
Avec son livre Breaking Bad Habits, le chercheur en management Freek Vermeulen délivre un conseil simple mais puissant aux entreprises : la meilleure façon de grandir, c'est encore de se débarrasser de ses routines favorites.
FREEK VERMEULEN : En effet, se débarrasser d’une mauvaise habitude peut être en soi une innovation. Pas besoin de courir après les nouvelles technologies : innover passe aussi par le fait de se transformer. Par ailleurs, toutes les habitudes ne sont pas dommageables. Certaines permettent aux entreprises d’exister, de se construire, et il ne faut pas chercher à tout réinventer tout le temps. Le danger, en revanche, c’est d’avoir de mauvaises habitudes, et de ne pas s’en débarrasser.
Comment les définiriez-vous ?
F. V. : On les identifie à leur impact négatif sur la durée. C’est aussi comme cela que je les mesure. En d’autres termes, une habitude sera jugée mauvaise si, lorsque vous l’abandonnez, vos performances s’améliorent.
Vous reconnaissez que les mauvaises habitudes sont parfois à l’origine de succès passés.
F. V. : En effet, et c’est la raison pour laquelle on a tant de mal à les abandonner. L’exemple de HMV est très éclairant. Pendant des années, ce distributeur a dominé l’industrie musicale au Royaume-Uni : après une première expansion dans les années 1960, la chaîne s’est imposée comme leader du secteur au début des années 1980. À la fin des années 1990, le succès était international et reposait sur une recette toute simple : la possibilité d’écouter en point de vente un morceau avant de décider si l’on voulait ou non acheter un CD. En 2002, la valeur boursière de HMV s’élevait à 1 milliard de livres. Déjà, à l’époque, certains analystes avaient des doutes quant à la pérennité du système – les supermarchés vendaient de la musique à bas prix, Amazon rodait, et iTunes émergeait. Pourtant, le directeur général de l’entreprise, Steve Knott, ne prenait aucune de ces menaces au sérieux. Il n’a ouvert sa plate-forme de musique en ligne qu’en 2010. Bien trop tardivement. C’est un classique de ce que l’on appelle escalade of commitment – « l’escalade de l’engagement » : c’est le fait de s’accrocher à une stratégie qui fut, à une époque, porteuse de succès. C’est une spirale dont il est difficile de sortir. Pour réduire les risques de s’y enfermer, il faut accepter de considérer qu’une pratique qui nous a toujours été bénéfique peut devenir néfaste. Cela nécessite de comprendre que notre identité n’est pas liée à des pratiques qui nous ont aidés à un certain moment. Il faut travailler de façon collective, accueillir les différences de points de vue, et considérer d’autres alternatives.
Vous comparez les mauvaises habitudes à des virus…
F. V. : Oui, et les virus « corporate » peuvent tuer très lentement. On constate que leurs conséquences néfastes vont mettre des années avant de se révéler, et qu’en attendant, les gens vont penser qu’ils font des choses positives, productives ou rentables. Et c’est pour cette raison que les mauvaises habitudes sont si difficiles à combattre : sur le court terme, elles peuvent produire de très bons résultats. Au Royaume-Uni, par exemple, on a pu constater que certaines cliniques n’acceptaient plus de patientes « difficiles » : entre une femme de plus de 40 ans, qui essaie d’avoir un enfant depuis 10 ans et une femme de 33 ans qui n’essaie que depuis 3 mois, je vous laisse deviner sur qui se portait leur choix. Le résultat ? Un superbénéfice à court terme. En revanche, sur le long terme, il a été prouvé que ces maternités faisaient moins de progrès en recherche que les cliniques qui continuaient à accepter des cas plus compliqués. En optant pour cette stratégie, elles ont sacrifié leur capacité d’innovation. Enfin, les mauvaises pratiques sont d’autant plus difficiles à identifier qu’elles varient selon les pays, les époques, les entreprises ou les secteurs. Une entreprise peut ainsi adopter une stratégie gagnante qui serait catastrophique pour une autre. La chaîne d’hôtels citizenM, par exemple, a fait le choix de ne pas avoir de réceptionnistes : son offre s’adresse à une population technophile, qui préfèrera chercher un restaurant sur TripAdvisor qu’auprès d’un employé. Cela fonctionne effectivement très bien ! Pour autant, cela ne signifie absolument pas que tous les hôtels doivent se débarrasser des réceptionnistes. Ainsi, l’identification des mauvaises pratiques est d’autant plus compliquée que l’on ne peut pas faire une liste qui les recenserait toutes – du moins pas de façon définitive.
Cela ne sert donc pas à grand-chose d’épier son voisin pour savoir ce qui fonctionne…
F. V. : Effectivement, il est plus important de procéder à sa propre introspection – sans pour autant chercher à tout analyser et à tout comprendre avant de se lancer. Copier ce que font ses concurrents sous prétexte que cela fonctionne pour eux, c’est le risque de récupérer par la même occasion leurs mauvaises habitudes. Un risque qui peut toutefois s’avérer payant : lorsque The Times a copié The Independent – qui était le premier journal à adopter un format papier moins imposant –, ça leur a réussi. De même, HMV aurait vraiment dû s’inspirer de ce que faisaient les plates-formes de musique en ligne plutôt que de s’évertuer à vendre des CD en magasin !
L’écosystème dans lequel évoluent les entreprises est de plus en plus mouvant et complexe : les leaders comme les collaborateurs sont obligés d’apprendre constamment. Comment intégrer cette contrainte ? On commence par quoi ? et par qui ?
F. V. : Il ne s’agit pas de demander aux gens d’apprendre en permanence de nouvelles compétences. Mais on peut demander aux organisations d’être dynamiques, de s’adapter. Il est par exemple une population qui est complètement sous-estimée, et qui peut pourtant apporter gratuitement un regard pertinent : ce sont les nouveaux employés ! Lorsqu’une nouvelle personne arrive, elle est généralement en phase d’observation – mais très rapidement, elle remet en question les process, les méthodologies, l’organisation dans son ensemble, et parfois elle propose des solutions pour les améliorer. Quand c’est le cas, on l’envoie balader. Et la plupart du temps, elle n’ose même pas prendre la parole ! Je recommande aux entreprises d’organiser 2 à 3 fois par an des réunions où les nouveaux employés sont invités à s’exprimer. Les managers doivent écouter, car ils conservent un rôle essentiel : celui de donner une direction, un but commun à atteindre. Ils n’ont pas à se perdre dans les détails pratiques. Ils doivent créer un cadre, et c’est aux collaborateurs de prendre leurs décisions en fonction.
Est-ce que cela signifie que le boss est forcément la tête pensante de l’organisation ?
F. V. : Il est la tête dans la mesure où il définit la direction générale, mais il existe une multitude de cerveaux au sein d’une organisation. C’est pour cela qu’il faut créer des conditions, des moments, où les collaborateurs peuvent échanger, partager leurs idées – entre eux et avec le management. Pour reprendre l’exemple des hôtels citizenM, les équipes managériales ont établi une stratégie claire en prenant le parti de ne s’adresser qu’aux voyageurs technophiles – une décision très top down. C’est ensuite le rôle des équipes de déterminer la meilleure façon d’y parvenir, quels obstacles éviter, quels freins lever… dans une logique beaucoup plus bottom up. C’est la seule façon de faire dialoguer l’organisme.
F. V. : En tant que collectif, les organisations peuvent apprendre – mais cela requiert un changement de perspective de la part des individus. Du côté des managers, il s’agit d’accepter le fait que le savoir vient souvent de ceux qui font au quotidien plutôt que de ceux qui le gèrent de loin. Il faut organiser des temps de rencontre et d’échange entre la hiérarchie et l’opérationnel. Ça n’a rien d’automatique ! Cependant, certaines initiatives me laissent sceptique – comme les afterworks ou le team building. C’est trop artificiel, et en réalité, les gens ne cherchent pas vraiment à investir des groupes qui leur sont étrangers. Je pense qu’il est plus efficace que cela soit structurel. J’ai en tête l’exemple d’Alfred West, CEO de SEI. Un véritable serial changer ! Il a choisi de modifier le mode de rémunération de ses employés tous les trois ans : en tenant compte de leurs objectifs personnels, puis des objectifs de leur équipe, et enfin des objectifs de l’entreprise. Ainsi, ils acquièrent un état d’esprit très particulier : ils savent être autonomes, travailler en équipe, et considérer les enjeux corporate. Cette méthode a une autre vertu : elle permet de démontrer à tous combien chaque métier est connecté à celui des autres. Et ça, c’est fondamental.
Si vous deviez ne donner qu’un seul conseil aux entreprises pour réussir à évoluer et à apprendre collectivement, quel serait-il ?
F. V. : Soyez proactives. Et pour réussir à se débarrasser des mauvaises habitudes, il suffit de se poser les bonnes questions. « Pourquoi est-ce que je fais cela ? Pourquoi est-ce que je le fais de telle façon ? » Si la réponse est « C’est comme ça que l’on a toujours fait » et qu’elle est suivie de « Tout le monde le fait » …, c’est probablement le signe qu’il faut changer.
PARCOURS DE FREEK VERMEULEN
Professeur de stratégie managériale à la London Business School, il s’attache à décrypter les rouages des grandes organisations : croissance, innovation, organisation… Ses travaux de recherche ont été publiés dans l’Academy of Management Journal, Organization Science, Harvard Business Review, Financial Times ou The Wall Street Journal. Il a remporté le prix de la London Business School’s Excellence in Teaching.
À LIRE
Freek Vermeulen, Breaking Dad Habits: Defy Industry Norms and Reinvigorate Your Business, Harvard Business Review Press, 2017.
À CONSULTER
freekvermeulen.com
« Corporate Viruses and Bad Management Practices », TEDx London Business School, 31 mai 2016.
[…] Paradoxalement, exiger de tous un tel engagement est sûrement excessif. Quid en effet d’un salarié que l’engagement pousserait à prendre des risques ? Quid de celui qui, dès lors, n’écouterait pas ses premiers symptômes et ferait courir à ses collègues des risques importants ? Mais alors, si la présence n’est pas le bon ou tout du moins pas l’unique marqueur, quel peut être ce marqueur pour ces populations ? […]