le modèle économique de Spotify est-il solide ?

Le modèle économique de Spotify est-il vraiment solide ?

© Manuel Paul via flickr

Spotify dévisse en bourse et suscite des craintes quant à la rentabilité de son modèle économique. Que disent ces difficultés sur la solidité du business du streaming musical ?

Le géant suédois du streaming musical serait-il pris dans les mêmes turbulences que son homologue de la vidéo Netflix ? Avec une action qui dévisse depuis plusieurs mois et des inquiétudes persistantes quant à la rentabilité de son modèle, Spotify est-il l'un de ces géants du numérique aux pieds d'argile ?

La plateforme musicale suédoise fait partie des trois acteurs qui ont émergé sur le marché du streaming musical dans les années 2000, aux côtés du français Deezer lancé en 2007 et de l’américain Rhapsody né en 2001. Les deux fondateurs, Daniel Ek et Ludvig Strigeus viennent des nouvelles technologies ; ils se sont rencontrés chez uTorrent, l’un des plus gros sites de partage de fichiers en peer-to-peer. Cette compétence très tech a largement contribué à nourrir Spotify à ses débuts. Mais quels sont ses enjeux désormais ? Auteur d’un essai de référence sur le marché du streaming musical, Boulevard du stream : du mp3 à Deezer, la musique libérée (Castor Music, 2017) le journaliste Sophian Fanen décortique pour L’ADN le modèle économique de Spotify.

Quelles sont les grandes étapes qui ont jalonné l’histoire de Spotify, depuis sa création comme start-up suédoise en 2006 jusqu’à son introduction en bourse en 2018 ?

SOPHIAN FANEN : Spotify est devenue une plateforme de streaming musical par défaut, ou plutôt par opportunité. À l’origine, les deux fondateurs ont la volonté de mettre en commun leurs compétences technologiques et ils ambitionnent de monter sur un modèle de streaming. Ils passent alors en revue tous les secteurs : cinéma, jeux vidéos et musique. Au début des années 2000, c’est la musique qui leur apparaît comme le secteur le plus mature. Leur premier coup est de se positionner sur une niche : ils s’adressent avant tout aux puristes, aux boulimiques de musique. Pour avoir accès à la plateforme et à son catalogue, il faut d’ailleurs passer par un modèle de cooptation.

Je situe le deuxième grand moment à 2014-2015, c’est le basculement vers les playlists. La playlist est le cœur du réacteur, l’essence même du streaming. La plateforme cesse alors d’être un hébergeur de contenu ou une simple infrastructure d’écoute, Spotify devient un média. L’entrée sur le marché américain, qui culmine avec l’IPO (entrée en bourse via une cotation directe, nldr) de 2018, marque l’autre grande étape dans le déploiement du modèle Spotify. Les États-Unis c’est le premier marché au monde, mais aussi celui qui est médiatiquement le plus scruté. C’est pour ça que Spotify fait le choix d’une introduction en bourse sur le New York Stock Exchange et pas à Londres, qui est pourtant le centre névralgique du marché européen.

De quelle nature sont les coûts auxquels fait face Spotify pour rester compétitif ?

Comme toute plateforme numérique, Spotify doit assumer des coûts d’opération techniques : héberger ses contenus musicaux mais aussi les transporter et donc avoir accès à une bande passante de qualité. Sur ce point, le modèle de stockage en peer-to-peer leur a permis d’être plus efficaces et plus rapides que leurs concurrents à leurs débuts. Spotify doit aussi dépenser beaucoup d’argent pour maintenir l’ergonomie de sa plateforme avec un client unique web et desktop pour tous les marchés. Le marketing représente bien sûr un coût majeur. Comme toute entreprise en situation de conquête de marché, Spotify doit susciter une révolution des usages et aller chercher ses utilisateurs et utilisatrices. Cette stratégie de captation coûte très cher et l’entreprise investit énormément dans ses contenus à une échelle mondiale. Le coût des licences est aussi incontournable : l’accès au catalogue des majors se renégocie tous les trois ans environ. On parle de centaines de millions de dollars.

Le site américain The Information a déclaré dans un article récent que le streaming musical est un mauvais business model. Doit-on lui donner raison ?

Le modèle économique des plateformes de streaming musical a été décidé par les majors et pas par les plateformes elles-mêmes. Il est critiqué mais pour le moment personne ne le remet en question parce que tout le monde y trouve son compte. La musique est un actif sûr, la révolution numérique du secteur est achevée dans le sens où le streaming est un usage installé. Pourtant les gisements de croissance sont gigantesques. Le monde est vaste et le business de la musique est limité à dix marchés. Tout l’enjeu de Spotify consiste à conquérir les autres : Mexique, Brésil, Nigeria, Chine et Inde… des marchés gigantesques mais pas encore matures. Le modèle économique du streaming est inachevé mais c’est un business solide.

Cet article insiste sur le jeu comptable opéré par la plateforme entre le moment où elle perçoit les abonnements et celui où elle reverse leur part aux ayant-droits. En quoi est-ce révélateur d’une fragilité du modèle économique de Spotify ?

Spotify use d’une astuce comptable somme toute très classique. La plateforme encaisse les abonnements au mois mais elle paye les ayant-droits au trimestre. Elle dispose donc de trois mois de trésorerie pour faire travailler l’argent, dégager des dividendes et investir. En clair, pendant trois mois, elle jouit du bénéfice sans payer les coûts de ce bénéfice. Mais il s’agit finalement d’une mécanique classique entre fournisseurs et clients. Ce que pointe l’article de The Information, c’est que cette astuce comptable ne devrait pas être l’alpha et l’oméga de la stratégie d’investissement de la plateforme. Du point de vue d’un investisseur financier, c’est révélateur d’une fragilité. Mais il faut savoir que les majors utilisent strictement le même procédé en ne payant les artistes qu’au semestre. Cette cascade de profits se réalise donc sur le dos des artistes.

N’est-ce pas aussi révélateur d’une difficulté à atteindre la rentabilité ?

Spotify s’abrite beaucoup derrière sa pseudo-absence de rentabilité. Passer pour la petite chose fragile de l’industrie, face aux géants qui pénètrent le marché et face aux majors, c’est un discours confortable, mais c’est un discours marketing. Effectivement, la valeur de l’entreprise en bourse fluctue, de la même manière que l’ensemble des valeurs technologiques. L’incertitude boursière illustre que les plateformes de streaming musical sont prises dans un étau entre le besoin de croissance, le durcissement de l’encadrement législatif mais aussi les obligations futures et actuelles de modération. Je fais référence ici à des paquets législatifs comme la réglementation DMA-DSA ou encore la directive Copyright qui vont plus fortement encadrer les plateformes à l'échelle européenne. Mais l’argent est là, les sommes sont colossales. Le streaming musical est un asset sûr, qui est sorti renforcé de la pandémie, contrairement à d’autres secteurs.

L’analogie avec le modèle Netflix est-elle pertinente, avec des coûts sans cesse croissants et de nouveaux concurrents redoutables car disposant d’une assise plus large ?

En effet, Spotify fait face à des difficultés similaires à celles que connaît Netflix. Du côté des nouveaux concurrents, Google a enfin pénétré efficacement le marché de la musique payante via YouTube Premium. Amazon se positionne de manière très offensive avec Amazon Music, Apple avec Apple Music et Tencent est incontournable sur le marché chinois. Ces concurrents ont un point commun : l’offre musicale est un élément secondaire de leur business. Le streaming musical permet à Apple de vendre des ordinateurs et des téléphones, à Amazon de vendre Prime et nos données. Quant à Tencent, ils vendent leur plateforme centrale et l’accès au marché chinois. Spotify est l’un des seuls géants natifs de la musique, qui ne vend d'ailleurs pas vraiment de la musique. Ce que vend Spotify c’est un accès facilité et guidé à des playlists, une recommandation algorithmique en somme.

Quelle stratégie de diversification a été menée par Spotify pour élargir la base de son modèle ?

La tentative de développer un assistant vocal s’est soldée par un échec. L’entreprise communique aujourd’hui sur son projet « Car Thing » qui correspond à la tentative de pénétrer le marché automobile en installant Spotify de manière native dans tous les autoradios. Un projet similaire est déployé en direction du marché de la Hi-Fi. Mais le mouvement de diversification le plus significatif de ces dernières années est le podcast. Il témoigne d’une stratégie plutôt habile qui a permis de faire d’une pierre, trois coups.

En quoi le pivot vers le podcast a été une stratégie gagnante pour l’entreprise ?

Côté marketing et publicité, la diversification vers le podcast a permis de s’ouvrir à de nouveaux annonceurs, auxquels la seule musique ne permettaient pas d’accéder. Les revenus tirés de la publicité ont bondi de 62 % en 2021, c’est énorme. Ils proviennent en grande partie des licences de podcasts négociées avec des poids lourds comme Joe Rogan. Côté développement, cette stratégie a permis d’aller chercher de nouveaux abonnés, dans des cercles plus éloignés que les early adopters passionné·e·s de musique. In fine, cela permet à la plateforme de se détacher de sa dépendance à la musique et aux ayants droit. L’affaire Neil Young est venue illustrer le fait que la part artistique ou les considérations morales peuvent parfois « entraver » le business. Et, d’un point de vue strictement comptable, rémunérer les ayant-droits coûte cher à la plateforme. En se développant vers du podcast, la plateforme réduit les dépenses qu’elle reverse à la musique. Spotify a en quelque sorte renversé le rapport de force : les musicien·ne·s ne peuvent plus se passer de la plateforme, mais elle peut se passer de la musique.

La récente polémique autour du podcast The Joe Rogan Experience et de son animateur star lié par un contrat de plus de 100 millions de dollars avec la plateforme ne porte-t-elle pas atteinte à cette stratégie ?

Si Spotify a mis 100 millions sur la table, c’est que ce type de licence peut générer beaucoup plus. Alors oui, elle devra payer des coûts en terme d’image mais à moyen terme, les bénéfices restent plus importants que les pertes potentielles.

Quelles sont les options de Spotify à long terme : viser la concentration avec un rachat ?

À la manière d’un Netflix, Spotify a entamé une guerre de position avec ses nouveaux rivaux pour conquérir les marchés non-occidentaux. Il faut vraiment mettre en perspective l’idée d’une fragilité de son modèle. La principale fragilité à mon sens c’est le fait que Spotify n’est pas assis sur son marché, l’entreprise ne possède pas la matière première – la musique – et elle est donc contrainte au mouvement perpétuel. Mais dans cette course de fond, Spotify sait s’entourer. L’entreprise a déjà amorcé un mouvement pour se rapprocher du chinois Tencent. On peut interpréter ce mouvement de deux manières. Côté Tencent, cela peut illustrer la volonté de retarder l’entrée en Chine de l’un de ses gros concurrents. Côté Spotify, on peut le voir comme un premier pas vers la concentration, Tencent étant l’un des gros acteurs qu'il vaut mieux avoir de son côté si on veut gagner l’âpre bataille du streaming musical.

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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