Au Grand barouf numérique à Lille, j’ai passé 10 heures dans la peau d’une députée. L’idée ? Imaginer le futur de la démocratie à l’ère digitale. Une expérience qui a remis en question mes pratiques numériques et ma certitude qu’il est trop compliqué de contourner Facebook, Google and cie.
Il est 18h, jeudi 21 mars 2019. La séance de clôture du Grand Barouf numérique touche à sa fin. Les députés, dont je fais partie, doivent écrire sur un papier un « engagement » qu’ils sont censés tenir. Je griffonne « arrêter de penser que le pouvoir des Big tech est une fatalité, utiliser d’autres outils ». Un peu nian nian, certes, mais je me sens honnêtement convaincue qu’on peut reprendre (un peu) le pouvoir sur les GAFA.
Data, transition écologique et démocratie
Dans ma vie de tous les jours, pourtant, je fais partie des gens qui continuent d'utiliser les GAFA malgré les scandales à répétition. Alors pourquoi ce soudain élan d’optimisme (et de naïveté ? ) et la conviction qu’on peut changer la donne ? Toute la journée, je me suis glissée dans la peau d’une députée pour le Grand Barouf numérique à Lille, un événement organisé par Ouishare dont l’objectif est d’imaginer la démocratie du futur à l’ère du numérique.
Pendant 12 heures, j’ai dû respecter les trois articles suivants : participer activement aux auditions et questionner nos pratiques numériques, examiner les trois propositions de lois et voter, interpeller les rapporteurs. Les propositions de lois s’articulaient autour de trois thématiques : données personnelles, innovation démocratique et transition écologique. Pour chacune d’entre elles, un rapporteur a été désigné.
100 minutes pour lire les conditions d'utilisation de WhatsApp
Une courte exposition dans le hall de la Chambre de commerce et d'industrie du Grand Lille (dont les colonnes en marbre et les boiseries détonent un peu avec le thème de la journée) vous met tout de suite dans l’ambiance. Des schémas rappellent que les 12 milliards de mails qu’on s’envoie chaque heure consomment l’équivalent de 15 centrales nucléaires ou 4 000 allers-retours Paris-New-York. Un docu raconte comment vos données sont allègrement exploitées par des sociétés pour établir votre profil psychologique. Cinq longues bandes de papier ont été collées au sol. Elles alertent sur la complexité des conditions d’utilisation des applications comme Instagram, Tinder, Snapchat. Sur chacune d’elle sont inscrites les conditions que l’utilisateur est censé lire en se connectant (s’il ne clique pas sur « acceptez tout » ). La plus longue bande, celle de WhatsApp, mesure au moins quatre mètres. Il est indiqué qu’il faut 100 minutes pour lire toutes les conditions d’utilisation.
Il est 9h30, la première audition de la journée commence. « Comment gouverner à l’heure des GAFA. » Il faut choisir son camp pour s’installer dans la salle. À droite si on est plutôt d’accord avec la proposition de loi liée à la conférence (ici : taxer les revenus publicitaires des entreprises du numérique à hauteur de 50 %). À gauche si on ne l'est pas. Enfin, les indécis peuvent se placer au centre : pourquoi 50 % ? Est-ce que ça permettrait de les faire changer de modèle d’affaires et donc de moins pomper nos données ?
Aucun représentant des Big tech n’est venu se défendre. Dommage. Un boulevard s'ouvre pour les défenseurs du web libre présents sur scène. Quelques phrases m’interpellent. « Les autorités sont schizophrènes, elles veulent protéger nos données et en même temps confèrent plus de pouvoirs aux GAFA en leur demandant de contrôler et sanctionner les propos haineux. Moi je ne veux pas qu’on leur donne plus de pouvoir, je veux qu’on leur en retire », martèle Benjamin Bayart, co-fondateur de la Quadrature du Net. « Les conditions d’utilisation des GAFA sont au-dessus des lois. Lorsqu’un contenu doit être retiré d’une plate-forme, il l’est d’abord s’il est contraire aux conditions de la plate-forme. S’il est contre la loi, il n’y a souvent pas de sanction », renchérit Estelle Masselé de l'association Access, qui défend les droits de l'Homme à l'ère du numérique. Sébastien Sorano évoque les propositions de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques) pour contenir le pouvoir des GAFA : leur interdire le rachat de start-up, la diversification à outrance notamment.
Nos data c'est comme notre corps
Après la conférence, je me sens un peu plus remontée contre les GAFA, sans savoir pour autant si les taxer 50 % règlerait le problème. Au centre du hall de la CCI Grand Lille, les neuf propositions de lois défilent sur un écran géant. On peut vérifier les résultats provisoires. Les 242 votants trouvent la proposition de taxer les GAFA excellente en majorité. L’idée de mettre en libre accès les données des entreprises n’est pas très populaire. Celle de pouvoir vendre ses données personnelles encore moins. Le moment du déjeuner est fait pour interpeller les rapporteurs. « Proposer de vendre ses données personnelles, c’est vraiment non. La donnée c’est comme le corps humain, ça ne se vend pas ! » , s’insurge un homme d’une trentaine d’années face aux rapporteurs.
Je le retrouve un peu plus tard autour d’une table, entouré de Dorie Bruyas, la rapporteuse en charge du thème « données personnelles » et de quatre autres députés. « Pour moi l’IA, c’est l’anti-démocratie. On retire le libre-arbitre aux humains. C’est le programme politique d’un monde totalitaire », lance un informaticien installé à ma gauche. Ambiance.
Design éthique vs design persuasif
L’après-midi, un atelier finit de me convaincre qu’on se fait berner par les GAFA (s’il y avait encore besoin de s’en persuader). Karl Pineau, designer éthique, nous forme aux « dark patterns ». Il explique comment le design persuasif de nos applications et sites préférés nous rend addicts et dociles. Le scroll infini qui vous fait rester le plus longtemps possible sur le site. Linkedin qui joue sur la gamification en vous honorant du statut « expert » si vous remplissez votre profil complètement. Prendre le temps d'identifier ces biais cognitifs est un moyen de ne pas se laisser complètement avoir par les Big tech.
Les small tech sont l'antidote
D’autres solutions pour contrer les GAFA sont évoquées lors d’une conférence d’Aral Balkan, qui se définit comme un activiste cyborg (n’importe quelle personne dotée d’un smartphone est un cyborg selon lui). Utiliser des outils informatiques libres. Il cite Mastodon, l’équivalent de Twitter sans pub ni surveillance. Purism, le fabricant d’ordinateurs et de smartphones équipés du système d’exploitation libre Linux. Et la messagerie Fast Mail. « Vous devez payer un abonnement. Soit vous payez avec votre cash sur Fast Mail, soit vous payez avec votre dignité sur Gmail. À vous de choisir », lance-t-il. À ses yeux, le contre-pouvoir passe par ces « small tech » (des technologies à échelle humaine).
Arrive la session de clôture. Les propositions de lois retenues : taxer à 50 % le revenu des GAFA, faire en sorte que chaque délibération du conseil municipal soit soumise au vote des citoyens via une plate-forme en ligne et garantir les ordinateurs 10 ans et les rendre modulaires. Quelques vrais députés sont présents dans la salle. Reste à savoir s’ils proposeront ces lois à l’Assemblée nationale. Le Grand barouf laisse en tout cas le sentiment qu’il est possible d’en faire plus pour reprendre un peu de pouvoir face à l’oligopole des géants du web.
Pas sûre que mon engagement et cet élan optimiste résistent aux prochaines annonces des GAFA, sur une énième diversification ou un nombre d’abonnés en pleine croissance. Mais ça vaut sans doute le coup d’essayer.
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