The Ultimatum Queer Love

Téléréalité : plus queer, plus clinquante… Les plateformes de streaming renouvellent-elles le genre ?

Alors que la téléréalité ne trouve plus son public sur TFX, W9 et M6, ce sont les plateformes qui raflent la mise. Leurs productions sont plus léchées et en apparence plus progressistes, mais changent-elles vraiment les codes ?  

Les spectateurs de La Villa sur TFX sont las, rapportait Libération il y a quelques jours. Toujours les mêmes têtes et les mêmes disputes. Des candidats-influenceurs sans cesse épinglés pour leurs mauvaises pratiques commerciales. Et puis un support, la télévision, qui ne convient plus trop au public visé, les adolescents. Résultat : les audiences sont historiquement basses. Côté M6, ce n'est pas la joie non plus. Stéphane Plaza, l’agent immobilier star, regrettait lui aussi un petit démarrage pour sa nouvelle émission il y a un mois. Et Top Chef, blockbuster de la chaîne, signait ses plus faibles audiences pour une finale lors de sa dernière saison. 

En revanche, sur les plateformes de streaming, le genre semble plutôt en pleine expansion. Chez Netflix, deux de ses derniers programmes en date, The Ultimatum Queer Love, une émission de dating, et Selling Sunset saison 6, une série immobilière, trustaient de bonnes places dans le top 10 des contenus les plus regardés ces derniers mois. Amazon ne donne pas de chiffres, mais selon Variety le lancement de la saison 3 en mars du jeu Lol qui rit sort, était son plus gros en France. Dans ce jeu, des célébrités (comme Pierre Niney et Leïla Bekhti) sont enfermées ensemble pendant quelques heures. Elles sont censées se faire rire sans rire elles-mêmes. La plateforme propose aussi des émissions de dating, comme Cosmic Love, présentée par Nabilla. Disney + s’y met aussi. C’est d’ailleurs sur la plateforme que la famille Kardashian a élu domicile pour leur retour en série. 

Des images conçues pour se décliner sur différents écrans

Les plateformes parviennent-elles à renouveler ce genre dont le public télé a fini par se lasser ? Dans le format et l’esthétique visuel : certainement. Netflix comme Amazon essaient de marquer la différence. « Les images sont bien plus clinquantes que dans la téléréalité de flux, observe Maureen Lepers, docteure en Études cinématographiques et audiovisuelles. Ce sont des images très léchées qui sont conçues pour se décliner sur différents écrans (TV, smartphone, ordinateur, tablette), ce qui donne ce résultat d’images très nettes travaillées en numérique HD, en opposition au rendu un peu cheap de certaines émissions TV comme La Villa. »

Souvent ce sont les productions américaines qui donnent le la, puis se déclinent dans différents pays. Car ces émissions ont la particularité de bien s’exporter. Sur Netflix, il y a par exemple 4 versions de Too Hot to Handle, où le but est de se séduire tout en résistant à l’envie de se toucher au risque de perdre l’argent de sa cagnotte... « C’est à chaque fois le même dispositif, les décors se ressemblent, les types de candidats castés sont les mêmes… La différence ce sont les mentalités. Selon les cultures, les réactions des gens ne vont pas être les mêmes. Par exemple, dans la version américaine, il y a une sorte de pruderie. La sincérité compte beaucoup, les gens ont tendance à former des paires assez dessinées. Dans la version brésilienne, c’est plus libre. Donc la production rajoute des contraintes pour faire tenir le concept de l’émission », pointe Maureen Lepers, qui étudie ces objets télévisuels depuis une dizaine d'années et donne un cours à l'université Sorbonne Nouvelle à leur sujet.   

La déclinaison d'un concept dans différents pays n’est pas propre aux téléréalités des plateformes de streaming, « mais cela avait un peu disparu à la télé ces dernières années », estime la professeure. La Villa, les Princes de l’amour sont des concepts français par exemple. « L’autre différence, c’est qu’avec le streaming, toutes les versions sont visibles. » À vous donc des heures de binge watching de relations conflictuelles en diverses langues. 

Mariages juifs

La consommation de cette téléréalité change aussi. Elle peut se “binger” comme une série, ou se regarder par salve (puisque généralement les épisodes sont diffusés par 2 ou 3). « Cela change l’écriture. On ne crée pas de tensions et de conflits de la même façon. Il y a une logique de cliff hanger plus forte pour qu’on enchaîne sur l’épisode suivant. Par ailleurs, vous devez tout regarder pour comprendre. Ce qui n’est pas du tout le cas pour Les Anges ou La Villa qui sont diffusés quotidiennement pendant des semaines. »  

Le public visé n’est pas le même. Les émissions de streaming ciblent majoritairement les trentenaires. Alors que certaines émissions de flux sont surtout regardées par des adolescents. « Les candidats sont présentés eux-mêmes comme des ados, avec des problématiques de cours de récré pour justement plaire à ce public. Sur les plateformes, les sujets sont souvent plus profonds : le mariage, l’engagement… » Et puis le public paye, donc les plateformes sont dans une logique où ils peuvent tester des émissions plus spécifiques qui vont plaire à une certaine catégorie. À l’instar de Jewish Matchmatching, une émission où une entremetteuse s’occupe de célibataires issues de la communauté juive. Ce qu’on ne verrait sans doute pas sur M6. Les émissions de streaming captent aussi plus agilement certaines tendances plus ou moins éphémères, comme l’attrait pour l’astrologie, qui est au centre de Cosmic Love évoqué plus haut. 

Suspens et binge-watching

Outre les téléréalités relationnelles, on retrouve d’autres classiques du genre sur les plateformes, notamment les émissions immobilières. Des formats qui suscitent beaucoup d’engouement. Car après le couple, le logement est la principale préoccupation des gens, remarque Maureen Lepers. Selling Sunset sur Netflix, qui a diffusé sa sixième saison en mai, ses déclinaisons (Selling the OC et Selling Tampa) ou encore L’Agence (sur TMC puis Netflix, mais pensé pour coller au principe du streaming). Ici encore, les images à base de plans drones et autres travellings sont bien plus clinquantes que dans leur équivalent Recherche Appartement ou Maison sur M6, tout comme les biens proposés qui vont de quelques millions à près de 100 millions d’euros ou de dollars. Selling Sunset comme L'Agence se concentrent sur l’immobilier de luxe. Les cliff hangers (moment de suspens à la fin d’un épisode) sont marqués. Martin, l’un des fils de l’agence, annonce son départ au Portugal en fin de saison 1, provoquant l’incompréhension du patriarche. Puis finalement se ravise en début de saison 2. « Ce sont de vrais personnages, qui évoluent au fil des saisons, note la chercheuse, contrairement à Stéphane Plaza qui reste le même depuis le départ. Nous n’avons pas eu le droit à Stéphane Plaza Origins. »

Si elles changent leur canal de diffusion, leur narration et leur esthétique, les plateformes parviennent-elles à changer les codes ? Notamment en matière de représentation des genres, domaine où les émissions de flux ne brillent pas

Dans L’Agence, c’est papa qui décide

Côté émission immobilière, certains stéréotypes sont très exacerbés. Selling Sunset, qui raconte les tribulations d’une entreprise immobilière à Los Angeles, met en scène de jeunes femmes agentes, ayant ostentatoirement recours à la chirurgie esthétique (Christine, l’une d’elles, organise lors d’un épisode une soirée “Burgers et Botox”). Elles déambulent dans d'énormes villas perchées sur des talons aiguilles, et passent une bonne partie de leur temps à se brouiller, puis débriefer les différents conflits. Dans L’Agence, où l’on suit les Kretz, une famille d’agents immobiliers à Paris (Boulogne plus exactement), l’ambiance est moins survoltée. Mais ici aussi les clichés persistent. Tout tourne beaucoup autour de la figure paternelle. Car comme dans Succession remarque Télérama, Olivier et Sandrine Kretz veulent ralentir et passer le flambeau à leurs quatre fils. Et ces derniers naviguent au gré des colères et décisions de “papa”. « Depuis que papa nous a remonté les bretelles, l’ambiance au bureau est un peu pesante », lâche l’un des fils après une querelle familiale. Soulagement quelques épisodes plus tard, une maison se vend pour vingt millions d’euros. C’est papa qui va être content. 

Le stéréotype n'est pas forcément un problème, tout dépend ce qu'on en fait

« C’est impossible de représenter quelque chose visuellement sans se poser la question du stéréotype, commente Maureen Lepers. L'important c'est de se demander ce qu’on en fait. Soit vous le mettez en scène de manière attendue sans avoir une approche critique. Soit vous partez d'un stéréotype, la figure de la bimbo un peu écervelée par exemple, pour en faire une figure plus complexe, pour montrer que tout le monde a plusieurs facettes et est pluriel. »

Les plateformes de streaming parviennent à ajouter un peu de complexité à leurs personnages, en filmant davantage les conversations notamment. « Dans les émissions de dating sur Netflix, on a l’impression qu’ils communiquent plus, mais à mon sens, ils sont surtout passif-agressifs, juge la spécialiste. Même si la politique du clash est moins présente qu’à la télévision. On ne recherche pas spécifiquement la séquence où tout le monde s’engueule ou de façon moins récurrente. C’est aussi parce que l’aspect “jeu” est davantage poussé et les candidats qui ne se connaissent pas. « Ils n’ont pas de griefs passés entretenus en dehors du tournage via les réseaux sociaux notamment. »

« La racine de la téléréalité relationnelle c’est l’hétérosexualité »

Pour les émissions de dating, on constate quelques tentatives de varier les profils des candidats, en termes d’orientation sexuelle surtout. « La racine de la téléréalité relationnelle c’est l’hétérosexualité, expose la spécialiste. Les jeux sont construits autour de rivalités amoureuses qui opposent les hommes et les femmes. Les prétendants d’un côté, les prétendantes de l’autre. C’est toujours très binaire et donc hétéro. Mais on observe quelques tentatives pour queeriser la téléréalité de la part des plateformes. »

Les casteurs et les producteurs tentent de le faire en insérant des candidats explicitement non hétéros. « Ils sont souvent bi, d’une façon qui n’est pas toujours visible », nuance Maureen Lepers. Dans Perfect Match, ce sont des anciens candidats de téléréalité de Netflix qui doivent trouver leur partenaire parfait, une candidate bisexuelle a une aventure avec une autre, avant de ne sortir qu’avec des hommes. Pareil dans Cosmic Love, téléréalité Amazon présentée par Nabilla où les candidats matchent selon leur signe astrologique. Moon, une candidate, annonce être pansexuelle. Elle a une relation avec une prétendante, mais finit par choisir un homme à la fin. « Pour les productions c’est gagnant : ils se donnent un vernis plus progressiste en introduisant des orientations sexuelles différentes, mais en termes de récit, cela ne change pas grand-chose aux logiques, ça ne fait rien chanceler, ni même trembler. C’est un moment d’encanaillement où deux femmes datent, s’embrassent, couchent peut-être ensemble puis cela se délite, et est repris par la machine hétérosexuelle. »

Ces légers ajustements sont par ailleurs repris par la téléréalité plus classique. La Villa a ainsi entrepris une refonte, en renouvelant complètement son casting - qui était auparavant essentiellement constitué d’anciens. L’un des candidats s’avère être bisexuel. « Ce ne sont pas des choix politiques, estime Maureen Lepers. C’est opportuniste pour copier les téléréalités du streaming qui plaisent comme Too Hot to Handle ou Perfect Match. C’est tout simplement une manière de répondre à la concurrence. » 

« Le gouinistan a hacké la matrice de l’émission»  

Parfois, les choix sont plus audacieux en choisissant des castings entièrement gay ou lesbien. C’est le cas de Tampa Baes sur Amazon Prime, où l’on suit un groupe de jeunes femmes en Floride. Et dernièrement The Ultimatum (On se marie ou c’est fini) sur Netflix, qui pour sa version “Queer Love” met en scène 10 femmes et personnes non-binaires homosexuelles. Cette émission filme cinq couples dans une impasse car l’une veut se marier et l’autre refuse. La solution ? Leur proposer de changer de partenaires pendant trois semaines. Chaque couple est défait dans le premier épisode, puis de nouvelles paires sont formées après un épisode de dating. À la fin, chaque couple fait le bilan et choisit : rester ensemble, se séparer, ou partir avec leur nouveau partenaire ? 

« Il s’est passé quelque chose d’assez intéressant dans cette version queer, constate Maureen Lepers. On a eu vraiment l’impression que l’émission allait vers autre chose. Car les modalités relationnelles de ces personnes ne sont pas celles de la compétition, du conflit binaire, de la jalousie. Toute la phase où l’on défait les couples pour en créer de nouveau se passe avec beaucoup de fluidité, parce qu’elles sont toutes très respectueuses. Et c’est fascinant à regarder. Ensuite elles avaient des discussions sur des sujets qu’on ne rencontre normalement pas dans les autres téléréalités de dating : la question du couple libre, la distinction entre engagement sentimental, romantique, sexuel… La granularité des sujets abordés est bien plus fine. C’est un peu comme si le gouinistan avait hacké la matrice de The Ultimatum ! » Mais dans les derniers épisodes, ce tournant intéressant prend l’eau. Certains sujets profonds abordés par les candidates comme le coût de la PMA aux États-Unis sont mis sous le tapis. « On revient sur des conversations sentimentales pures et dures, alors qu’il y avait un boulevard pour aborder des sujets importants pour cette communauté et pour la société en général. » Finalement le gouinistan ne sera pas venu à bout de la matrice de la téléréalité, ni à déstabiliser ses normes hétérosexuelles où le couple exclusif est érigé en symbole de réussite. 

Une téléréalité écrite par et pour les queers : un progrès social ?

La chercheuse note par ailleurs que les téléréalités américaines sont souvent plus variées que les françaises. « Aux États-Unis, la culture des identités est un sujet très important. C’est un enjeu politique et un enjeu économique puisque l'idée est d'adresser tous les marchés. » Netflix ne cherche pas à abattre le binarisme de genre, mais à ce que les queers s'abonnent aussi. Donc Netflix fait un peu de "LGBTQ+ washing" et achète par exemple les droits de Drag Races (une compétition de drag-queens), sort une édition The Ultimatum Queer… 

Pour espérer un changement plus radical, il faudrait faire bouger l’écriture. « Mais même si on y arrive, ce sera pour produire quels types d’émissions ? Des émissions pour faire exploser des couples, humilier les gens, les mettre en compétition… Est-ce ce qu’il faut ? Est-ce un progrès social ? Je ne sais pas, la question ne doit pas être forcément tranchée mais elle mérite d'être posée... »

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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