Les géants de la Silicon Valley sont au cœur de l'infowar. Entre tentatives de hacking et infoxs, ils sont contraints de gérer. Et ce n'est pas si simple. État des lieux.
Comment les géants de la Silicon Valley se mobilisent autour de la guerre d'Ukraine ? S'il a pu tarder, leur engagement se fait de plus en plus clair, assumé au fil des jours, presque des heures.
Hack et infox... les plateformes prises d'assaut
Ça a commencé par des opérations de hacking, forcément. Mercredi dernier, quelques heures à peine avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le Centre de renseignement sur les menaces de Microsoft détectait la présence d’un logiciel malveillant inconnu « essuie-glace », qui visait les ministères et les institutions financières ukrainiens. Quelques jours plus tard, c'est Meta qui révélait comment plusieurs comptes de chefs militaires et de personnalités publiques ukrainiennes étaient ciblés par des cyberattaques, certains d’entre eux postant des vidéos truquées mettant en scène la capitulation des autorités du pays attaqué. Les responsables, déclarait l’entreprise de Mark Zuckerberg, seraient ce groupe de hackers biélorusses, connus sous le nom de Ghost writer, fichés par les renseignements américains pour des faits similaires ces dernières années. Twitter, Snapchat, YouTube, Instagram, Telegram furent également touchés par « l’écrivain-fantôme » (Ghost writer).
Une réaction rapide des entreprises
Chez Microsoft, en moins de trois heures, une mise à jour permettait de bloquer le code du virus. Meta répondit pour sa part en bloquant les comptes visés et en contactant ses propriétaires. L’entreprise californienne annonçait aussi avoir supprimé de sa plateforme une campagne d’influence pro-Kremlin, tandis que Twitter épinglait les messages renvoyant aux organismes de la propagande du Kremlin qui seraient aux alentours de 45.000 par jour depuis le début de la guerre, précisait la compagnie. Google Map cessait pour sa part d’être disponible en Ukraine, afin d’éviter que ses cartes soient utilisées par l’envahisseur.
« Ce n’est pas assez »
« Ce n’est pas assez » regrette Marietje Schaake, directrice du Cyber Policy Center de Stanford University. « Le pouvoir des plates-formes technologiques dans la formation de l’information n’a jamais été aussi clair », écrit-elle sur son compte Twitter, « il faut faire pression sur eux, afin qu’ils cessent d’être un mégaphone de la propagande d’État ». Les États européens eux-mêmes exigent dorénavant des multinationales technologiques américaines qu’elles passent à la vitesse supérieure.
Lundi les dirigeants de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne ont écrit à Meta, Google, YouTube et Twitter pour leur demander de suspendre les comptes des médias officiels russes, à commencer par deux sites d’informations très influents financés par le Kremlin, Russia Today et Sputnik. « Les fournisseurs de plateformes en ligne et les entreprises technologiques doivent prendre position à l’heure où les régimes autoritaires menacent nos sociétés en sapant la paix et la démocratie », indique la lettre.
Les Gafam sont-ils prêts pour la guerre ?
Zeynep Tufecki le démontrait déjà dans son livre Twitter et les gaz lacrymogènes,paru en 2019 : les réseaux sociaux américains n’ont pas été conçus dans la perspective de la guerre. Confrontés à des coups d’État, guerres, actes de propagande ou censure officielle, ils ne savent pas encore agir dans de ce type de situation. Face à l’afflux de messages venus d’Europe de l’Est et de Russie, sommé de s’impliquer davantage contre les infoxs, Twitter supprimait ainsi par erreur des vidéos précieuses postées par des journalistes la semaine dernière sur l’avancée des forces russes, comme le rappelle The Verge. Chez Meta la situation est « chaotique », écrit le New-York Times, non seulement en raison du niveau d’attaques et de désinformation venues de Russie, mais aussi de réticences, du moins dans un premier temps, à censurer les médias officiels russes. Nick Clegg, responsable des affaires internationales de l’entreprise, s’y est enfin résolu lundi, stoppant comme Tiktok l’accès à Russia Today et Sputnik en Europe pour répondre à la pression croissante des gouvernements européens.
Les entreprises concernées semblent ignorer la méthode à adopter face aux demandes contradictoires des responsables politiques mais aussi de leurs usagers ukrainiens, européens, américains et russes. Tous craignent de se voir retirer l’accès au territoire russe, Moscou ayant déjà suspendu plusieurs services d’un certain nombre d’entre eux, comme elle l’avait déjà fait par le passé. Facebook, Twitter sont impactés, YouTube le sera sans doute bientôt, qui a supprimé de sa plateforme cinq chaînes postant des vidéos de propagande russe. Google n’a pas encore répondu au Kremlin, qui exige la suppression de toute mention de la guerre sur son moteur de recherche.
Des différences notables entre les plateformes...
Dans ce paysage en demi-teinte de l’engagement des GAFAM dans cet "effort de guerre de la démocratie contre l’autocratie", comme le présentait le 1er mars le président Biden à la nation américaine, toutes les plateformes ne sont pas égales. Leur contexte est évidemment différent. Et leur gestion de la crise également. Twitter ferait figure de mauvais élève. « Twitter n'a encore rien fait ! », s’est emporté Cédric O, secrétaire d'Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques sur l’émission de France Inter « L’instant M» « Je veux le dire ici très formellement : mettre des petits messages 'Ceci est un message sponsorisé par le gouvernement russe' quand le gouvernement russe est en train d'augmenter sa menace nucléaire, est ridicule et indécent".
A contrario Microsoft a réagi immédiatement, et au-delà de ses propres intérêts commerciaux. Le soir même où la compagnie détectait le virus malveillant, rapporte le New-York Times., au moment où les chars russes traversaient pour la première fois la frontière ukrainienne, Tom Burt, qui supervise les efforts de l’entreprise contre les cyberattaques, contactait Anne Neuberger conseillère adjointe à la sécurité nationale de la Maison Blanche. Washington et Microsoft travaillent depuis main dans la main, quitte à partager les détails du code avec les pays alliés européens et à échanger des informations dès que cela leur semble utile.
« Nous sommes une entreprise et non un gouvernement ou un pays », a tenu à préciser Brad Smith, président de Microsoft, dans un billet de blog publié lundi par la société, « mais nous allons mettre en place une coordination constante et étroite avec le gouvernement ukrainien, ainsi qu’avec les fonctionnaires fédéraux, l’OTAN, et l’Union européenne. »
D'autres prennent les devants. Apple a annoncé ne plus vendre en ligne aucun produit en Russie. Elon Musk a décidé d'installer son réseau Starlink via son satellite afin d’assurer l’Internet à tous les Ukrainiens.
Neutralité ou pas... le choix des plateformes ?
Après l’affaire Frances Haugen, on pourrait considérer impossible aux plateformes de prétendre pouvoir rester neutre comme autrefois. Se draper dans la « liberté d’informer » en se présentant comme « apolitique », non responsable du contenu diffusé... semble compliqué au vue des enjeux. Mais difficile aussi de couper les réseaux sociaux et les entreprises du web de la Russie ou de toutes communications ayant lien avec la guerre en Ukraine. C’est ce que des dizaines de milliers d’usagers de Telegram viennent de rappeler à son PDG Pavel Durov. Très populaire en Russie, comme en Ukraine, l’application est aujourd’hui un média essentiel pour les citoyens des deux camps. Ils y diffusent, entre autres, des vidéos et images plus ou moins authentiques de la guerre, prises, quand elles ne sont pas truquées, avec leurs téléphones portables. Quand Durov signala à ses 600 000 abonnés qu’il envisageait de bloquer certains comptes impliqués dans de la désinformation au sujet de la guerre en cours, il s’opposa à une telle levée de boucliers qu’une heure après, il faisait marche arrière.
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