C’est une des évolutions à « craindre » pour 2030. J’apporterais une nuance toutefois : l’IA n’est pas plus biaisée que l’humain, elle reproduit des biais existants selon les données dont on la nourrit. Le danger finalement concerne le lien de subordination, qui a été imaginé pour une relation humaine. Sans cette relation humaine, ce lien devient plus difficile à accepter.
L’entreprise de demain aura-t-elle encore des managers ? Ou chacun gèrera son travail de manière autonome et responsable ?
L. V. : Le recours aux prestataires a créé une nouvelle forme de relation. On n’est plus dans un rapport de subordination, comme c’est le cas dans le salariat. Les freelances travaillent différemment et donnent des idées aux salariés de l’entreprise. Cela crée des attentes nouvelles, comme le télétravail. Je pense que c’est de là que vont venir les nouvelles transformations.
Le lien de subordination est en crise, et il le sera encore plus en 2030. Certaines choses aujourd’hui imposées, comme les horaires et un certain présentéisme, ne seront plus acceptées à l’avenir, car elles seront devenues trop insupportables. Le management va continuer d’exister mais tournera davantage autour des notions de leadership et de coordination des groupes, pour insuffler de quoi permettre une bonne collaboration.
La robotisation et les intelligences artificielles pourraient s’occuper de tâches à notre place, tandis que certains défendent l’idée d’un revenu de base universel. Le travail est-il mort ? Ou sera-t-il un loisir ?
L. V. : Je ne suis pas hostile au revenu de base, mais je ne crois pas beaucoup à cette vision trop simplette. Ce serait trop simple si un revenu de base était la solution. Or, ça ne règle pas les problèmes les plus fondamentaux qui sont les questions d’identité et de culture, d’accès au logement, de santé… Je ne crois pas à la fin du travail : on a plus de travail aujourd’hui que jamais auparavant dans toute l’histoire de l’humanité ! On est en situation de plein emploi dans beaucoup de pays, comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis. Donc, je ne sais pas ce qui fait dire à tout le monde que le travail va s’arrêter !
Les enjeux de RSE prennent de plus en plus d’importance. Peut-on imaginer que les entreprises soient soumises à plus de contraintes sociales, sociétales et environnementales demain ? Devront-elles justifier la moindre photocopie ou la moindre utilisation d’eau ?
L.V. : On peut parfaitement l’imaginer, y compris dans un futur beaucoup plus proche ! L’accès à l’eau oblige déjà à repenser la réglementation en la matière. Par la force des dégradations que l’on produit sur notre environnement, on va être bien obligés d’en arriver à des solutions plus interventionnistes et plus ambitieuses en matière d’économie des ressources et de recyclage. Ça va créer aussi énormément de nouveaux emplois.
En 2030, tout l’enjeu sera-t-il de faire coexister humains et machines ? Devrons-nous repenser notre place dans le monde ?
L. V. : On parle toujours de l’IA au futur, comme si on attendait une singularité, c’est-à-dire une forme d’IA radicalement différente de ce que l’on a connu jusqu’ici. On pense tout de suite à Matrix et Terminator. En vérité, l’humain cohabite déjà avec la technologie. Prenons l’exemple de la traduction. La plupart des traducteurs travaillent sur une base de traduction automatique et interviennent ensuite pour vérifier que tout est bon, pour réécrire, vérifier le registre, corriger le style... Donc oui, l’IA va continuer à s’améliorer, mais derrière, on aura toujours besoin de personnes pour mettre de l’humain dedans. En 2030, il y aura un peu plus de métiers intellectuels qui vont évoluer, mais pour de nombreux de métiers, la technologie ne sera pas au point. Pour moi, parler de l’IA au futur est dangereux.
C’est-à-dire ?
L. V. : Tout ce discours autour de l’IA, que sert-il comme message ? Mon sentiment, c’est qu’il sert à dire à tous les travailleurs : attention, tu ne vaux plus rien, tu vas être remplacé par la machine, donc accepte n’importe quelles conditions de travail, accepte d’être payé toujours moins. Alors qu’en fait, ce n’est pas nécessairement vrai. Finalement, la grande question de l’humanité en 2030, c’est : quel genre de rapport de force allons-nous réussir à maintenir entre les travailleurs et leurs employeurs ? Qu’ils soient gérés ou non par la machine importe peu.
L’organisation humaine qui pourrait être réinventée en 2030, c’est l’organisation syndicale. Avec le déclin de toutes les organisations syndicales depuis la désindustrialisation, donc avant internet, on a une grande montée des inégalités et des travailleurs pauvres. La vraie question est donc : les nouvelles technologies vont-elles permettre de réinventer le syndicat, y compris sous un autre nom ? Avec l’idée de recréer un rapport de force qui soit plus favorable aux travailleurs humains.
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