L'énergie devient le nouveau goulot d'étranglement de l'innovation »

« L'énergie devient le nouveau goulot d'étranglement de l'innovation »

IA Gen, quantique, blockchain… Pour aider les décideurs à y voir clair dans la déferlante tech, la chaire Digital Disruption de l’ESSEC publie une boussole inédite : la Digital Disruption Matrix. Entretien avec son directeur exécutif, Jérémy Beaufils.

« C'est l'année de l'IA ! Investissez. NOW! » Pas facile, quand on est décideur, de naviguer entre les sirènes technologiques à la mode et les vraies opportunités... Après avoir fait tourner les têtes, il est possible que le souvenir de la folie métavers, circa 2022, fasse aujourd'hui grincer quelques dents. Face à l'avalanche d'informations souvent produites par des acteurs intéressés (cabinets de conseil, VCs, investisseurs), le discernement en matière de tendances devient rare.

C'est pour répondre à ce besoin que la chaire Digital Disruption de l'ESSEC a créé sa Digital Disruption Matrix. Pour Jérémy Beaufils, son directeur exécutif, il s'agit « non d'un baromètre de plus, ou d’un exercice de futurologie mais d'une boussole stratégique, un framework objectif conçu pour les décideurs ». Cet outil interactif mesure l'impact de six technologies clés (IA générative, IA descriptive, énergies renouvelables, quantique, robotique et automatisation, blockchain) sur 11 secteurs industriels. Leur score de disruption a été établi par 40 experts selon des critères rigoureux : publications académiques, brevets déposés, taux de citation.

Alors, si 2025 est bien l'année de la GenAI, à quel point l'est-elle réellement ? Varie-t-elle selon les secteurs comme le luxe ou l'automobile ? Nous avons posé cette question – et bien d’autres encore – à Jérémy Beaufils.

L'IA générative domine outrageusement le classement de votre matrice. Ce résultat vous a-t-il surpris ?

Jérémy Beaufils : Oui et non. Nous nous attendions à ce que l'IA générative soit en tête, c'est l'évidence de l'année. La vraie surprise, ça a été l'ampleur de sa domination : elle est loin, très loin devant les autres technologies dans notre indice de disruption. Cet indice mesure la capacité d'une technologie à changer les usages et la perception de la valeur dans une industrie, basé sur le volume, la tendance d'évolution et surtout le taux de citation des publications sérieuses, inspiré d'un article de Nature (Why is science less and less disruptive). Sa croissance en termes de publications et de cas d'usage est sans commune mesure avec ce que nous avons vu pour les NFT ou le métavers. Mon interprétation, c'est que l'IA générative n'est pas juste une innovation technique, c'est une rupture culturelle. Elle permet une sorte de « mémification » de la production culturelle, accessible à tous, avec une qualité bluffante et une facilité d'usage qui expliquent son explosion simultanée dans les usages, les investissements et les « récits » que peuvent constituer ces publications et brevets.

Vous évoquez un « paradoxe de l'IA descriptive » qui reste fondamentale malgré sa moindre visibilité médiatique. Comment expliquer cet écart ?

J. B. : L'IA descriptive, que nous appelons souvent « traditionnelle », analyse d'énormes volumes de données pour en extraire du sens, sans créer de contenu nouveau. Elle est massivement utilisée depuis des années, sous des noms divers (deep learning, etc.) dans les entreprises à des fins de scoring client, maintenance prédictive, gestion des remboursements, etc.

Si nous regardons le volume cumulé de publications sur les 5 dernières années, elle écrase l'IA générative. Pourtant, nous n'y pensons plus, elle fait moins les gros titres, elle n'est plus perçue comme « disruptive » parce qu'elle est devenue la norme. Ici se situe le paradoxe : fondamentale, indispensable, mais avec une visibilité médiatique faible par rapport à l'IA générative. D'ailleurs, l'IA générative, quand elle interagit avec des bases de données complexes, repose souvent sur les données structurées et analysées par l'IA descriptive. C'est une technologie éprouvée, le socle. Elle a atteint une maturité qui fait qu'on n'y pense plus, comme on ne pense plus aux protocoles qui sécurisent nos transactions en ligne.

« L'énergie devient le nouveau goulot d'étranglement de l'innovation », dites-vous. Pourquoi ?

J. B. : Historiquement, l'innovation (surtout numérique) était limitée par la puissance de calcul (loi de Moore), l'accès aux données et les compétences techniques. Aujourd'hui, ces barrières tendent à disparaître : la puissance de calcul est abondante, l'IA facilite l'accès aux données et réduit le besoin en compétences techniques pointues.

Le nouveau facteur limitant, c'est l'énergie. La consommation de l'IA, de la blockchain, ou demain du quantique, est considérable. L'innovation elle-même dépend d'un accès à une énergie abondante et abordable. Nous voyons des entreprises technologiques revoir leurs engagements carbone à cause des besoins de l'IA. Celui qui maîtrisera la production, le stockage, la distribution d'énergie renouvelable à bas coût captera une part énorme de la valeur créée par toutes les autres technologies qui en dépendent.

Le luxe montre une forte ambivalence face à l'IA générative. Pourquoi ?

J. B. : C'est très net dans les opinions recueillies : le luxe est à la fois le secteur le plus enthousiaste et le plus pessimiste. La menace perçue touche aux fondements mêmes du luxe : l'authenticité, la rareté, l'image de marque. Si l'on peut générer facilement ce qui était rare ou unique, cela brouille les repères et effraie ceux en charge de la « brand custody » (ndlr : protection de l'intégrité de la marque).

Mais l'opportunité est aussi immense, notamment pour l'hyperpersonnalisation de l'expérience client où l'IA peut aider à exploiter les données clients, dans un contexte mondialisé. Elle permet aussi de prototyper très vite de nouveaux concepts. Il y a donc une tension forte entre protection de la marque et innovation. Le luxe, habitué à gérer cette dialectique entre héritage et réinvention, devra trouver un équilibre, peut-être en acceptant de lâcher un peu de contrôle.

L'automobile semble « techno pessimiste », notamment envers la blockchain. Comment expliquez-vous ce scepticisme ?

J. B. : Je parlerais plutôt de pragmatisme. Ce n'est pas un secteur « techno-adverse » en soi : l’automobile a, massivement et depuis longtemps, adopté la robotique et l'automatisation. Mais il fait face à d'énormes contraintes et a déjà expérimenté bien des technologies. L'automobile a des cycles de développement très longs et des chaînes d'approvisionnement ultra-complexes. Introduire une nouvelle technologie dans une chaîne de production est une décision lourde de conséquences, avec des « effets papillons » importants – voyez l’affaire des airbags Takata ! Face à cela, la promesse de la blockchain, parfois présentée de manière déconnectée des réalités industrielles, peut susciter du scepticisme. Sans parler de la dimension de souveraineté et la peur de faire le mauvais choix technologique dans un secteur stratégique, presque « émotionnel » qui mettrait en péril une industrie nationale, voire une culture. Les industriels sont donc prudents, préférant des technologies éprouvées, quitte à passer par d’autres pour le faire, comme pour le logiciel (Android Auto, etc.) ou se concentrant sur des enjeux vitaux comme l'énergie.

Vous parlez d'un « effet en attente du quantique ». À quel horizon temporel les entreprises devraient-elles l'intégrer ?

J. B. : Le quantique bénéficie d'une aura culturelle forte, doublée d'une dimension géopolitique, incarnée par la course entre la Chine et les États-Unis, qui renforce son importance stratégique. Il est cependant encore loin d'applications grand public comme ChatGPT.

La menace perçue est principalement celle du déchiffrement des communications actuelles. Un risque immédiat est que les informations chiffrées transitant aujourd'hui pourraient être déchiffrées dans quelques années. C'est une peur future, façon « bug de l’an 2000 », avec une incertitude qui confine presque au « romanesque ».

Dans notre étude, les secteurs identifiés comme les plus concernés sont la finance et les communications, et donc par extension la défense. Cependant, des experts comme Pierre Desjardins, CEO et cofondateur de C12 Quantum Electronics, sont sollicités par des entreprises inquiètes, sans pouvoir toujours qualifier précisément le problème. Pour lui, les vraies applications disruptives du quantique seront peut-être à chercher du côté de la découverte de nouveaux matériaux ou en bio-ingénierie, dont la structure serait particulièrement adaptée au calcul quantique – possiblement à horizon 2030.

Les émulateurs quantiques existants permettent déjà d'évaluer quels problèmes seront résolubles par les futurs ordinateurs quantiques « purs ». Cela permet aux entreprises de commencer à tester la pertinence de cette technologie pour leurs défis spécifiques. La question stratégique se pose : faut-il investir massivement maintenant pour anticiper une menace dans 5-8 ans, ou privilégier des problématiques plus urgentes ? Notre matrice apporte ici une perspective objective : le quantique génère encore peu de publications, brevets et applications concrètes. Il ne représente donc pas une priorité immédiate pour la majorité des entreprises, à l'exception de quelques secteurs spécifiques comme la défense et les télécommunications, qui seront probablement les premiers à s'y investir sérieusement. L'effet d'attente actuel est assez sain : les gens admettent ne pas savoir, contrairement à la blockchain où beaucoup savent qu'ils n'aiment pas.

Pourquoi ce « désamour » pour la blockchain, malgré le regain crypto ?

J. B. : Y a-t-il jamais eu un véritable « amour » industriel pour la blockchain ? (sourire). C'est une technologie très clivante. Nous assistons à un essoufflement des narratifs initiaux (cypherpunk, libertarien), parfois récupérés par une image « hype » et spéculative, et assez éloignée des préoccupations industrielles. Les promesses d'une révolution décentralisée étaient sans doute trop fortes, portées par un écosystème qui avait intérêt à masquer certaines difficultés. Le manque de mise à l'échelle hors finance ainsi que l’agacement face à une forme d’arrogance ont contribué au scepticisme. Cependant, la technologie n'est pas morte.

Les applications intéressantes n'ont pas forcément vocation à être transparentes et visibles du grand public, un peu comme SAP qui est utilisé par des millions de personnes sans qu'elles le sachent. La blockchain semble y arriver aujourd’hui. On observe une convergence entre finance traditionnelle et finance décentralisée. Des banques comme Société Générale utilisent la blockchain pour des opérations complexes, avec Société Générale Repo. La tokenisation d'actifs permet de fluidifier les échanges et de réduire les frictions – ce qui intéresse même le ministère de l'Économie.

La blockchain nécessite un réalignement stratégique sur de vrais besoins métiers. Et il faudrait qu'elle apprenne à se faire aimer pour que les entreprises osent dire qu'elles l'utilisent.

Existe-t-il des innovations émergentes qui n'atteignent pas encore les critères pour figurer dans votre matrice mais qui sont à suivre de près ?

J. B. : À mon humble avis, j'en vois trois principales :

Les Zero-Knowledge Proofs (preuves à divulgation nulle de connaissance, ou preuves d'exécution) : ces technologies permettent d'affirmer qu'une information est vraie sans révéler l'information elle-même. Crucial pour la certification dans un monde où l'IA peut tout générer. Ce n'est pas un hasard si Sam Altman travaille sur OpenAI et Worldcoin. Dans un monde synthétique, comment prouver l'authentique ? (ndlr : Jérémy Beaufils est par ailleurs en charge du marketing stratégique de la startup Kakarot, active sur ce secteur).

La photonique : cette technologie concerne la communication ultra-rapide basée sur la lumière. Elle pourrait dépasser les limites physiques actuelles des puces et offrir une solution aux contraintes énergétiques de l'IA et du quantique.

Les biotechnologies avancées / ingénierie neuronale : l'IA permet de simuler les milliers d'heures d'entraînement nécessaires à la construction d'un robot ou aux essais cliniques. Cette démocratisation pourrait abaisser considérablement les barrières à l'entrée dans des domaines comme l'édition génique ou les interfaces cerveau-machine.

Mais encore une fois, ce sont mes vues personnelles ; j’espère être confirmé, ou pourquoi pas contredit, par les prochaines éditions de la Digital Disruption Matrix !

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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commentaires

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  1. Avatar DELCHINI dit :

    Article très intéressant, qui permet de préciser les technologies concernées par les recherches fondamentales et appliquées avec les les disruptions éventuelles.
    L'autre intérêt de cet article réside dans l'inventaire des secteurs d'activité qui pourraient être concernés par ces disruptions.

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