Présentée comme « the next big thing » – la prochaine innovation de rupture –, la réalité augmentée impose peu à peu ses usages dans le monde. Jusqu’à nous faire basculer complètement et irrémédiablement dans la matrice ? État des lieux avec Mark Pesce, futuriste et pionnier du World Wide Web.
Pionnier du Web à l’orée des années 2000, Mark Pesce est une voix qui compte dans le monde des nouvelles technologies. À la fois futuriste, chercheur et expert des réalités alternatives, il explore les possibilités offertes par ces technologies pour agrandir le champ de la perception humain. Interview.
À la faveur de la pandémie, la consommation de jeux vidéo et de séries en ligne explose, certaines personnes se réfugient dans des communautés en ligne. Sommes-nous collectivement en train de perdre le sens de la réalité ?
MARK PESCE : Nous vivons un changement d’ère. Je suis né dans un monde qui ne connaissait pas encore son versant digital. Aujourd’hui, les plus jeunes savent parfaitement effectuer des allers-retours entre l’IRL et l’URL. Et cette possibilité n’est plus négociable. Imaginerait-on vraiment un monde sans Internet ? En revanche, je suis plutôt mesuré quant à cette idée de la perte des repères dans le réel. Le vrai changement, c’est que, ces derniers mois, les digues ont sauté ; pour beaucoup, il n’y avait plus de restrictions, et la possibilité était offerte de passer la majorité voire l’intégralité de sa vie en ligne.
Pour autant, il me semble que plus on s’enfonce dans les méandres de la vie en ligne, plus les éléments de la vraie vie nous paraissent indispensables. Roland Barthes parle très bien de ce qui se joue dans la mise en scène de l’apparition et de la disparition. En clair : enlevez-nous la possibilité du réel, et nous réaliserons à quel point il nous manque. Les étudiants ont réalisé le rôle de la sérendipité, c’est-à-dire le fait de se trouver face à des situations ou à des rencontres qui n’étaient pas prévues, dans leur vie de tous les jours. Ce facteur s’appuie sur un réseau dont nous ignorions l’existence à ce jour, trop occupés que nous étions à nous perdre dans les méandres des réseaux en ligne.
D’aucuns soulignent que notre monde est de plus en plus individualisé. Chacun dans son coin, dans sa matrice.
M. P. : Les choses ne sont pas si équivoques. Le mécanisme fonctionne dans les deux sens : l’accès aux sources et aux différents médias nous paraît aujourd’hui très individualisé, mais nos choix sont quasiment tous intégralement monitorés. Des algorithmes mesurent nos réponses, orientent nos affinités. On nous vend l’illusion d’un choix infini et personnalisé ; en réalité l’architecture de nos choix correspond surtout à ce qui fonctionne sur les personnes dans le même segment que nous.
Il est fréquent que les spécialistes de la réalité augmentée fassent l’analogie entre cette technologie et les drogues psychédéliques. Pourquoi ?
M. P. : J’ai moi-même utilisé cette analogie dans mes premiers travaux. Elle vient de l’idée communément admise selon laquelle l’esprit humain possède un spectre défini d’outils pour décrypter le monde. Les nouvelles technologies comme la VR et l’AR apportent une dimension supplémentaire, comme une nouvelle couche ou un nouveau compartiment dans cette boîte à outils. On retrouve cette idée de champ d’exploration pour l’esprit avec les psychédéliques. Dans les années 50 et 60, l’acteur Cary Grant racontait ses expérimentations avec le LSD dans le magazine Life Magazine, ayant bénéficié d’une thérapie au LSD encadrée scientifiquement. Après une phase de rejet, puis de prohibition, on assiste aujourd’hui à un retour des thérapies à base de MDMA, de kétamine ou de psilocybine. Ces substances nous paraissent toutefois bien plus complexes et étranges que l’AR et la VR. On comprend très bien à quel point une expérience avec des psychédéliques demeure personnelle et intime, alors qu’une application d’AR ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que ces technologies reposent sur des architectures de réseaux et des algorithmes gérés par des sociétés. Il y a une asymétrie fondamentale entre les personnes qui créent ces technologies et celles qui les utilisent. Ce n’est pas autant le cas avec les drogues psychédéliques. Le seul point commun réside dans cette intention d’agrandir l’expérience humaine et le champ des perceptions.
Avec les psychédéliques comme avec l’AR, il y a cette idée d’une réalité altérée. Mais de nombreuses voix alertent sur le fait que notre réel est déjà altéré par l’omniprésence des technologies.
M. P. : L’idée d’une médiation intégrale du réel par les nouvelles technologies est aussi beaucoup contestée. Mais ce que soulignent certains des critiques des nouvelles technologies, c’est leur dimension totalisante. Je m’explique. Aujourd’hui, je porte des lentilles de contact ; à moins que je ne décide de les retirer, ma vision du monde qui m’entoure passe exclusivement par ce filtre, cette membrane sur mon œil. Il s’agit précisément d’une technologie totalisante puisqu’elle effectue une médiation entre mon cerveau et le monde qui m’entoure. On peut considérer que l’AR et la VR sont dans la même catégorie. Ce qui n’est pas le cas pour le smartphone. En réalité, lorsque je regarde cet écran, il absorbe une grande partie de mon attention mais pas l’intégralité de mes perceptions du monde. Le débat s’articule donc autour de cette question : la quantité des nouvelles technologies disponibles impacte-t-elle réellement la qualité de nos vies ? La question n’est pas tranchée.
Si elles ne sont pas uniquement intrusives, quelles seraient alors les possibilités offertes par l’AR pour agir positivement sur le monde ?
M. P. : Il me semble que l’AR possède une capacité d’explication du monde considérable. Je vous donne un exemple : aujourd’hui, vous vous rendez chez un vendeur pour acheter une voiture. Vous faites quelques kilomètres avec, avant qu’elle ne cesse de fonctionner. Vous décidez d’ouvrir le capot pour comprendre ce qui fait défaut. Que voyez-vous ? Un grand couvercle de plastique qui recouvre intégralement le moteur. Seuls quelques éléments indispensables sont accessibles, pour remettre de l’huile, par exemple. L’idée c’est que le fabricant a fait le choix délibéré de camoufler entièrement le moteur. Toute la structure est invisible et indéchiffrable. Ce fabricant assigne une zone sur laquelle vous n’avez aucun contrôle, alors même que vous êtes le propriétaire de ce véhicule. L’information est présente devant vous, en grande quantité, mais vous ne pouvez pas la lire. L’intégralité de ce qui fait fonctionner ce véhicule est privatisée. Il me semble que la réalité augmentée est la technologie qui nous permet collectivement de voir à travers cet écran. Elle nous permet de commencer à explorer puis à déconstruire ces couches d’information qui nous sont rendues inaccessibles. Et de réduire l’asymétrie de pouvoir entre les fabricants et les usagers. L’AR est une arme de poids dans cette bataille.
Pouvez-vous nous parler d’un usage contemporain de l’AR ?
M. P. : Je pense immédiatement à l’une des applications industrielles les plus prometteuses dans le champ de la médecine. En Indonésie, des chirurgiens sont aujourd’hui capables de réaliser des chirurgies du cerveau très complexes grâce à l’AR. Certaines parties du cerveau, habituellement inaccessibles, sont modélisées en temps réel. Un peu comme si le cerveau humain révélait son intériorité.
Cet article est paru dans le chapitre tendance du numéro 25 de la revue de L'ADN.
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