Depuis 2016, Rekka Bellum et Devine Lu Linvega naviguent sur l’océan Pacifique à bord du voilier Pino, un studio d’art et de recherche itinérant et résilient. Une aventure incroyable qui en dit long sur notre société et sur le prix à payer pour gagner son indépendance.
Humilité. C’est le premier mot qui fuse pour décrire l’approche des créatifs québécois Rekka et Devine, aka Hundred Rabbits. Elle est illustratrice et écrivaine, lui programmeur et musicien. Depuis quatre ans, le couple sillonne le monde à bord d’un voilier en fibre de verre, parfois plusieurs semaines sans connexion Internet.
Du Canada à la côte ouest des États-Unis, jusqu’au Mexique, en passant par la Polynésie français, la Nouvelle-Zélande, les Fidji et le Japon, ils créent des jeux vidéo, des logiciels, des livres et de la musique avec leur propre écosystème de solutions low-tech. Un mode de vie minimaliste qu’ils documentent quotidiennement et qui leur apprend à faire l’expérience de la résilience et de l’autonomie. En bref, à vivre mieux, avec moins. Une aventure exceptionnelle qu’ils nous racontent depuis Victoria (Canada), à bord de Pino, leur bateau, leur maison et leur bureau.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de partir ensemble dans cette aventure low-tech et autosuffisante ?
Devine & Rekka : On a grandi à Montréal, mais l’idée du voilier nous est venue en 2014 quand on habitait au Japon. On regardait des vidéos sur YouTube de personnes qui vivent sur des voiliers. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a appris à naviguer. Tous les deux, on travaillait trop, on habitait au centre-ville de Tokyo. À ce moment-là, on s’est dit « ok, notre appartement nous coûte 1 500$ par mois, on travaille 10 heures par jour… » : est-ce qu’on continue à ce rythme-là ou est-ce qu’on trouve une manière de vivre mieux avec moins d’argent ? À ce moment-là, le voilier était pratiquement la seule option viable pour nous libérer de ce quotidien. Autour de nous, les conversations tournaient autour du zéro déchet, de modes de vie plus frugaux, de panneaux solaires… c’était le moment parfait pour essayer. Petit à petit, on s’est mis à optimiser notre routine pour avoir besoin de moins, à restructurer notre espace de vie. À l’époque, on ne connaissait rien des difficultés que cela implique. Aujourd’hui, on y pense tous les jours, on a encore tellement à apprendre.
Comment adopte-on un mode de vie autosuffisant quand rien ne nous incite à prendre notre indépendance ?
D & R : En fait, c’est un cercle vicieux. Si tu veux un plus grand appartement, tu peux travailler plus et gagner plus d’argent. Mais si tu cherches à sortir de cette logique et à vivre en ayant besoin de moins, tu dois t’informer sur une tonne de choses dont tu ignorais jusqu’à l’existence. La vie moderne rend tout cela super compliqué, en particulier quand toute la documentation autour d’outils comme les foyers au bois ou les poêles à alcool est en train de disparaître. À chaque fois que l'on essaye de réparer une pièce sur le bateau, on se rend compte que trouver du matériel de qualité et sans plastique est ultra compliqué. Sur Amazon, il n’y a rien. Et lorsque tu te rends sur le site d’entreprises familiales, tu vois qu’elles ont fait faillite. Il n’y a jamais vraiment d’alternatives.
Si tu veux te débarrasser des énergies fossiles pour te chauffer, tu as l’alcool. Sauf qu’au Canada, son usage est pratiquement illégal. Autre alternative ? Acheter des batteries au lithium, mais ça coûte cher, il faut les remplacer souvent, elles sont manufacturées à l’étranger et tu ne peux pas les réparer toi-même. Sinon, il y a le poêle à bois... Plus on creuse, plus on retourne rapidement dans les années 1800 ! Quand on a acheté le bateau, il était plein de matériel non-nécessaire : un chauffe-eau, un appareil à pression pour le robinet, un frigidaire… On a dû s’en débarrasser parce que c’est le genre de matériel que tu ne peux pas réparer quand tu es en transit. Or notre règle de base est la suivante : on doit pouvoir réparer nous-mêmes tout ce qui se trouve sur le bateau. Cela fait 5 ans que nous vivons sans frigo et sérieusement, on n’a même pas remarqué qu’il n’était plus là.
Vous avez développé votre propre philosophie de création et de programmation : des outils en open-source facilement réparables et qui peuvent s’utiliser hors-ligne. Pourquoi ?
D & R : Quand on est partis, on faisait des applications pour iPhone. On avait constamment besoin d’ordinateurs dernière génération. Après 6 mois en mer, on a vite compris qu’il serait impossible de continuer, en particulier quand chaque mise à jour Apple pèse 12 gigas. Quand vous êtes en Polynésie française, ce n’est même pas une option. Idem, il est pratiquement impossible de développer sur Mac OS X ou sur Windows depuis un bateau, parce que tout dépend des grosses plateformes et d’Internet. Typiquement, ça fait des années qu’on paye pour Photoshop, sauf que sans Internet pendant trop longtemps, on ne peut plus l’utiliser. Avec ces contraintes, on a réalisé ce qui était viable et ce qui ne l’était pas. On a dû retomber dans un style de programmation des années 80 pour s’adapter.
En ce moment, on fait des jeux pour les premières consoles Nintendo parce qu’elles sont sûrement les dernières à être comprises par le plus grand nombre. Tu peux lire leur manuel d’utilisation du début à la fin, le comprendre parfaitement et savoir comment en fabriquer une, à partir de rien. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. En 2020, les enfants qui grandissent en jouant à des jeux ne pourront plus y jouer quand ils auront 18 ans. Aucune chance. L’expérience n’est que temporaire. C’est une course constante de mises à jour, de matériel plus puissant, sans compter que les très gros jeux se prémunissent de la copie avec de lourdes protections, ce qui fait que les jeux mourront avec l’entreprise, à l'inverse des CD que l'on se partageait par exemple. C’est dommage.
Tout ce que vous faites - naviguer, programmer, écrire, cuisiner, lire, dessiner, réparer ce qui est cassé - est toujours très holistique, comme si votre projet de vie était une boucle qui s’auto-alimente en permanence.
D & R : On se fait constamment rappeler qu’on ne sait rien. Le sentiment qu’on a, c’est que beaucoup de connaissances se perdent ou s’effritent. Plus rien ne se transmet. Si on apprenait aux gens à réparer leur voiture, à se chauffer seuls, je pense que beaucoup seraient plus indépendants. Mais c’est un cercle vicieux et ce sentiment de ne rien savoir va croissant. C’est pour ça qu’on a décidé de documenter ce qu’on fait autant que possible : nos expériences, nos outils, jusqu’à notre régime alimentaire et ce qu’on cuisine. On essaye de rendre ça attrayant, inspirant pour que ce soit accessible aux gens. Tout ce qu’on fait est connecté et alimente d’autres choses. Les outils que l’on développe pour créer ou voyager alimentent notre inspiration, laquelle infuse ensuite nos jeux et nos créations. On est chanceux ! Peu de gens ont ce luxe-là.
We spent about 10 days becalmed in Silent Hill grade fog, a few days south of the Alceutians. We could hardly tell when the days ended and when the nights started. Our time in purgatory was a bit of a blur. Our ship's logs shows hints of bouts of madness. pic.twitter.com/16P7aQbeG9
— IOO⠛ (@hundredrabbits) July 30, 2020
C’est compliqué d’expliquer aux gens ce que vous faites ?
D & R : C’est compliqué, mais on arrive de mieux en mieux à le faire. Notre mode de vie nous permet de réfléchir à beaucoup de choses, mais la plupart de nos amis travaillent toute la journée et n’ont pas le loisir d’en parler, ce qui est compréhensible ! Déjà que la vie est compliquée, c’est du travail en plus. Quand tu bosses toute la journée, tu rentres chez toi le soir, tu te poses devant Netflix, tu n’as pas nécessairement le temps d’apprendre de nouvelles choses, de t’informer sur l’impact de tes choix. Alors, le mieux que l’on puisse faire, c’est d’expliquer notre cheminement et de montrer que l’on n’y connaissait rien au départ, en espérant que ça inspire certaines personnes. C’est clairement pas pour tout le monde, il faut être un peu maso ! Parfois, des gens viennent nous voir et nous disent « hey, je me suis acheté un bateau grâce à vous », « j’ai commencé la voile ou le vélo », « j’ai commencé un régime végétarien » … On ne cherche pas à convertir les gens, mais si on peut inciter quelques nerds à aller jouer dehors, c’est déjà une victoire.
L’océan n’est vraiment pas un endroit pour les humains. Sur le bateau, on est constamment dans un environnement corrosif, qui attaque. C’est dur et parfois on se demande si on ne serait pas mieux dans une maison, sur la terre ferme.
Quels objectifs vous êtes-vous fixés pour les années à venir ?
D & R : Continuer à mieux expliquer ce que l’on fait et pourquoi. Ce qu’on critique, c’est le fait que l’information se perde avec le temps, alors il faut qu’on soit irréprochables là-dessus. Faire de la voile n’est pas une fin en soi, c’est juste une manière de vivre comme on aime, apprendre, voyager, rencontrer des gens. Idéalement, on aimerait ne pas avoir à documenter tout ce que l’on fait. Dans un monde idéal, on ne passerait pas notre temps à fabriquer des outils, mais plutôt à les utiliser ! C’est dur d’avoir un mode de vie consciencieux tout en faisant ce que l’on aime. Est-ce que c’est justifiable de passer sa journée à dessiner pendant que le monde est en train de brûler ? On ne sait pas, alors on passe la moitié de notre temps à faire en sorte qu’il soit un tout petit peu meilleur et l’autre moitié à créer des choses que l’on aime.
Avez-vous l'intention de revenir habiter sur la terre ferme un jour ?
D & R : On s'est souvent demandé ce qu’on foutait là. L’océan n’est vraiment pas un endroit pour les humains. Sur le bateau, on est constamment dans un environnement corrosif, qui attaque. C’est dur et parfois on se demande si on ne serait pas mieux dans une maison, sur la terre ferme. Mais d’un autre côté, cette liberté… peut-être qu’un jour on changera d’avis, mais ce n’est pas au programme pour le moment. Avec le dérèglement climatique, on se questionne aussi. Vivre sur un bateau peut autant être une bonne idée qu’une mauvaise, surtout au regard des tempêtes et des tornades qui sont de plus en plus intenses.
En 4 ans, vous avez vu les conditions climatiques beaucoup évoluer ?
D & R : C’est incroyable comme ça a changé, oui. Quand on est partis, on se disait qu’on était probablement la première génération de jeunes à pouvoir s’acheter un voilier et à faire le tour du monde sans aucune expérience. Maintenant, on se dit qu’on est peut-être la dernière génération à pouvoir le faire et à voir la Polynésie Française… Le monde peut changer drastiquement dans les années qui viennent, comme il a changé pour nous ces quatre dernières années. Il se peut que ce ne soit plus possible à l’avenir.
Admirative.
Cela me fait repenser à mon premier powerbook, mac portable en 1991, dont le disque dur avait une capacité de 40 Mo (oui, vous avez bien lu, 40 Mo)... et on en faisait des choses avec !
Merci à l'ADN ne m'avoir fait découvrir leur aventure ! Je suis vraiment touchée par leur exemple et leur message. Je vais essayer de m'en inspirer (à ma mesure) dans mon quotidien 😉
Bonjour, comment peut on les suivre et lire leur travaux et expériences. merci