
Contrecarrer les effets corrosifs du féminisme, briquer la cuisine et défendre la théorie du Grand Remplacement, c'est leur mission.
Entre deux astuces rangement, elles partagent leurs conseils pour aider les femmes blanches à tomber enceinte et publient des selfies parfaitement maîtrisés dans les coulisses de conférences antivax. Elles, ce sont les Tradwives, ces femmes qui de YouTube à Instagram ont rendu les idées d'extrême droite simples, claires, attrayantes. En un mot : décoratives. Si toutes n'épousent pas les mantras des suprémacistes blancs et des chrétiens fondamentalistes, elles défendent le repli des femmes sur la sphère domestique et une répartition genrée des rôles dans le couple et la famille. En septembre dernier, la chercheuse américaine Eviane Leidig a publié The Women Of The Far Right aux éditions Columbia University Press, résultat de trois années d'enquête sur ces influenceuses qui recrutent, radicalisent et diffusent de la propagande pour l'extrême droite. Avant son livre, le dernier ouvrage traitant des femmes au sein de ce courant politique remontait à une vingtaine d'années. Le sujet nécessitait donc une petite mise à jour. L'extrême droite est désormais activement soutenue et structurée par des femmes soucieuses de faire briller leur intérieur et de s'assurer que les migrants ne passent pas leurs frontières. Interview d'Eviane Leidig, sociologue spécialiste de la radicalisation et de la culture numérique.
À quel moment les femmes d'extrême droite ont-elles commencé à s'exprimer en ligne ?
Eviane Leidig : Les débuts de leur activisme politique coïncident avec l'âge d'or de l'alt-right, qui représentait à l'époque la manifestation la plus contemporaine de l’extrême droite. Le déploiement de ce mouvement politique se confine à un moment et lieu spécifique : les États-Unis, entre 2016 et 2019, avec l'élection et la présidence de Donald Trump. Les femmes d'extrême droite se font principalement connaître en tant que commentatrices politiques sur YouTube, réagissant à l'actualité et reprenant à leur compte l'idéologie de l'extrême droite. Elles se concentrent sur quelques points : le nativisme (ndlr : un mouvement politique d'origine américaine prônant l'opposition à de nouvelles vagues d'immigration, c'est-à-dire de personnes qui ne seraient pas nées sur le sol du pays), le nationalisme et l'authoritarianism, un système politique caractérisé par un gouvernement autoritaire, et le rejet de la démocratie, des droits de l'homme et de la pluralité politique. L'ADN de l'alt-right a toujours été très numérique, ce qui explique la diffusion rapide de ses idées. Le mouvement est aujourd'hui plus ou moins dissolu, mais ses opinions ont été popularisées par le Parti Républicain aux États-Unis dans une version édulcorée.
Sans parler forcément des Tradwives, qui sont les femmes d'extrême droite les plus visibles ?
E. L : À cette époque, quelques femmes émergent sur les réseaux en Amérique du Nord : la canadienne Lauren Southern, qui se décrit comme une citoyenne journaliste, connue pour avoir débattu avec des féministes dans la rue ; l'américaine Brittany Sellner, qui a participé activement à la controverse du Gamer Gate, mariée à l'identitaire autrichien Martin Sellner, une alliance matrimoniale perçue comme la célébration de la fusion entre l'extrême droite nord-américaine et européenne. Durant le Covid, elle s'est exprimée depuis Vienne en défaveur du confinement et du port du masque. Je pense aussi à Eva Vlaardingerbroek, une influenceuse néerlandaise, qui rassemble plus d'abonnés Instagram que toutes les autres combinées. Son cas est intéressant : elle est très jolie, très éduquée et persuasive. En plus du néerlandais, elle parle français, espagnol et allemand, ce qui lui vaut beaucoup d'attention à l’internationale. Sa popularité a explosé durant la pandémie, en propageant diverses théories complotistes. Je pense aussi en France à Thaïs d'Escufon, porte-parole du groupe Génération identitaire de 2018 à sa dissolution en 2021.
Quel est le socle de leurs croyances et de leurs valeurs ?
E. L : Leur fonds de commerce est la promotion de messages antiféministes. Elles estiment que les mouvements tendant à favoriser l’égalité sociale entre hommes et femmes ont pris le contrôle de la société et empêchent les individus d’exercer leur rôle naturel et biologique. Les hommes seraient contraints dans l'exercice de leur fonction de dirigeant. De leur côté, les femmes seraient rendues malheureuses, forcées de sortir de leur rôle. Les femmes d’extrême droite font la promotion d'une société traditionaliste où elles seraient les garantes de l'ordre domestique, ce qui permettrait de restaurer un équilibre social. En arrière-plan : racisme, antisémitisme et xénophobie. La société dont elles rêvent est bien sûr blanche, même si leur degré de radicalité varie en fonction de leur interlocuteur et de ce qui semble acceptable à un instant T. Certaines sont ouvertement négationnistes quand d'autres se concentrent sur une rhétorique antiféministe, où est défendu plus ou moins explicitement ce qu'elles pensent être les valeurs de la civilisation judéo-chrétienne. Leur grande force réside dans la manière dont elles présentent leurs discours, qui rend digeste et acceptable des idées extrémistes.
En ligne, les femmes d'extrême droite rencontrent parfois aussi les Tradwives. Qui sont-elles ?
E. L : Le néologisme Tradwife provient de la contraction de traditional wife, une épouse traditionnelle. La communauté émerge en ligne dès 2015 par le biais de forums et de blogs, notamment les mommy blogs, les blogs de maman. Rapidement, la communauté se métamorphose, notamment durant la pandémie lorsque les gens s’isolent et se replient sur la maison. Pour les Tradwives, les femmes gagneraient à revenir à la sphère domestique, un style de vie systématiquement présenté comme un choix personnel : être épouse, mère, ménagère. L'imagerie est très soignée, avec des esthétiques léchées recouvrant un large spectre, de la mère de banlieue très soignée façon années 50 tirée à quatre épingles à une figure plus bohème façon cottagecore, comme par exemple avec l'américaine mormone Hannah Neeleman (@Ballerina Farm). Le succès des Tradwives tient à cette diversité de représentations, qui peut séduire des personnes aux sensibilités variées. J’attribue en partie leur popularité au besoin d'évasion et à la notion de fantasy self (ndlr : une version imaginaire sublimée de soi), qui invite à se voir autrement que ce que l'on est et à fantasmer certains usages et comportements. Si la plupart des Tradwives ont tendance à purger leur discours de contenus politique et religieux, une partie des femmes de l'extrême droite met en scène une version exacerbée de la Tradwife, en y superposant des notions identitaires et raciales. Cela peut par exemple être le cas de la Granola Nazie, cette mère de famille suprémaciste.
Quel rôle joue la classe sociale dans le contenu de la Tradwife ?
E. L : Cette dernière entretient un discours passéiste fondé sur plusieurs mythes nostalgiques. Tout d'abord, l'unité bienheureuse de la famille nucléaire vivant dans une grande maison de banlieue. Ensuite, la prédominance d'une classe moyenne supérieure. Le paradigme de la Tradwife repose sur une capacité financière permettant de sous-tendre ce style de vie. Cette famille aux nombreux enfants peut se permettre de vivre sur un unique salaire, celui du mari. Elles expriment l'idée que « c'était mieux avant », du temps où ce modèle – qui ne concernait qu'une poignée de privilégiées – était censé prédominer.
Où en est la communauté des Tradwives aujourd'hui ?
E. L : Je trouve inquiétante l’attraction qu'exerce la communauté sur les jeunes femmes de la génération Z, qui reproduisent le style de vie des Tradwives. À l'inverse des influenceuses que j'ai étudiées pour mon livre, ces jeunes femmes sont moins ouvertement politisées. Beaucoup rapportent être attirées par ce style de vie car leur mère faisait partie de la première génération de féministes « corporate ». À ce titre, elles disent vouloir incarner la figure maternelle dont elles considèrent avoir été privées. Le fait que de nombreux enjeux sociétaux systémiques (chômage, effritement du service public...) soient de plus en plus difficiles à affronter pour les plus jeunes tend aussi à favoriser un réflexe protectionniste : l'envie de s'isoler et de se concentrer sur des activités qui procurent du réconfort et un sentiment de stabilité, notamment par le biais de la répétition de tâches quotidiennes.
Hors de la sphère numérique, quelle place occupe les femmes dans l'extrême droite ?
E. L : Dans mon dernier chapitre intitulé « Des manifestations au Parlement », je montre que les femmes ne jouent pas qu'un rôle en ligne. Elles sont tout d'abord très présentes en manif dans la rue, que cela soit contre le vaccin, le confinement ou les réfugiés, et se sont rapidement retrouvées à occuper des places importantes dans les gouvernements, partis politiques, conférences et séminaires mobilisant l’extrême droite. Ce positionnement arrive en complément de leurs activités en ligne, qui leur procurent énormément de visibilité, par exemple en interviewant sur leur chaîne leurs homologues masculins ou en s'interviewant entre elles.
À LIRE : Eviane Leidig, The Women Of The Far Right, éditions Columbia University Press, septembre 2023 - non traduit.
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