
Être ou ne pas être soumis à la machine, telle est la question à laquelle nous devrions préparer nos juniors. Et la connaissance du fonctionnement de nos cerveaux serait la clé. C’est la conviction de Grégoire Borst. Interview.
Tandis que les procès se multiplient à l’encontre des grandes plateformes, que les faits divers entre cyber harcèlement, pédocriminalité, circulation de contenus inappropriés, pillage des données... alertent les États comme leurs citoyens, la place des enfants sur Internet occupent davantage le devant de la scène. Parmi les questions, l’impact que pourraient avoir les écrans sur le cerveau de nos chérubins. Le professeur Grégoire Borst s’intéresse au rôle des fonctions cognitives de haut niveau dans le développement cognitif et socio-émotionnel chez l'enfant, l'adolescent et le jeune adulte. Auteur de plus de 70 articles scientifiques et de différents ouvrages pédagogiques, il préconise de porter sur ces sujets un regard aussi nuancé que combatif. Ni angélique - ni diabolisant. Selon lui, pour que le numérique reste à sa place - celle d’un outil - il faut apprendre à maîtriser ce qui nous appartient en propre : notre cerveau, nos émotions et notre capacité à sociabiliser.
Le cerveau des enfants a-t-il des spécificités qui engagent à des précautions particulières ?
Grégoire Borst : De la vie intra-utérine jusqu’à l’âge de 25 ans, le cerveau est en plein développement et s’avère particulièrement plastique : il crée sans cesse et très rapidement de nouvelles connexions, en supprime certaines. Mais s’il apprend plus vite qu’un cerveau adulte, il a aussi plus de vulnérabilités. Ce développement spécifique durant jusqu’à potentiellement 25 ans, il est important de ne pas se focaliser uniquement sur la toute petite enfance quand on s'interroge sur les facteurs de risques pour le développement cérébral, qu’il s’agisse des risques liés au numérique ou d'autres risques.
Quels éléments peuvent perturber le bon développement cérébral ?
G. B. : Le stress chronique ou le manque de sommeil ont des effets immédiats sur les capacités de mémorisation, l’apprentissage du langage, la régulation émotionnelle des jeunes. On sait également que la qualité de l'environnement cognitif et socio émotionnel est déterminante.
Vous émettez des réserves quant aux conclusions que l'on tire des études concernant les effets des écrans sur les enfants. Quelle est la nature de ces réserves ?
G. B. : Dans ce domaine-là, comme dans d'autres, je souligne simplement qu’il est très difficile d’établir des causalités directes et que des facteurs cachés sont souvent négligés. On sait, par exemple, que les temps d'écran sont plus importants dans les familles moins favorisées et que le milieu social joue sur le développement d'un certain nombre de compétences. Ainsi, la relation qu’on peut établir entre temps d’écran et retard dans l’acquisition de certaines compétences pourrait être en partie médié par cet effet du milieu social d'origine de l'enfant. Par ailleurs, parler des écrans de façon globale n’a pas beaucoup de sens. Comme pour tous les autres médias, les contenus numériques peuvent avoir des qualités très différentes et, de ce fait, des effets différenciés. Enfin, il faut distinguer le contexte : être en autonomie face à un écran n'équivaut pas à être accompagné par un adulte vigilant. Quoiqu’il en soit, même dans le cas de contenus qu’on pourrait juger de qualité, il faut quand même se poser certaines question. Chez qui ça marche ? Pourquoi ça marche ? Quand est-ce que ça marche ? Et quelle est la taille de l’effet : est-ce que ça marche mieux ou moins bien qu'une interaction sociale réelle si l'on considère les apprentissages.
Une régulation de l’usage d’Internet des plus jeunes qui reposerait sur un principe de précaution générique ne vous paraitrait pas opportun ?
G. B. : Si on pense qu’Internet est un environnement fondamentalement nocif, la question ne se pose pas : l'interdiction doit prévaloir. Et on sait qu’avant trois ans, l’apprentissage fonctionne toujours mieux avec des interactions sociales physiques, réelles. Mais, au-delà de cet âge, si on pense que ce sont des outils où, certes les adolescents peuvent être exposés à des contenus extrêmement inappropriés mais où ils peuvent aussi s’exprimer et développer un certain nombre de compétences, l'approche n'est plus du tout la même. Elle invite à plus de nuances. Sachant que ces outils numériques ne vont pas disparaître, il va falloir qu'on s'adapte et qu’on développe certaines compétences pour les utiliser au mieux. La chose peut paraitre évidente, mais dans les faits, on constate qu’elle ne l’est pas. Avec l’apparition de ChatGPT par exemple, on aurait pu considérer urgent d’aider nos étudiants à utiliser ce nouvel outil de façon intelligente. Or, j'ai été surpris que la première chose qui nous soit venue à l'esprit de façon collective, était de savoir comment les profs allaient pouvoir contrer son utilisation pour l’interdire dans le cadre des examens.
Face aux risques ou aux opportunités des écrans, quels types de compétences devrions-nous acquérir ?
G. B. : Il y a un véritable enjeu d’éducation au numérique. Nous devons prendre conscience que dans ces espaces, l'information mais aussi la socialisation s'opère de façon beaucoup plus rapide et on y est en permanence soumis au regard et au jugement de l'autre. Et cela peut être difficile, notamment pour des adolescents, qui sont beaucoup plus sensibles au jugement d'autrui et au regard de l'autre. Si vous n'êtes pas préparé, si vous ne pouvez pas prendre une distance critique, ces environnements numériques peuvent amplifier des difficultés psychologiques préexistantes. Mais si vous avez travaillé en amont chez les enfants plus jeunes des compétences qui affutent leur libre arbitre et une pensée autonome, ils sont mieux armés pour prendre de la distance. Nous devons donc transmettre des compétences cognitives mais également socio émotionnelles : l’empathie, la capacité à créer du lien social et à identifier dans un groupe les personnes qui peuvent nous aider... Les enfants sont tout à fait aptes à développer ce type de comportements pro sociaux. Le véritable enjeu n'est pas de courir après les nouvelles technologies en se demandant quelles sont les nouvelles compétences qu'il va falloir développer chez eux. Il s’agit de travailler de façon globale sur un socle de compétences et ensuite, montrer aux enfants comment les mettre en pratique face aux risques des outils numériques. C'est beaucoup plus simple à mettre en œuvre et certainement plus efficace.
La question que pose le numérique, c'est évidemment le rôle des plateformes… Que pensez-vous de la manière dont elles exercent leurs responsabilités ?
G. B. : Il est évident que ces acteurs doivent prendre en charge et mettre en place des solutions techniques qui placent le droit de l'enfant au cœur de leur modèle. Par exemple, ils doivent empêcher les enfants d'accéder à leur réseau quand un âge limite a été acté. Dans n’importe quelle classe de sixième aujourd'hui, tous savent qu’ils ne sont pas censés être sur les réseaux sociaux, et pourtant, tous y sont. Ils vous expliquent qu’il suffit de changer leur date de naissance pour contourner l’interdit. C'est absolument inacceptable. Et les plateformes traitent avec la même légèreté l'exposition des plus jeunes à des contenus inappropriés. Enfin, il n'est pas plus acceptable que ces entreprises puissent avoir la propriété des données des personnes mineures.
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