Dans son livre Playtime, le sociologue et chercheur Aurélien Fouillet explore la place du jeu comme pourvoyeur de nos nouveaux imaginaires. Jusqu'à retrouver de grands récits collectifs ?
Zelda, les Zombies walks, les parties de pêche dans Red Dead Redemption 2, les avatars customisables dans les métavers, mais aussi le complotisme ou nos stories Instagram... Quand on ouvre le livre Playtime, comment le jeu transforme le monde d’Aurélien Fouillet, on ne peut pas s’empêcher d’être un peu perdu par la multiplicité des sujets qu’il aborde. Il faut dire que ce philosophe et sociologue aime étudier notre modernité dans le foisonnement des jeux vidéo, de la science-fiction et de la culture numérique. Dans cet ouvrage, il place donc nos pratiques ludiques au cœur de tous nos usages, bien au-delà du simple amusement. C’est avec le jeu, sous toutes ses formes, que l’on ouvre les possibles, que l’on tisse des liens avec d’autres. Et ces nouveaux récits pourraient bien remplacer les grandes mythologies et les idéologies du passé.
Votre livre Playtime parle du jeu avec un grand J. On y trouve pêle-mêle les jeux vidéo, des rassemblements collectifs comme la Zombie walk, le conspirationnisme, mais aussi les sites de rencontres. Quels sont les points communs entre toutes ces activités ?
Aurélien Fouillet : Quand je parle de jeu, je parle de pratiques ludiques au sens large. C’est quoi exactement ? C’est un ensemble de règles qui définit un espace-temps, des comportements et des valeurs. Que ça soit Tinder, le complotisme ou les jeux vidéo, ce qui les réunit, ce sont les règles du jeu qui permettent de faire quelque chose ensemble.
D’après vous, ces pratiques ludiques ont remplacé les grandes idéologies et le travail dans leur rôle de dynamique sociale et culturelle. Comment le jeu a-t-il gagné cette place ?
A. F. : J’évoque mes illustres prédécesseurs et notamment Philippe Léotard qui parlait de la fin des grands récits qui ont structuré nos sociétés du point de vue politique, économique ou culturel. Nous sommes actuellement face à un grand vide. Nous n’avons plus d’histoires communes à partager pour donner du sens à ce qu’est le couple, la famille ou le travail. Le jeu, c’est l’espace dans lequel on va réinventer ces récits. L’omniprésence du jeu exprime un besoin de notre société de réinventer de grands récits collectifs. On entend parler depuis quelque temps de bataille des imaginaires, de futurs souhaitables... Pour moi, c’est la manifestation de ce qui est en jeu depuis presque 50 ans. Nous sommes entrés dans le temps de la cristallisation. La question, c'est peut-être moins d'inventer de grands récits que de les mettre en œuvre.
Cette omniprésence de l’imaginaire, on la perçoit dans la multiplication des films de superhéros ou de séries fantastiques et de science-fiction comme Game Of Thrones ou Westworld.
A. F. : Les superhéros, l'heroic fantasy, la science-fiction, toutes les écritures de l'imaginaire, qu'elles soient cinématographiques ou littéraires, sont les manifestations de notre besoin de redonner une forme et des images qui nous permettent de nous situer justement. Et c'est d'ailleurs intéressant que la série en tant que format, reproduise ce qui s'est passé avec le roman-feuilleton du XIXe siècle. Quand Balzac, Zola ou Dumas écrivaient des romans qu’ils publiaient de manière hebdomadaire dans la presse, ils faisaient une photographie de l'imaginaire de la société.
Au-delà des séries télé, vous écrivez que nous utilisons aussi les fonctions ludiques des plateformes sociales pour inventer de nouvelles identités et raconter notre vie. Sommes-nous tous devenus des Madame Bovary en puissance ?
A. F. : C'est la vraie différence avec le XXᵉ et le XIXe siècle. Le récit, est une chose dont tout le monde peut s'emparer au travers d’une story Instagram ou d’un fil Twitter. Comme nous n’avons plus de grands récits structurants, nous multiplions les microrécits afin d'expérimenter tout un tas d'identités pour, peut-être, un jour, choisir un récit qui sera collectif. Mais pour l'instant, on est plutôt sur une logique de fragmentation des imaginaires.
Dans le film Everything Everywhere All at Once, on peut deviner une allégorie d’Internet où les récits, les imaginaires et les possibles sont justement multipliés à l’infini jusqu’à nous rendre fous. N’est-ce pas là l’un des risques de cette fragmentation ?
A. F. : Ça pose tout un tas de problèmes, mais c'est aussi une grande joie. Il y a peu de générations qui ont l'occasion de repenser de A à Z le logiciel qui fait société. Finalement, même si l'époque est plutôt à la sinistrose, pour tout un tas de raisons que vous connaissez, il y a quand même une chose extrêmement réjouissante dans cette capacité que nous donnent à la fois les outils techniques, mais aussi les aspirations collectives et individuelles de pouvoir expérimenter et de se dire qu'on n'est pas assignés à une carrière, à une catégorie socioprofessionnelle, à une identité, et que tout ça, en fait, se construit toujours en relation avec les autres. En fait, c'est aussi ça qui est au cœur du jeu : on ne joue jamais tout seul. Il y a une logique de fragmentation parce qu'effectivement il y a une multiplication des règles du jeu, une multiplication des récits, une multiplication des imaginaires. Mais à chaque fois, c'est pour être avec les autres. Même les complotistes sont dans cette logique, ils éprouvent des choses ensemble et font collectif.
Quand on voit que la mouvance QAnon fonctionne comme un jeu en réalité alternée, on comprend mieux comment on peut associer le jeu au complotisme. Mais les conspirationnistes semblent plutôt vouloir faire cessation avec la réalité.
A. F. : Je suis toujours circonspect sur la question de la réalité. La réalité pour elle-même est neutre et inintéressante. Elle n'a pas de signification propre. C'est nous qui lui en donnons, au moyen d’une fiction que nous partageons. Quand cette fiction disparaît, elle est remplacée par une multiplication de microrécits qui permettent de qualifier cette réalité. Les complotistes ne sont pas dans une autre réalité, mais plutôt dans un autre récit qui donne un autre sens. Je ne veux pas faire de relativisme, mais plutôt mettre en exergue que le combat que l’on peut voir entre complotistes et fact checkers est un exemple parfait de cette bataille des imaginaires.
Vous évoquez aussi les jeux vidéo et les métavers au sein desquels on adore s’immerger. Ne sommes-nous pas tentés par une forme d’échappatoire virtuel ?
A. F. : Comme pour la réalité, cette distinction réel/virtuel, n’est pas forcément opérante pour décrire ce qui est en jeu. Je ne crois pas qu'on fuit la réalité dans les jeux vidéo ou dans le métavers. Je pense qu'on cherche une réalité autre et que ce qu'on éprouve dans un jeu vidéo, on l'éprouve vraiment. Quand on est excité par un résultat, quand on est déçu par quelque chose, ces sentiments-là sont aussi réels que si on les vivait dans un café ou sur un terrain de foot.
Mais, en fin de compte, toutes ces émotions se passent devant un écran.
A. F. : Tout ça n’empêche pas un réinvestissement du monde physique, « in real life » comme, disent les gamers. Je pense que justement, après avoir multiplié les imaginaires, l'enjeu est de les incarner et qu'ils s'impriment dans le monde. Tout ce qu'on entend sur les reconversions des cadres dans l'artisanat du retour d'une culture technique et d'une culture matérielle participe de ce mouvement. Cet investissement dans l’imaginaire n’est pas une fuite de la réalité pour se plonger dans quelque chose qui serait immatériel. C'est encore une fois ce chemin sinueux que l'humanité fait depuis qu'elle est l'humanité : une recherche d’un cadre de représentation et à partir de ce cadre, une nouvelle forme d’interaction avec le monde. Dans le jeu, il y a quelque chose qui nous fait exister. Je ne sais pas si c'est inédit, mais en tout cas c'est assez formidable.
Super article ! Il me semble qu'il y a une petite coquille : le philosophe des grands récits, c'est Jean-François Lyotard, non ?