
Les jeunes fortunés n'ont rien compris à la scène finale de Saltburn. Mais ce n'est pas vraiment de leur faute.
Après Parasite, Sans filtre et Onion Glass, place à une nouvelle œuvre à l'ambiance doucement eat the rich. Depuis sa sortie fin 2023 sur Amazon Prime, le long-métrage d'Emerald Fennell à l'esthétique ultra-léchée est devenu incontournable. (Enfin, surtout sur les réseaux, car hormis la photographie soignée, l’ensemble de la réalisation est tout de même naze, disons-le.) Le film raconte l'histoire d'Oliver Quick, ersatz contemporain et toxique de l'orphelin de Charles Dickens, Oliver Twist. Issu de la classe ouvrière, le jeune homme joué par Barry Keoghan est admis à Oxford. Solitaire et emprunté, il observe de loin ses camarades avant de se lier d'amitié à Felix Catton. Né dans une famille aristocrate extravagante, ce dernier l'invite à passer l'été sur la côte dans le somptueux domaine familial. Entre conversations languissantes près de l'étang, débauche de champagne, orgies et confessions intimes, l'été peu à peu tourne au macabre. Et cela ne finit pas bien pour les riches. Si le film divise ( « tape-à-l’œil pour les uns, flamboyant pour les autres », résume Télérama), la dernière scène est devenue virale et elle est copieusement rejouée en ligne. Pas toujours à bon escient.
Meurtres en série chez les ultra-riches
Lors d'un long plan séquence, le héros Oliver Quick danse joyeusement au travers de la demeure dont il vient d'hériter au son du tube des années 2000, Murder on the Dancefloor de Sophie Ellis-Bextor. (Clin d’œil au scénario, la chanson et son clip racontent l'histoire d'une participante à un concours de danse qui se débarrasse impitoyablement des adversaires se dressant sur son chemin. À la suite de la sortie de Saltburn, le morceau s'est replacé dans le top 10 des meilleures ventes de singles au Royaume-Uni, atteignant la deuxième place du classement.) Entre traces de coke et indolentes arabesques, Oliver glisse d'une pièce à l'autre, fait tomber les masques, et marque son nouveau terrain de jeu.
Gentillette satire sociale, le thriller psychologique ne tend pas à faire l'éloge de l'opulence. Néanmoins, les internautes biberonnés aux old money et quiet luxury se sont enflammés pour cette surdose d'opulence qu'ils se sont appliqué à reproduire dans leur propre demeure. Comme le montre la compilation du HuffPost, des jeunes majoritairement blancs ont publié des vidéos d'eux en train de danser dans des châteaux et autres luxueux hôtels particuliers au son de Sophie Ellis-Bextor. Sous le #saltburn sur TikTok, ils se trémoussent sur des sols de marbre recouverts d'épais et précieux tapis, arborant parfois coupe de champagne et colliers de perles.
« Montrer quelque chose revient à l'ennoblir »
Grosse surprise, cela ne manque pas d'agacer. Sur TikTok, Neil Shyminsky, professeur d’anglais dans une université canadienne, a même dédié une vidéo au sujet. « Même si la scène de la danse à la fin de Saltburn est clairement une critique de la richesse en tant qu'obscénité littéralement pornographique, je ne suis pas surpris que tous ces gosses de riches soient passés à côté. Soyons clairs, Saltburn condamne clairement les über riches. La richesse, et surtout les veilles fortunes, sont montrées dans ce film comme grotesques, immorales, comme les gens (...). Mais il est difficile de regarder cette dernière scène sans la voir comme autre chose qu'une célébration, une célébration de l'élimination des ultra-riches et de l'accaparement de leurs possessions, évidemment, mais aussi une célébration du personnage de Barry Keoghan et de son accession à cette richesse. Et il n'est pas Robin des Bois, il ne va pas ensuite tout redistribuer (...) il n'a pas non plus démantelé le système qui les [ces riches] positionnent au sommet. (...) Tout ce qu'il a eu à faire, c'est survivre aux autres habitants de la maison, et se convaincre qu'il méritait cet héritage. Donc bon, est-ce vraiment différent de ce qu'il passe ici ? »
D'après Neil Shyminsky, cette maladroite interprétation n'est pas seulement imputable aux jeunes internautes. L'enseignant mentionne aussi la célèbre réplique de François Truffaut au critique Gene Siskel, qui dans les années 70 demande au réalisateur pacifiste pourquoi il n'avait jamais fait de film sur la guerre. Le réalisateur du Dernier Métro jugeait l'exercice impossible. « Montrer quelque chose revient à l'ennoblir », et impossible de dénoncer la guerre sans la montrer. Et le professeur canadien de conclure : « Et cela est malheureusement tout aussi vrai des films de guerre que de l'affichage de fortunes grotesques. » Une analyse qui n'est pas sans rappeler celle proposée par le youtubeur Bolchegeek dans une récente interview pour L'ADN : « Gardons en tête que tous ces objets culturels appartiennent à une industrie capitaliste, celle du divertissement. Comme l'avance Mark Fisher dans son essai portant sur Le réalisme capitaliste : le capitalisme, absorbe et exploite y compris les volontés d'émancipation et ressentiment à son encontre. »
Participer à la conversation