
Se prendre pour Frida Kahlo ou pour la Jeune Fille à la perle de Vermeer : le scénario s'est joué dans des foyers du monde entier durant le confinement. Lancé par deux Néerlandaises et relayé par les musées, que dit ce « challenge de crise » de notre rapport à la culture ?
Samedi 14 mars 2020. Pays-Bas. Ici, le gouvernement a opté pour le confinement dit « tactique » : la plupart des magasins restent ouverts mais ne doivent pas accueillir plus de deux personnes en même temps, tandis que les écoles, les restaurants et les cafés sont fermés. Comme ailleurs, les citoyens sont invités à respecter les distances de sécurité et les gestes barrières et, s’ils peuvent sortir librement, ils sont censés réduire au maximum leurs sorties. Bref. Tandis que comme ailleurs règne cette très étrange atmosphère de quarantaine, deux Néerlandaises en coloc' échangent. La première : « pourrions-nous imaginer quelque chose à faire pour les gens qui sont obligés de travailler de chez eux ? » La seconde : « Je suis pour lancer un défi : copier une peinture célèbre en utilisant au moins 3 objets de chez soi, puis la faire deviner aux autres. » Dans la foulée, elles créent le compte @tussenkunstenquarantaine (à traduire par « entre art et quarantaine » ) sur Instagram. L’idée doit répondre à un besoin, car, en quelques jours, elle fera le tour du monde, et des milliers d’internautes se prêteront au jeu de ce copycat challenge.
L'art a un « effet totémique »
La première photo partagée est le portrait mal éclairé d’une jeune femme prise de trois quarts. Sur son épaule, un bout de moquette, à son oreille, une gousse d’ail, et, posé sommairement sur sa tête, un morceau de tissu bleu. On a un peu de mal à la reconnaître, mais c’est le but du jeu : elle est la version confinée de La Jeune Fille à la perle de Vermeer. Suivent dans la même journée une maman et son bébé imitant La Création d’Adam de la chapelle Sixtine, et puis une jeune femme aux sourcils grimés, la tête perdue dans une plante grasse : un autoportrait de Frida Kahlo, bien sûr. C’est facile, créatif, récréatif, surtout. Et des deux côtés de l’écran. Pour ceux qui se prêtent au jeu de la composition comme pour ceux qui les découvrent.
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Le 19 mars, le Rijksmuseum d’Amsterdam repère la photo d’une laitière affairée dans sa cuisine – le célébrissime Vermeer que le musée compte dans ses collections – et partage l’image sur son compte. Le musée s’enthousiasme pour le défi et invite sa communauté à répondre au défi. Le 25 mars, le Getty Museum de Los Angeles fait de même. Dès lors, le challenge s’emballe.
Familles nombreuses en mal d’occupations, couples lassés de s’écharper, célibataires fatigués de ressasser…, partout, des internautes confinés s’amusent à se grimer en œuvres d’art. Sur Instagram, on ne compte plus le nombre de « jeunes filles à la perle », de « laitières », de « dames en or », ou de chapeaux melon cachés derrière des pommes vertes. Klimt, Munch, Frida Kahlo, Van Gogh, Magritte, et toujours et encore Vermeer…, à chacun son maître, même si ce sont souvent les mêmes références qui reviennent. Libre à chacun de donner son interprétation la plus personnelle possible d’une toile, la plus connue possible de tous.
Elena, Russie - D’après le Portrait d’Adele Bloch-Bauer I, Gustav Klimt, 1907
« Il se crée ce que certains sociologues appellent « l’effet totémique » , commente le sociologue Stéphane Hugon, cette magie qui permet à des personnes de se rassembler, de faire corps. Et sans doute que le confinement de chacun a chatouillé ce besoin de références communes. C’est épuisant de devoir se réunir sur Zoom, dans une communication tronquée, sans corps... On a une soif d’expériences relationnelles. Or, le propre de la pièce artistique, c’est l’émotion partagée. »
Moins Apollon(s) que Dionysos
Et du partage, il y en aura. Entre le 14 mars et le 14 mai 2020, le challenge a généré près de 115 000 publications sur Twitter, et plus de 91 000 publications sur Instagram, selon la plateforme de veille de réseaux sociaux Visibrain.
Est-ce qu’une part du succès relève du caractère rudimentaire de son exécution ? « Pendant très longtemps, continue Stéphane Hugon, notre société a été apollinienne. Il y avait cette fascination pour la perfection. Aujourd’hui, elle serait plutôt dionysiaque, avec cette esthétique brute, et c’est ce quelque chose d’imparfait qui apporte du partage, de l’émotion collective. » Et il est vrai que toutes les compositions, même les plus sophistiquées, gardent ce côté potache, drôle. « Cette logique est renforcée par l’effet « copier/coller » de nos vies numériques. L’artiste n’a pas l’arrogance de produire quelque chose de nouveau, il va produire du commentaire, de l’ironie, du métatexte…, une forme de circulation nouvelle. L’enjeu n’est plus de produire une œuvre absolue, mais de s’oublier dans un récit commun. »
Ana, Crimée - D’après Femme nue assise sur le lit, Jacob Collins, 2001
Ceci n'est pas une oeuvre d'art
Avec l’effet de chaîne, ce sont aussi les barrières institutionnelles qui sautent, estime José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre à Paris. « Habituellement, on parle d’une œuvre lorsqu’elle a été volée, qu’elle fait l’objet d’une grande expo ou qu’elle est mise aux enchères. Ici, c’est le public qui s’en empare, et cela nous renvoie à ce qu’est véritablement une œuvre d’art : un objet qui dépasse les frontières des religions, des nationalités et des musées eux-mêmes... C’est formidable ! Ici, le protocole habituel du respect des œuvres est bafoué, mais, quand on y réfléchit bien, c’est dans la nature de l’art, cet irrespect joyeux et festif. On est moins dans La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, que dans « l’art guidé par le peuple ».
Cela, les institutions culturelles l’ont bien compris. Parmi les comptes les plus suivis sur Twitter et Instagram, les musées sont ceux qui parlent le plus du challenge. Du Van Gogh Museum à Amsterdam au musée d’Orsay, en passant par le Louvre ou le Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, tous prennent part au mouvement. Pour Camille Jouneaux, créatrice de La Minute Culture sur Instagram, les acteurs du secteur ont un enjeu commun : l’envie d'engager les publics, mais avec des ressources humaines et financières limitées. Le challenge permet « une célébration de la culture » … à moindre coût.
Paul, États-Unis - D’après President Barack Obama, Kehinde Wiley 2018
Pour Sébastien Magro, journaliste spécialiste de la culture et du numérique, les institutions culturelles sont devenues habiles pour attirer les internautes. « Les dispositifs consistant à réinterpréter une œuvre sont récurrents dans les actions de médiation culturelle, et notamment ces dernières années, grâce à la démocratisation des outils numériques. » On pense aux threads Twitter écrits en GIFs par le musée Saint-Raymond de Toulouse, ou encore à la visite guidée du Muséum des sciences naturelles d’Angers sur Animal Crossing, il admet toutefois que le confinement a poussé les musées à redoubler d’inventivité pour assurer leur visibilité en ligne et s’ancrer dans la vie de leurs publics. En France, une trentaine de musées ont même décidé de rebondir ensemble sur le buzz en organisant un concours national.
Soigner la société
Ce n’est pas la première fois qu’artistes et institutions culturelles jouent ce rôle de liant, et surtout dans des périodes de crise. Selon Stéphane Hugon, la création du Théâtre national populaire de Jean Vilar répondait aussi à cette dynamique. « On sortait de la Seconde Guerre mondiale, la société française était complètement éclatée. Il y avait les « collabos » d’un côté et puis les autres, on s’était tiré dessus entre Français… Pour reconstruire la nation, André Malraux a proposé à Jean Vilar de reconstituer un idéal collectif par l’émotion esthétique. Partout, on distribue de vieux textes – de la tragédie grecque, notamment – pour resynchroniser les gens les uns avec les autres, soigner la société, refaire corps. » Un avis que partage la journaliste britannique Charlotte Higgins dans The Guardian. « Après, la guerre, l’art est revenu en force. Il peut encore le faire aujourd’hui », titrait-elle le 18 mai 2020.
Emmaline et l'un de ses trois enfants, Australie - D’après Le Cri, Edvard Munch, 1893
Mais réinterpréter une œuvre picturale avec des chiffons et des bouts de ficelle revient-il à réciter du Sophocle ou du Eschyle dans le texte ? C’est sans doute une bascule pour les artistes peintres : comme les auteurs dramatiques avant eux, ils apprendront à s’effacer pour laisser place à la réinterprétation de leur travail par le public. Ce qu’ils y perdront en stature de grand maître, ils le gagneront sans doute en capacité à être pop’.
Ensemble... et vivants !
Ceux qui ont participé au challenge l’expriment tous clairement. Ce sont les circonstances particulières de la période qui les ont poussés à se prêter au jeu. Et, toujours, il y avait de l’angoisse, de vieilles peurs. « Pendant cette quarantaine, le rapport au morbide était très présent, des gens mourraient. Or, cela faisait plusieurs générations que l’Occident avait évacué la question de la mort, poursuit Stéphane Hugon. Cela peut paraître paradoxal, mais, au moment où nous devions réévaluer les distances que nous mettons entre nous, nous avions besoin de recréer du sens ensemble. En définitive, c’est la proximité des autres qui nous sauve. Pourquoi on applaudit depuis nos balcons ? Au départ, c’était pour les soignants, mais à la fin on ne savait plus très bien. Peut-être était-ce juste pour se dire : « nous sommes toujours vivants ! »
Cet article est paru dans le numéro 23 du magazine de L'ADN : « Anti-fragile » - À commander ici !
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