
Dans « Mangez les riches », Nora Bouazzouni explique pourquoi les critiques régulièrement adressées aux classes populaires concernant leur alimentation ne tiennent pas debout.
Injonctions à manger sainement assenées par les classes dominantes, et surveillance exercée sur la consommation alimentaire des plus précaires, monopole du bon goût… Pour la journaliste Nora Bouazzouni, la lutte des classes passe aussi par l’assiette. Dans son dernier livre Mangez les riches, publié aux éditions Nouriturfu, elle explique comment dans une société où règne l'illusion de l'abondance, la surproduction profite à une minorité exerçant privilèges et domination. Et pose la question : le temps n'est-il pas venu de passer les riches à la casserole ?
Maladies chroniques, carences, espérances de vie inférieures... Les classes populaires subissent un système alimentaire qui joue en leur défaveur. Pourquoi est-ce si peu mis en avant ?
Nora Bouazzouni : En France, parmi les 5 % les plus riches, l’espérance de vie des hommes à la naissance est 13 ans plus élevée que les 5 % les plus pauvres, 8 ans pour les femmes*. Aux États-Unis, les hommes et les femmes du premier décile des revenus vivront en moyenne 14,6 et 10,1 années de plus que ceux et celles du dernier décile**. Ces écarts dans la durée de vie ne sont pas imputables à des éléments non quantifiables et non identifiables. Ils sont liés aux maladies chroniques (cancers, diabète, troubles cardio-neuro-vasculaires...) qui touchent plus fortement les classes populaires. En France, les personnes les plus précaires ont deux fois plus de diabète et de maladies du foie ; l’obésité est deux fois plus répandue chez les ouvriers par rapport aux cadres***. En plus du tabagisme et du manque d'exercice physique, l'un des facteurs aggravant de ces maladies est l’alimentation. Comme l'indique la dernière étude de 2017 de l'Anses sur les consommations individuelles, la consommation de nourriture varie grandement en fonction des revenus et des milieux sociaux. Le constat alimente l'éternel discours visant à infantiliser « les pauvres », rendus coupables de leur mauvaise santé, imputée à une incompétence présumée : celle de savoir bien manger. Effectivement, les affolants écarts d'espérance de vie sont sans surprise peu discutés. En parler avec de vrais chiffres, non pas comme un éditorialiste mais d'un point de vue sociologique, reviendrait à confesser un échec sociétal systémique.
Plus ou moins ouvertement, une idée est perpétuellement véhiculée : par nature, les pauvres seraient incompétents, incapables de se nourrir correctement...
N. B. : La présomption d'incompétence des pauvres est omniprésente : ils sont accusés de ne pas savoir gérer leur budget et d'être dépourvus de connaissances diététiques. Émerge alors la notion de « bon pauvre » : celui qui ne fume pas, fait du jogging autour de sa barre d'immeuble, ne s'achète pas d'écran plat avec son allocation de rentrée scolaire, et mange des carottes et du thon en conserve. L'idée implicitement colportée, c'est que nous ferions mieux qu'eux : regarder le prix au kilo, acheter en gros etc. Cela est particulièrement visible depuis l'inflation, qui conduit la classe politique à venir « richesplainer » (ndlr : donner une explication avec condescendance à une personne pauvre) en plateau comment aider les gens à acheter, à manger. Rares sont ceux à défendre la revalorisation des salaires et des prestations sociales ; la plupart des politiques plébiscitent les chèques alimentaires (à l'instar des fameux food stamps américains) permettant de se procurer uniquement de la nourriture. Aux États-Unis, le mépris de classe va encore plus loin. En 2015, le sénateur américain républicain Arthur Delaney s'offusquait de voir des pauvres « se payer des filets de bœuf et des pattes de crabe », et suggérait d'exclure cookies, chips, jus de fruits, sodas, steaks, coquillages et crustacés de l'éligibilité aux coupons. En plus d'être punitive, cette ambition propage plusieurs idées : la nourriture ne serait que fonctionnelle, une somme de nutriments absorbés, et non un rituel culturel, gourmand et traditionnel ; tout le monde devrait manger la même chose et s'astreindre à la même ambition morale de se nourrir sainement.
Dans ce contexte, quelle place est accordée au plaisir, à la gourmandise en fonction de la classe sociale ?
N. B. : En arrière-plan, flotte l'idée que les pauvres n'ont pas droit au plaisir. Pour moi, la gourmandise est vraiment l'apanage des riches, c'est en effet un privilège de classe. On tolère que les critiques culinaires testent les 25 meilleures galettes des rois de Paris, alors que les pauvres qui donnent des Kinder Bueno ou des Twix à leurs enfants sont stigmatisés. On estime que les gens aisés, la classe moyenne, les bourgeois, les ultra-riches observent par ailleurs un régime sain, ce qui leur octroie le droit de s'accorder quelques écarts en se tapant de temps à autre un Big Mac. À l'inverse, les pauvres sont illégitimes à profiter de plaisirs dits « coupables ». Pourtant, le sociologue Jean-Pierre Corbeau montre qu'ils constituent une forme de revanche sociale : se faire plaisir en achetant un Ferrero à la supérette du coin permet de ne pas être marginalisé, de consommer comme les autres (en privilégiant par exemple des marques connues plutôt que des marques de distributeur), et de pouvoir dire oui à ses enfants même si l'argent manque. C'est une manière d'adhérer à une société excluante : lorsqu'on ne peut pas se payer des vacances, aller voir un film, dîner à l'extérieur, sortir au musée, il reste la nourriture, le petit luxe que l'on peut s'offrir. Ce classisme alimentaire s'est illustré durant les émeutes Nutella de 2018. Sur les réseaux, on a vu les internautes s'en donner à cœur joie, se moquer et animaliser les personnes désireuses de profiter d'une promotion de supermarché. Si La Maison du Caviar bradait demain ses produits, on verrait pourtant aussi des bourgeois remplir des valises de petits pots, et cela ne choquerait personne. Être riche, bourgeois, est au fond pensé comme une vertu naturelle qui autorise à ne pas être irréprochable.
Cette essentialisation des classes n'est pas nouvelle. On pense par exemple à l'idée formulée au 19ème siècle selon laquelle la constitution des pauvres leur permettait d'ingérer des ingrédients gras, vulgaires...
N. B. : Dans Histoire des peurs alimentaires, la sociologue Madeleine Ferrière retrace l'histoire de la tentation naturalisante. Selon les prémices des sciences de la nutrition, il y aurait « deux types d’estomac, auquel conviennent deux régimes différents » : celui du pauvre, « endurci par le travail » physique, qui « brûle mieux des ingrédients difficiles à digérer » et jouit d'une physiologie plus résistante à la viande avariée ou aux produits périmés ; et celui du riche, qui requiert des aliments d’esthètes raffinés, des « choses subtiles et légères » à digérer, afin de ne pas nuire à leur activité cérébrale. La sociologue rapporte que dans les années 1800, « les médecins justifient impeccablement la ségrégation des normes alimentaires » en homologuant « une longue liste de nourritures immondes, bonnes à manger pour les gens de labeur ». Indirectement, le concept irrigue encore notre manière de penser, et justifie de se désintéresser et de dédramatiser l'enjeu alimentaire au sein des classes populaires. Et pourtant, quelle violence dans ces enjeux ! Dans La France qui a faim, ouvrage publié début 2023, la chercheuse en anthropologie sociale Bénédicte Bonzi a conceptualisé la notion de violence alimentaire qui repose sur plusieurs éléments. Tout d'abord, l'humiliation de devoir faire la queue devant une banque alimentaire, où manquent produits frais, rayons fromagerie, poissonnerie et pâtisserie, plutôt qu'un supermarché. Ensuite, l'absence de choix : les classes populaires ne choisissent pas ce qu'elles mangent, elles se contentent des invendus et des produits sélectionnés par d'autres. Quelle entrave à l'agentivité !
Le dernier baromètre du Secours populaire avance qu'un tiers des Français ne font pas 3 repas par jour. Pourtant, paradoxe ultime : il n'a jamais coûté aussi peu cher de se nourrir. En théorie, tout le monde peut se concocter un petit curry aux lentilles bon marché, non ? C'est quoi leur problème aux pauvres à la fin ?
N. B. : Il y a une phrase que je ne peux plus entendre : « C'est pas si cher ou compliqué de bien manger ! » Ce propos ne peut venir que de personnes incapables de penser en dehors d'elles-mêmes, de leurs conditions d'existence, et qui ne voient qu'une chose : le prix d'une pomme de terre ou d'un kilo de lentille vs celui d'un cordon-bleu industriel. Pour eux, se préparer à manger est exclusivement une question de volonté. Une conception bien pratique pour masquer l'attentisme politique ! Dans la même veine, la ministre Olivia Grégoire indiquait récemment dans une interview vouloir régler le problème d'accès à la nourriture avec des cours de cuisine dispensés aux enfants. L'exemple qui revient en boucle : le curry végétarien, nourrissant, peu onéreux, rapide à préparer. Oui, mais il faut prendre en considération ce qu'implique de préparer à manger : du temps, des connaissances, du matériel, des dépenses d'énergie. En mars dernier, Mediapart notait que certaines personnes aux revenus modestes ne mangeaient plus chaud pour faire des économies d’électricité, allant parfois même jusqu'à laisser ramollir des pâtes dans l'eau froide pour ne pas avoir à les cuire. Quand on n'a pas d'argent, on n'allume pas le four pendant une heure, le temps de se faire cuire un gratin ! Et quid des personnes qui vivent dans des hôtels sociaux ou sans plaques chauffantes ? Au-delà de ces considérations matérielles, la chercheuse Nicole Darmond explique que pour manger selon les recommandations du Programme national nutrition santé (manger 5 fruits et légumes par jour), il faudrait s'éloigner de ce qui est culturellement acceptable, c'est-à-dire manger différemment des autres, ce qui constitue également une violence alimentaire.
Burger végé le lundi, maffé au poulet le mardi, bobun le mercredi... C'est quoi jouir d'un capital culinaire ?
N. B. : Posséder un capital culinaire, c'est avoir le temps de dénicher des recettes en ligne, posséder des livres de cuisine, regarder un tuto sur YouTube pour apprendre à préparer le maffé, pouvoir citer quatre variétés de riz, maîtriser la cuisson des lentilles corail, et savoir à quoi ressemble du sumac ou une 'nduja. C'est une forme de capital culturel qu'il est possible de convertir en capital social et économique. Ce sont des connaissances légitimes qui marquent l'adhésion à des normes sociales valorisantes. Ces connaissances sont diffusées par les classes dominantes, par des arbitres culinaires : les critiques, les chefs, les guides, des émissions de télévision, des livres de recettes... Attention, tous les capitaux culinaires ne se valent pas ! Connaître par cœur les cépages des vins bios, c'est bien, identifier au premier coup d’œil les burgers McDo, c'est moins bien.
Comment le concept d'omnivorité culturelle s’intègre-t-il au capital culinaire ?
N. B. : C'est pernicieux, car à l'inverse, être riche et aimer se taper un Burger King entre deux bistrots à la mode s'apparente à de l'ouverture d’esprit. Ce énième signe de distinction a été conceptualisé en 1992 par le sociologue américain Richard Peterson. Il parle d'omnivorité culturelle (ou éclectisme culturel) pour évoquer le fait que les classes supérieures n'ont pas que des goûts « de riche » : c'est une étudiante d’HEC qui écoute Jul et Rachmaninov, un patron du CAC40 qui cite Guy Debord mais confesse aimer regarder Koh Lanta, un prix Goncourt qui se déclare fan de Fast and Furious. Et c'est absolument bien vu ! Ce double standard s'illustre au travers du phénomène de premiumisation, à savoir la réappropriation d'une culture et de plats populaires (accessibles économiquement) par les classes dominantes. Cette réappropriation s'opère par le biais d'une montée en gamme. L'exemple classique : le burger, pilier de la culture populaire et de la street food, symbole de malbouffe, vendu à 17 balles dans certaines enseignes parisiennes. Historiquement apparenté à la junk food, il est non seulement rendu désirable, mais aussi vertueux, car confectionné à partir de produits estampillés « responsables » (de la salade bio, du pain artisanal, un steak de bœuf élevé au Kombucha) et saupoudré d'une touche de terroir (du cantal bien de chez nous). Cette omnivorité culturelle, qui ne s’applique pas qu'à la nourriture (on pense au bleu de travail, aux claquettes Lidl...) a supplanté le snobisme. C'est l'ultime cosplay de prolo.
Sources :
*Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d'écart entre les plus aisés et les plus modestes »
** « Poverty, Social Determinants of Health Literature Summaries » (health.gov, 2020).
*** S. Allain & V. Costemalle, « Les maladies chroniques touchent plus souvent les personnes modestes et réduisent davantage leur espérance de vie » (Drees, Études et résultats, n° 1243, 2022).
Participer à la conversation