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Name & shame : quand les internautes jouent aux justiciers

© smartboy10 via Getty Images

Sur Twitter, les jours passent et les indignations se ressemblent. Organisés en meute ou non, des internautes exposent le nom de personnes qu'ils estiment fautives, dans le but de rétablir un semblant de justice. Bienvenue dans le monde du name and shame.

En février dernier, l'affaire de la ligue du LOL éclatait. Après la mise en ligne d’un article par le service checknews de Libération, une liste des membre du groupe facebook présumés coupables commençait à circuler. Écrite par un internaute anonyme, cette liste a largement contribué à faire éclater la colère sur les réseaux.

Cette pratique bien connue porte un nom : le name and shame. Elle s’est largement démocratisée depuis l’affaire Weinstein et le hashtag #balancetonporc. Utilisée comme un outil de dénonciation de masse sur les réseaux, elle est d’une efficacité redoutable. Ainsi, plusieurs journalistes et rédacteurs en chef ayant appartenu à la Ligue du LOL ont été licenciés après la divulgation de leur nom et le témoignage des victimes.

Un outil efficace pour les activistes

D’après Jon Ronson, journaliste et auteur du livre So you've been publicly shamed, c’est bien Twitter qui a surtout favorisé cette pratique. « Avec ce réseau, les gens sans voix se sont aperçu qu’ils pouvaient s’exprimer, explique-t-il dans une conférence TED. Ils peuvent toucher d’autres gens avec une arme puissante : une humiliation sur les réseaux sociaux. Avec elle, on peut inciter les marques à retirer leur publicité ou faire tomber des gens puissants. C’est comme une démocratisation de la justice. »

Dans les faits, le name and shame est effectivement un outil efficace pour mettre la pression sur les puissants. En 2016, un groupement d’activistes baptisé « sleeping giants » avait affiché sur Twitter les marques qui faisaient de la publicité sur le média d’extrême droite Breitbart news. Après cette opération, plus de 800 marques ont finalement décidé de boycotter ce site web raciste et complotiste. Les mêmes méthodes sont aussi utilisées envers les personnalités politiques lors de certains votes. Lorsque certains députés français avaient refusé de voter l’interdiction du Glyphosate, François Ruffin les avaient affichés nommément sur sa page Facebook. Résultat : dès le lendemain, ces derniers recevaient plusieurs milliers de messages dans leur boite mail.

Attention à ne pas en abuser

Cependant cette méthode est à double tranchant. De nombreux exemples montrent à quel point elle peut être utilisée de manière abusive. En 2015, alors que la base de données du site de rencontres extraconjugale Ashley Madison fut piratée, les noms et adresses mail de milliers d’internautes furent exposés sur le web. D’après Wikipédia, l’affaire provoqua trois suicides.

Deux ans plus tôt, c’est Justine Sacco qui était au centre d’un gigantesque shitstorm sur Twitter. « Départ pour l'Afrique. J’espère ne pas choper le sida. Je déconne. Je suis blanche ! », avait tweeté cette directrice d'un service de relations publiques lorsqu'elle se trouvait à l'aéroport. Posté à ses 170 abonnés, la blague aurait pu passer inaperçue si elle n’avait pas été repostée par un journaliste de Gawker. Arrivée à destination, Justine découvrit qu’elle était devenue numéro 1 des tendances Twitter tandis que le monde entier la traitait de raciste. Sa blague douteuse portait surtout sur le privilège d’être née dans une classe socio-économique peu touché par la maladie, s'est-elle justifiée à l'époque. Trop tard : la jeune femme a été publiquement lynchée et directement rangée dans la catégorie « force du mal ».

Une technique injuste et sexiste

« Le name and shame repose souvent sur les mêmes ressorts, analyse Nicolas Vanderbiest, expert des situations de crise sur les réseaux et auteur du blog Reputatio Lab. Les internautes vont attaquer une personne ou une liste de personnes en publiant des tweets ou des témoignages incriminants. Dans cette pratique, le narratif est intégralement maîtrisé par le "justicier", sans aucune contextualisation. L’accusé ne peut absolument pas répondre. Il suffit de voir comment ont été accueillies les excuses des journalistes de la ligue du LOL. Dans un procès équitable, on doit entendre toutes les parties pour apporter ce fameux contexte. Dans le cadre du name and shame on se retrouve toujours avec un axe du bien et un axe du mal trop simpliste. »

En plus d’être simpliste, la technique peut entraîner de violents débordements sexistes. Lors de son exposition, Justine Sacco a reçu de nombreuses menaces dans lesquelles on lui souhaitait de se faire violer et infecter par le SIDA. « Quand le name and shame s’attaque aux hommes, on leur souhaite de perdre leur job, explique Jon Ronson. Pour les femmes, on leur souhaite d’avoir l’utérus découpé en mille morceaux. » Loin d’une certaine justice que les Twittos comme Fallait Pas Supprimer estiment juste, le journaliste y voit surtout une pratique anti-démocratique.   « Aujourd’hui les gens sont en chasse des secrets honteux sur Twitter, explique-t-il. Il s’agit d’une expérience cathartique menée sur les réseaux sociaux »

Quand les victimes de name and shame doivent se taire

Quand Twitter décide de jouer les justicier, sa pratique ne se fait d’ailleurs pas sans éclaboussure. Dans le cas de la ligue du LOL, plusieurs noms cités dans la fameuse liste ont aussi été touchés par le scandale alors qu’ils n'auraient pas participé à la moindre campagne de harcèlement. Elodie Safaris, journaliste freelance, témoigne de cette injustice.

Pour Nicolas Vanderbiest, cette méthode qui peut faire bouger des organismes puissants peut tout autant broyer un individu qui n’est pas taillé psychologiquement pour affronter un lynchage en ligne. « Dans ces moments-là, on a l’impression que tout le monde est contre nous, explique-t-il. Il n’y a rien à faire. Le fait d’être réduit au silence, il n’y a qu’une seule parole qui circule. Parfois, ce sont de véritables ordures qui sont exposées. Mais quand il s’agit d’innocent ou des auteurs d’une blague mal interprétée, à partir de quand peuvent-ils reprendre la parole et revenir sur le devant de la scène ? »

Parfois, c'est nécessaire

Malgré les dérives possibles, la pratique est parfois jugée nécessaire. Pour Christelle Delarue, CEO de l’agence Mad&Women, c'est primordial pour faire changer les choses - notamment lorsque les personnes accusées sont a priori trop puissantes pour être inquiétées. « On veut qu’ils sortent, que la lumière soit faite sur ces actes, que les coupables soient identifiés, que les DRH reconnaissent les sujets de harcèlement moral, physique et sexuel, expliquait-elle au sujet de l’enquête du Monde sur le sujet du sexisme en agence de pub.»

Même chose pour Cindy Gallop qui témoignait sur le même sujet. « J’ai reçu des témoignages scandaleux. Quand je regarde les noms qui me sont donnés, c’est effarant. S’ils étaient rendus publics, les gens se rendraient mieux compte de ce qui se passe, et ils se sentiraient enfin concernés. Dénoncer nommément, c’est crucial. Mais il n’est pas question de "name & shame".  Nous ne sommes pas là pour nommer les agresseurs puis les humilier. Nous sommes là pour les nommer et les mener devant la justice. »

Autre avantage à nommer précisément les coupables : ne pas mettre tout le monde dans le même panier. Ça évite d'accuser en faisant des généralités, et permet de concrétiser certains agissements.

Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne

Cette technique n’est d’ailleurs pas toujours très efficace pour déboulonner les personnes les plus puissantes. « Sans parler des véritables condamnations, il y a toujours des personnes qui peuvent faire ce qu’elles veulent après avoir été au centre d’une pratique de name and shame, indique Fabrice Epelboin enseignant au Medialab de Sciences Po et spécialiste des réseaux sociaux. Roman Polanski et Luc Besson ont bien été nommés dans des affaires de pédophilie et de harcèlement sexuel et ils n’ont pas trop de soucis. Au final, il n’y a que les fusibles qui sautent. Sur la Ligue du LOL, il est bon de rappeler que Laurent Joffrin était parfaitement au courant de ce qui se passait pendant les harcèlements. Il n’a rien fait à ce moment-là, pourquoi n’a-t-il pas sauté ? »

Favorisé par les réseaux sociaux et la possibilité qu’ont les internautes de s’organiser en meute, le name and shame ne disparaîtra de sitôt. « Si cette pratique a pu prospérer c’est à cause de la faillite de nos institutions, conclut Nicolas Vanderbiest. Pour arrêter cette nouvelle forme de justice expéditive, il faudrait que la vraie justice puisse mieux porter les voix des victimes. »

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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