En 2017, certains observateurs prédisaient la mort de Snapchat. Mais le réseau-messagerie fête ses dix ans et il se porte mieux que bien. Récit.
« Snapchat est-il condamné ? » , titrait le (souvent) pertinent The Atlantic en août 2017. Le journal, peu confiant sur le futur de l’entreprise, avançait pour preuve les mauvais résultats financiers du réseau-messagerie, le fort ralentissement de la croissance de ses utilisateurs, son absence de profit, et son entrée en bourse ratée… Autant de signaux effectivement peu rassurants. Pour The Atlantic, le principal coupable de la perte de vitesse de Snap n’était autre que Facebook, le voleur de son format stories.
La blague de la Silicon Valley
La Silicon Valley se moque de Snapchat. Le réseau passe pour le petit dernier, inventif certes, mais qui ne sait pas monétiser ses idées. Et qui se les fait donc piquer allègrement et par tout le monde, décrit en substance Derek Thompson, l’auteur de l’article de The Atlantic. Côté utilisateur, ce n’est plus l’emballement non plus. « Bon… c'est juste moi ou plus personne ne va sur Snapchat ? », se désolait Kylie Jenner le 21 février 2018. Son tweet avait été aimé plus de 320 000 fois. Le jour suivant, l’action de Snapchat chutait en bourse, perdant plus d’un milliard de dollars.
Côté marques enfin, Snapchat était quasiment sorti des radars. « Il y a encore deux ans, Snapchat faisait figure d’outsider pour les marques, raconte Laurent Blassin, en charge des équipes marketing chez Fabernovel. Et même chez nous, l’application était un peu sortie de notre viseur, on se demandait même si elle n’allait pas disparaître. »
En septembre 2021, le réseau a fêté son dixième anniversaire et fait mentir les oiseaux de mauvais augure. En juillet, il signait avec 982 millions de dollars de chiffre d’affaires son meilleur trimestre. Ses utilisateurs ont progressé de 23 %. Et le prochain trimestre devrait une nouvelle fois briser son record. Le réseau au fantôme est même devenu le chouchou des investisseurs.
Dans son bilan trimestriel Gafanomics, où sont étudiés les résultats financiers de 20 acteurs de la tech cotés en bourse (dont Facebook, Google, Airbnb, Tencent…), le cabinet Fabernovel s’étonnait des très bonnes performances de Snapchat. On regarde notamment le multiple entre la valeur boursière de l’entreprise et des indicateurs comme le nombre d’utilisateurs et le revenu. On se rend compte que Snap, au deuxième trimestre 2021, est l’acteur qui a le multiple le plus fort (28.6). Celui de Facebook est autour de 7. Traduction : les investisseurs sont prêts à payer 28 fois le revenu actuel de Snapchat. « Ils ont décidé que Snapchat avait un vrai potentiel dans le futur, basé sur leurs bons résultats mais aussi sur leur potentiel d’innovation à venir, notamment en réalité augmentée où Snapchat a toujours été pionnier », explicite Pierre Gonnet, analyste chez Fabernovel.
Alors comment ce réseau social qui a longtemps vécu dans l’ombre de Facebook a réussi à faire tourner le vent en sa faveur ? D’abord en retenant très bien ses utilisateurs.
Ni tout à fait un réseau, ni tout à fait une messagerie, ni tout à fait un jeu
L’application compte 293 millions d’utilisateurs actifs par jour, loin derrière Facebook et son 1,8 milliard. Mais Snapchat est particulièrement sticky (collante) comme on dit outre-Atlantique. « En France, il y a 17 millions d’utilisateurs actifs qui consultent l’application 30 fois par jour, précise Laurent Blassin. C’est beaucoup plus que pour Facebook et Instagram. Son attraction est assez impressionnante sur la génération Z. »
L’une des raisons à cela, c’est que Snapchat est entre le réseau social et la messagerie privée. D’ailleurs Evan Spiegel avait tenu dès 2018 à définir son entreprise comme une messagerie. « Le côté messagerie de Snapchat est particulièrement pertinent aujourd’hui à l’ère du dark social, où une majorité des contenus partagés le sont par messageries privées », pointe Jean-Baptise Bourgeois, directeur stratégie de l’agence We Are Social. En 2019, un article de Wired expliquait que pour une grande partie des ados, Snapchat était tout simplement indispensable pour pouvoir communiquer directement avec leurs groupes d’amis, même pour ceux qui n’utilisaient pas l’application pour ses autres fonctionnalités. Contrairement à Instagram ou TikTok où l’on se met en scène pour ses abonnés, Snapchat est le réseau du privé, de l’intime.
Une messagerie qui est de plus agrémentée de nombreuses fonctionnalités. Snapchat est à la fois un réseau social, une interface de gaming, une carte interactive, un espace de création où l’on peut éditer ses propres filtres. « Snapchat est une plateforme difficile à comprendre parce qu’elle est très agile et a toujours eu du mal à se positionner. Sa stratégie change quasiment d’une année à l’autre », explique Jean-Baptiste Bourgeois.
Le côté un peu fouilli de l’application peut agacer un non-habitué. Mais cette créativité et les multiples expériences proposées retiennent les plus jeunes. Et même les très jeunes, selon une récente étude de l’agence Heaven. Précisément le public qui fait défaut à Facebook (y compris sur Instagram).
C’est sur Snap que ça se passe
Autre raison de l’attrait des utilisateurs : Snapchat est d’une certaine manière le réseau social de l’action, on y voit des événements du quotidien, filmés en direct. « Quand vous ouvrez TikTok ou Instagram, vous êtes mis dans une position de spectateur qui regarde un fil de vidéos ou de photos, vous pouvez aussi en publier et faire des lives, mais ce n’est pas la première chose que vous faites en arrivant sur l’application, observe Samih El Hadef, creative technologist chez We Are Social. Quand vous ouvrez Snapchat, votre caméra se met automatiquement en route ». Pour le spécialiste, cette spécificité de l’interface explique pourquoi toutes les vidéos « chaudes » – comprendre les événements d’actualité, les scènes de rue (altercation, agression…) – sont d’abord postées sur Snapchat. « Plutôt que d’ouvrir votre appareil photo, d’enregistrer une vidéo puis de la poster sur un réseau social, l’utilisateur ouvre Snapchat et poste directement ». Autant de vidéos reprises ensuite dans les médias et sur les autres réseaux sociaux.
Les annonceurs adorent aussi
Snapchat ne plaît pas uniquement aux jeunes utilisateurs. Les annonceurs commencent à reprendre le réseau social très au sérieux. Entre 2020 et 2021, l’un des plus gros annonceurs français de la cosmétique aurait réorienté son budget pub digitale, qui était uniquement consacré à Facebook (dont Instagram), en partie vers Snapchat. 40 % y serait dédié, contre 60 % pour Facebook.
Pourquoi ? D’abord parce que la génération Z est sur ce réseau, et que cette population créatrice de tendance intéresse de près certaines marques.
Ensuite, parce que Snapchat a énormément investi dans sa plateforme publicitaire ces 12 derniers mois, analyse Laurent Blassin de Fabernovel. L’application met notamment à disposition des annonceurs des outils de mesure de performance des campagnes plus pertinents et plus fins que sur Facebook. « Un annonceur peut obtenir des informations sur les personnes ayant vu la publicité, et combien parmi elles sont allées ensuite sur leur site web. Ce sont des informations que les annonceurs ne sont plus capables d’avoir via Facebook depuis la mise à jour d’IOS 15 (qui permet aux utilisateurs de limiter le tracking publicitaire, Ndlr). » Snapchat ne contourne pas les règles, explique Laurent Blassin, mais il a réussi à mieux s’entendre avec Apple que Facebook – en guerre de longue date avec la marque à la pomme – pour mieux comprendre le nouvel OS.
Et TikTok dans l'histoire (où l’on trouve aussi une partie de la GenZ) ? Le réseau chinois commence à faire des efforts côté publicitaire, mais il reste derrière la messagerie au fantôme, juge Laurent Blassin. « Les formats de TikTok ne génèrent pas autant de trafic ou de ventes directes que les publicités sur Snapchat. »
Snap est parfaitement armé pour le social commerce, le nouveau Graal des réseaux
Snapchat se démarque avec de nouveaux formats en réalité augmentée qui permettent aux marques de générer directement des ventes – le taux de conversion des formats AR/VR serait deux fois plus important que celui des formats classiques. À l’instar du « virtual try-on », ou essayage virtuel, mis en place par des enseignes de mode et de cosmétique comme Gucci et L’Oréal. Le petit réseau social inventif à qui on piquait les idées a donc enfin réussi à les monétiser. Et forcément ça plaît aux investisseurs.
« Ils sont les premiers à se placer sur le marché de l’achat en réalité augmentée, qui est certes encore limité (100 millions de clients), mais qui est en forte croissance », explique Pierre Gonnet, analyste chez Fabernovel. Aujourd’hui environ 30 % des personnes qui ont un smartphone utilisent la réalité virtuelle et augmentée, et on estime que ce taux d’adoption passera à 70 % en 2025.
Et l’entreprise continue ses efforts d’innovation. 30 % de ses revenus ont été investis en R&D l’an dernier contre 11 % pour Facebook. En parallèle, elle mise aussi sur la croissance externe. Snap a investi dans 8 sociétés différentes. « Tous les achats qu’ils ont réalisés dernièrement ont servi à gommer les irritants du e-commerce : scanner un produit dans la rue, essayer un produit en réalité augmentée », précise Pierre Gonnet.
De quoi être bien préparé « à la bataille du social commerce », estime Laurent Blassin. C’est-à-dire ce mix entre réseau social et e-shopping que tous les géants de la tech essaient d’obtenir. En 2021, les ventes via les réseaux sociaux ont progressé de 35 % aux États-Unis.
Snapchat est peut-être mieux nativement armée pour la vente grâce à son avance en réalité augmentée. Mais cela n’empêche pas les autres d’avancer leur pion. En 2021, TikTok a annoncé un certain nombre de fonctionnalités e-shopping. Idem pour Facebook qui en mai annonçait le lancement des « Live Shopping Fridays » aux États-Unis. La bataille ne fait donc que commencer.
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