En un seul monologue, le film résume comment les plateformes sociales ont pris le contrôle de nos vies.
Attention aux spoilers : cet article évoque plusieurs scènes et éléments d’intrigues du film.
Quoi qu’en disent les fans un peu déçus par ce nouvel opus, la force des Matrix ne réside pas exclusivement dans ses effets spéciaux ou ses scènes de combats spectaculaires. Ses dialogues et les différentes interprétations qu’ils suggèrent font aussi partie du plaisir de visionner la saga. Ceux de Résurrections n’échappent pas à la règle.
Alors que ce quatrième film, résolument méta, met l’accent sur l’exploitation jusqu’au trognon des franchises cinématographiques, il s'offre le luxe d’adresser au spectateur un message sur les nouvelles formes de contrôle dont il est la cible et notamment celles exercées par les plateformes sociales. La thématique peut paraitre réchauffée, mais il faut se souvenir que le premier Matrix est sorti en 1999, soit 4 ans avant l’arrivée de MySpace et 5 ans avant les débuts de Facebook. Les machines et les programmes du film symbolisaient plus le conformisme de la société capitaliste face à la nouvelle contreculture qui était née dans les forums web. Depuis, les forums ont été remplacés par les plateformes comme YouTube, Twitter ou TikTok. Et ce sont bien les effets aliénants de leurs algorithmes et leur pouvoir de modification du comportement qui sont au centre du fonctionnement de la Matrice.
Nous préférons la fiction aux faits
Pour raconter ce nouveau mode de contrôle, la réalisatrice Lana Wachowski met en scène un nouvel antagoniste : l’Analyste, interprété par l’inquiétant Neil Patrick Harris. Présenté comme le psychologue de Thomas Anderson / Néo au début du film, ce dernier se révèle être l’artisan de la nouvelle version de la Matrice dans laquelle notre héros tente de s’échapper. Dans un monologue se déroulant dans un ralenti « Bullet Time » cauchemardesque, ce dernier explique comment il voit les choses :
« Mon prédécesseur (c’est-à-dire l’architecte, que l’on voyait dans Matrix Reloaded et Revolution : N.D.L.R.) aimait la précision. Sa Matrice était faite à partir de faits et d’équations. Il détestait l’esprit humain. Donc il n’avait jamais pris la peine de considérer que vous n’en avez rien à foutre des faits. Tout ce qui vous intéresse, c’est la fiction. Le seul monde qui a de l’importance c’est celui qui se passe ici (il désigne le cerveau : N.D.L.R.). Et vous croyez les trucs les plus dingues. Pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que les fictions vous paraissent réelles ? C’est à cause de vos émotions […] Voilà ce qui se passe avec les émotions. Elles sont tellement plus faciles à contrôler que les faits. Il se trouve que dans ma Matrice, plus on vous maltraite, plus on vous manipule et plus vous produisez de l’énergie. C’est dingue. J’établis des records de productivité depuis ma première année en activité. Et la meilleure partie, c’est que vous opposez zéro résistance. Les gens restent dans leur pod, heureux comme des porcs dans leur merde. La clé de tout ça ? Vous. Aspirant silencieusement à ce que vous n’avez pas et flippant à l’idée de perdre ce que vous avez. Pour 99,9 % de votre race, c’est la définition de la réalité. Désir et peur, bébé ».
Contrôler nos émotions pour vendre de l'engagement
Difficile de ne pas voir dans ce passage l'analogie avec nos comportements en ligne. Coincés dans une spirale de scrolling infini générée par des interfaces utilisateurs calquées sur le fonctionnement des machines à sous, nous sommes littéralement prisonniers des contenus qui manipulent nos émotions. Nous devenons complotistes sur Facebook en croyant à des histoires invraisemblables qui exploitent nos angoisses. Nous jalousons les influenceurs qui étalent une vie de luxe bien souvent fausse et mise en scène sur Instagram. Enfin, nous nous indignons sur Twitter, au point de grossir les rangs, sans même nous en rendre compte, de meutes harcelant des individus. Tous ces comportements génèrent de l’engagement qui est monétisé avec la publicité. On retrouve cette fameuse énergie que nous produisons en étant maltraités dans un article scientifique publié par l’université de Cambridge et qui expliquait comment les messages politiques négatifs généraient un taux d’engagement par mots sur les réseaux.
Bots et effets de meutes
Une autre partie du monologue fait directement référence aux effets de meutes que l’on observe régulièrement sur les réseaux sociaux. L’Analyste explique qu’au lieu de faire appel aux agents censés réguler la Matrice, il préfère transmettre une forme de folie meurtrière à toute une partie des « pilules bleues » (les gens qui ne sont pas déconnectés de la Matrice : N.D.L.R.) pour attaquer les intrus. Pour illustrer cet effet, l'Analyste donne une arme à l’un des gentils collègues de Trinity. Ce dernier tire immédiatement dans sa direction. « C’est bien plus facile de saturer une population, explique-t-il. Et le mode essaim (swarm en VO) est trop fun ». Cette scène fait sans doute référence à Chris Wetherell, le créateur de la fonctionnalité retweet sur Twitter. Cette dernière permet généralement de livrer une personne à la vindicte populaire en exploitant des tweets sortis de leur contexte. Dans un article de Buzzfeednews, le développeur avait comparé son invention à un « flingue donné à un enfant de 4 ans ».
Plus tard dans le film, c’est carrément toute la population de la ville qui rentre en mode « meute » et qui tente d’arrêter nos héros en se jetant depuis leur fenêtre pour se transformer en véritable bombe humaine. L’un des protagonistes laisse alors échapper une injure envers ces « p*tains de bots ». Là encore, impossible de ne pas penser aux tweets générés par des bots et permettant d’orienter des débats ou de semer le chaos pendant de grandes polémiques. Une étude de chercheurs de l’Université Carnegie Mellon sortie en 2020 estime même que la moitié des tweets écrits à propos du Coronavirus serait générée par des bots pour mieux nous désinformer.
« Gnothi seauton » (Connais-toi toi-même)
Il existe dans le film d'autres détails qui appuient cette analyse. On peut citer la courte apparition du Mérovingien, interprété par Lambert Wilson, se plaignant de la disparition des belles conversation au profit de textos ou bien le nom du mari de Trinity qui s'appelle Chad (nom d'un mème bien connu sur le web). Comme pour les premiers Matrix, le message de Matrix Resurrections incite encore et toujours à nous libérer de nos entraves – notamment numériques. Pour cela, il faut se connaitre soi-même et ne pas imaginer être à l’abri des nouvelles méthodes de contrôle. À la fin des fins, nous sommes tous dans la Matrice et s’il est toujours possible de s'en échapper (pour aller cultiver des fraises comme le personnage de Niobe), il est aussi possible de la changer de l'intérieur.
Belle analyse 😊👍