Une vélo Peugeot, une IPA et Karl Marx

Vélo Peugeot, vinyles et IPA : l' « économie hipster » ou la quête désespérée de l'authenticité

Suffit-il de porter un pull tricoté main et de boire des sirops de bissap pour échapper au capitalisme ?

Des vêtements à la musique en passant par l'alimentation et les voyages... La recherche d'authenticité façonne les habitudes de consommation, conduisant parfois à la résurgence de modes de production que l'on pensait obsolète. Une appétence qui transforme au passage le paysage urbain et les économies locales. Dans The Hipster Economy (éditions UCL Press), Alessandro Gerosa, professeur de marketing à l’Université de Birmingham, explique comment la quête d’authenticité a façonné les sociétés occidentales depuis l’émergence du capitalisme et de la société industrielle.

« Dans l'artisanat et la fabrication, l'ouvrier se sert d'un outil. À l'usine, la machine s'en sert. » Pourquoi cette citation de Karl Marx au début de votre livre ?

Alessandro Gerosa : L’ « économie hipster », composée de petites enseignes vendant des produits artisanaux et offrant une expérience de consommation authentique, est omniprésente. Comme ce phénomène relativement récent a explosé au cours de la dernière décennie, nous pourrions supposer qu’il s’agit d’une nouveauté révolutionnaire. Or, cette vague néoartisanale n’est que la dernière itération d’une vieille tentative des individus : échapper aux caractéristiques oppressives et aliénantes de la société industrielle et du capitalisme tardif (late stage capitalism) à travers les idéaux de l’artisanat. Ces derniers constituent le point de référence implicite lorsque nous discutons des idéaux de « bon travail » et de « bonne consommation », car ils font référence à une expérience, de travail ou de consommation, où l'individu se sent au pouvoir, et non à la merci d'autres forces et de polycrises perpétuelles.

Que faut-il entendre par « hipsters », et pourquoi sont-ils paradoxaux ?

A. G : Aujourd'hui, le terme ne fait plus référence à une sous-culture, si tant est que cela ait jamais été le cas. Il décrit plutôt une attitude de consommation paradigmatique incarnée notamment par la classe moyenne. Les goûts des hipsters sont guidés par deux aspirations : atteindre l’authenticité et les formes de distinction marginale à travers la consommation. Le « paradoxe du hipster » avait été conceptualisé comme celui selon lequel les hipsters refusent d’être étiquetés comme tels. Pour moi, le véritable paradoxe est ailleurs : malgré les moqueries généralisées à l’égard des hipsters, nous sommes tous devenus, sous différentes formes et à différents degrés, des hipsters.

Comment est-ce que le post-fordisme a influencé la contre-culture « hip » ?

A. G : Au cours des cinquante dernières années, le capitalisme a désespérément tenté de cacher sa nature industrielle. D’un point de vue symbolique, le capitalisme s'est approprié la révolte contre la société industrielle qui a éclaté dans les années 60 et 70 en s’emparant de son imaginaire. Pensons au festival Woodstock : la première version était l'incarnation d'une société alternative imaginée par une nouvelle génération contre tout ce que représentait le capitalisme de l'époque. Dans les années 90, les mêmes promoteurs ont organisé un nouveau festival, sponsorisé cette fois par de grandes entreprises, diffusé en pay-per-view sur MTV.

Que recouvre la fameuse « recherche d’authenticité » ?

A. G : C'est le désir durable des individus de garder le sens d'eux-mêmes et de vivre des expériences significatives, dans leur travail ou les loisirs, contre les forces oppressives de la société moderne. L’industrialisation et le capitalisme ont considérablement accru ces pressions au cours des trois cents dernières années. Je propose une définition volontairement large de l’authenticité, comme la liberté d’autodétermination, d’expression de soi et de particularité des expériences de vie.

Dans quel courant historique, intellectuel et social s'inscrit cette recherche d'authenticité ?

A. G : L’idée d’authenticité est profondément ancrée dans la culture occidentale. Depuis l’émergence de la société industrielle, elle représente un concept polémique : l’opposé idéal et ambitieux de la condition d’aliénation subie par les individus. Comme nous vivons encore dans une société industrielle et capitaliste, l’idéal d’authenticité perdure. Cependant, les significations associées à l’authenticité ont forcément changé par rapport au 19ème siècle... L'authenticité a été définie entre le domaine de l'esthétique et du politique par nombre d'intellectuels : Jean-Jacques Rousseau et le romantisme, puis William Morris avec le mouvement Arts and Craft, qui combinait marxisme et tradition romantique. La première phase de cette recherche peut être grossièrement associée aux débuts de la société capitaliste. Une deuxième phase peut être identifiée en concomitance avec ce qui a été considéré comme le capitalisme fordiste, au cours des décennies centrales du XXe siècle. En réponse aux conséquences néfastes de la standardisation de masse, une nouvelle conception de l'authenticité est née parmi les penseurs critiques et les intellectuels associés au courant dit de « l'humanisme marxiste » (Lefebvre, Sartre, Freire et Marcuse...). Au cours de cette phase, les idées de liberté et de particularité ont gagné en importance. Ces intellectuels ont eu une influence décisive sur les révoltes des années 60 et 70, notamment en Europe. À partir de là, la notion d’authenticité s’est progressivement imposée jusqu’à aujourd’hui.

La notion d'authenticité, érigée comme horizon ultime, ne fait pourtant pas l'unanimité...

A. G : Le philosophe Michel Foucault a rejeté à plusieurs reprises l'existence d'un « moi intérieur authentique » inné, naturel, capable de s'exprimer librement s'il n'était réprimé par la société industrielle et capitaliste. Selon Foucault, le soi est toujours le résultat d'une construction sociale, de relations de pouvoir et de structures sociales et culturelles. Cette idée d’un moi intérieur authentique prêt à s’exprimer librement une fois qu’il n’est plus réprimé est au cœur des imaginaires néolibéraux de la consommation qui marchandisent l’idéal d’authenticité.

Pourquoi assiste-t-on aujourd'hui à un retour de l'artisanat ?

A. G : Comme le rappelle le mouvement Arts and Crafts, l'artisanat incarne l’ « anti-industriel », l'authentique. L’économie urbaine de l’alimentation et des boissons, épine dorsale de l’économie hipster, a été à l’origine de cette résurgence. Plus que le processus de production lui-même, les produits artisanaux sont définis par les significations symboliques. Deux exemples : les vinyles et les bières artisanales. Produits industriellement par de grandes marques, les vinyles sont revenus à la mode parce que symboliquement associés au passé et à une esthétique distinctive. Ils affichent souvent de petites imperfections audio, ce qui augmente la perception de leur nature artisanale. Côté bière, les IPA sont devenues – au cours de la dernière décennie – presque synonymes de bières artisanales. Pas vraiment en raison d'un mode de production qui serait plus manuel, mais pour la possibilité qu'elles offrent de varier les saveurs, chacune légèrement distincte des autres. Les IPA sont également souvent conditionnées dans des canettes à l’esthétique distinctive et branchées, pour renforcer leur aura.

Comment se caractérise la consommation des hispters ? En quoi donne-t-elle le la ?

A. G : La chercheuse américaine Elizabeth Currid-Halkett soutient que la nouvelle caractéristique déterminante du nouveau goût de la classe moyenne est la « consommation discrète ». Plutôt que de consommer des biens coûteux et exclusifs, la classe moyenne utilise à l'ère de la crise perpétuelle des moyens plus discrets pour opérer des formes de distinction sociale. Non plus bijoux, voitures de luxe et vêtements de haute couture, mais produits épiciers bio, cours de yoga et activités culturelles. Cette transformation observée par Elizabeth Currid-Halkett s'inscrit dans le nouveau paradigme de l'authenticité et de l'imaginaire artisanal. Il privilégie une manière de se distinguer basée non pas tant sur l'argent mais sur la capacité à identifier, interpréter et apprécier l' « authentique » et l'artisanat.

Comment cette économie spécifique s’exprime-t-elle dans l’espace urbain ?

A. G : Les « entreprises hipsters » ont tendance à se concentrer dans des quartiers spécifiques. Même si elle prêche la particularité et l’authenticité, l’esthétique prédominante associée à l’économie hipster finit par rendre identique tous les quartiers où elle se concentre : Shoreditch à Londres, Kreuzberg à Berlin, Malasaña à Madrid ou NoLo à Milan... Les magasins individuels changent selon les pays, certes, mais l'esthétique des magasins et des quartiers restent très codifiés.

Vous évoquez le modèle du « village urbain », de quoi s'agit-il ?

A. G : J’utilise cette image pour décrire le but poursuivi par les entrepreneurs néoartisanaux lorsqu'ils s'impliquent dans les activités culturelles et sociales de leur quartier. Leur objectif est un mouvement de « retour vers le futur ». Ils s'inspirent implicitement des imaginaires idéalisés des petites villes préindustrielles où les communautés locales étaient soudées, par opposition à l'atomisation des citoyens des villes contemporaine. Le « village urbain » existerait au niveau du quartier, caractérisé par des relations sociales plus authentiques et des évènements sociaux et culturels fréquents. La question s'impose : qui fait partie de ce village urbain ? Les entrepreneurs néoartisanaux souhaiteraient que ce réseau de relations sociales authentiques soit inclusif. Cependant, des barrières culturelles et économiques implicites demeurent, excluant les personnes ne possédant pas le capital économique ou culturel nécessaire. En outre, ces processus tendent à favoriser des processus de glamourisation des zones, facilement exploités par les promoteurs immobiliers pour augmenter les loyers et les prix de l'immobilier. Cela a pour conséquence l'expulsion des habitants les plus marginalisés, suivie par celle des travailleurs culturels et créatifs précaires, ceux constituant le socle même de l’économie hipster.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Yuropp dit :

    "le capitalisme a désespérément tenté de cacher sa nature industrielle" ? Ou est le désespoir dans tout ça ? Dans vos rêves…
    D'ailleurs, derrière le snobisme de l'artisanat, il y a toute une industrie qui produit tout ce qu'il faut pour ce marché du "retour au naturel" (quoi de "naturel" là dedans ?). Le client riche a raison, il faut lui vendre ce qu'il a envie de payer. Au fait, c'est aussi pour cela qu'on parle de "vinyle", alors qu'il s'agit de "poly-cyanure de vinyle" : il ne faut pas affoler les ignares incompétents en chimie avec des mots qu'ils ne comprennent pas, mais qui font peur et pourraient les décourager d'acheter.

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