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Le nudge : la technique marketing qui nous fait agir comme des moutons

En jouant sur nos biais cognitif communs, les artisans du nudge affirment pouvoir orienter nos décisions, tout en douceur, mais avec une efficacité redoutable !

Avez-vous le sentiment d’être toujours maître de vos décisions ?

Vous ne devriez pas être si confiant car il existe des techniques de manipulation qui marchent à tous les coups. Jeune ou vieux, homme ou femme, d’ici ou d’ailleurs…, vous êtes à peu près sûr de vous faire prendre dans leurs pièges. Leurs ressorts ? Nos réflexes les plus archaïques.

En effet, nos biais cognitifs sont multiples et les activer permet d’orienter sciemment nos comportements. « Cette idée n’est pas récente, elle a été développée par la psychologie sociale il y a plusieurs dizaines d’années, mais la notion de nudge, qui signifie coup de pouce en anglais, n’a été rendue populaire qu’en 2008. Cette année-là, deux économistes américains publient l’ouvrage Nudge – La méthode douce pour inspirer la bonne décision, explique Emmanuel Kemel, professeur chercheur du CNRS à HEC. Ils y expliquent que l’on peut utiliser la manipulation à des fins de politiques publiques, pour inciter les gens à agir pour leur bien et celui de la société. »

Se conformer à la norme sociale

Épargner plus, arrêter de fumer, rouler moins vite… Au départ, la notion est attachée à celle d’État providence – le nudge permet de réguler au nom du bien commun, en orientant les choix de vie de la population, sans obligation ni contrainte. « Les biais cognitifs mobilisés reposent sur le fonctionnement primaire du cerveau. » Comme une illusion d’optique, ils provoqueront un effet identique sur toutes personnes qui y seraient soumises.

Parmi les plus connus, on trouve la tendance à se conformer à la norme sociale : une personne isolée préfèrera se ranger à l’avis du plus grand nombre même si cela va à l’encontre de ses plus fermes convictions. Un biais mis en évidence par l’expérience dite de Asch, dans les années 1950. Son principe est trivial en apparence : comparer des segments de différentes longueurs. Au sein du groupe interrogé, un seul cobaye et cinq complices. L’expérimentation a prouvé que lorsque les complices donnent une mauvaise réponse, même si la bonne est parfaitement évidente, le cobaye préfèrera, dans 37 % des cas, imiter les autres.

Les entreprises n’hésitent pas à surfer sur ce phénomène. Un exemple : quand les hôtels veulent inciter à réutiliser les serviettes, plutôt que de dérouler un discours sur l’impact écologique, ils misent sur l’effet de groupe en indiquant la proportion de clients déjà acquis à leur cause. « C’est une technique qui peut tout à fait être utilisée par un fournisseur d’énergie. Cela pose évidemment des questions éthiques : le nudge peut créer un mal-être, une culpabilisation. »

Autre biais cognitif largement répandu : la mauvaise perception du temps. « Nous avons tendance à accorder trop d’importance au présent : nous privilégions le confort de l’instant plutôt que le bénéfice obtenu plus tard. » Vous avez dit procrastination ? « Tout le monde peut en être victime – même celles et ceux qui ont conscience que ça les met dans une situation désagréable ou compromettante. » Typiquement, les entreprises activent ce biais quand elles promettent un premier mois d’essai gratuit. « Il ne tient qu’à vous de vous désabonner lorsque l’offre arrive à son terme. Mais la majorité des gens oubliera de le faire. »

La peur de manquer une occasion est un autre levier, et présenter un produit comme étant rare, proposer une promotion ou une édition limitée dans le temps l’actionne très efficacement.

Peu coûteux et efficace : le nudge plus fort que la personnalisation ?

Les entreprises ont sans doute « raison » de miser sur ces techniques. « Un changement minime dans l’environnement peut produire des changements significatifs dans les comportements. Dans la réflexion autour du nudge, il y a surtout l’idée de l’efficacité. » Les nudges étant généralement très peu coûteux à implémenter, cela les rend beaucoup plus faciles à tester. Conclusion, il peut s’avérer plus efficient de mettre en place une stratégie de nudge qui de facto s’adresse à tous, plutôt que de proposer un message ultrapersonnalisé en tâchant de tabler sur les croyances ou les valeurs de chacune de ses cibles.

Autre avantage, nos biais persistent dans le temps et résistent à l’apprentissage. « Et ça ne change pas d’une génération à l’autre : puisqu’ils sont connectés au fonctionnement du cerveau, à l’échelle de l’évolution, il n’y a pas de raison que cela soit différent dans un délai raisonnable. » En revanche, ce qui pourrait arriver, c’est qu’un jour la technologie nous aide à les contrer. « On pourrait imaginer une application qui nous désinscrive automatiquement lorsqu’une offre promotionnelle expire, par exemple. » Le nudge deviendrait ainsi la meilleure manière de contrer les manipulations mises en œuvre par le nudge lui-même ? C’est possible, et sans doute un autre potentiel d’innovation à imaginer grâce au nudge.


PARCOURS D’EMMANUEL KEMEL

Ingénieur de formation, il est chercheur du CNRS à HEC après un parcours en économie et sciences cognitives. Il observe et analyse les attitudes vis-à-vis du temps et de l’incertitude, et ses cours portent sur l’économie comportementale et la théorie de la décision.

À LIRE

Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Nudge – La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Vuibert, coll. « Signature », 2010.

Cialdini, Robert B., Influence: How and Why People Agree to Things, Quill, 1984.


Cet article est paru dans le numéro 15 de la revue de L'ADN concernant les Générations. Vous pouvez vous procurer votre exemplaire ici.


Crédit photo : Getty Images

Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
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