Des ados avec le logo geolocalisation

« Mes parents me géolocalisent, et alors ? » Comment le flicage des ados est devenu (presque) normal

De plus en plus d’enfants et même de jeunes adultes ont une application de traçage installée dans leur téléphone portable. Entre besoin de réassurance et absence de réflexion éthique, la géolocalisation s’est totalement normalisée. À raison ?

En 2010, le journaliste Jean-Marc Manach sortait son livre La vie privée, un problème de vieux con ?. Il expliquait comment la société de l’information dans laquelle nous entrions devenait aussi la société de la surveillance. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, les millenials ont effectivement sacrifié leur intimité et leurs données sur l’autel de la libre expression et de l’influence qu’elle pouvait leur apporter. Déjà à l’époque, la question de la géolocalisation se posait. Dans un article de Slate, le journaliste Matthieu Josse prédisait la généralisation de cette forme de surveillance. « La géolocalisation en temps réel, c’est un truc qui fait un peu peur à tout le monde. Et pourtant, vous n’y échapperez pas. Surtout vos enfants. Car cette technologie est déjà bien avancée et il n’y a aucune raison que les plus jeunes n’y trouvent pas une utilité sociale. » Treize ans plus tard, la réponse est quasi unanime : non seulement les parents sont de plus en plus nombreux à suivre les déplacements de leur progéniture mais cette dernière, n’y voit quasiment aucun inconvénient. 

Si maman me suit, c'est pour mon bien

Installé généralement en même temps que le contrôle parental sur le premier smartphone, les jeunes que nous avons interrogés ont tous connu un début de vie numérique paradoxal, à mi-chemin entre nouvelle autonomie et surveillance. « Quand j'ai commencé à sortir vers l'âge de 12 ans, mes parents m'ont installé un contrôle parental avec une géolocalisation raconte Thibaut, un lycéen de 15 ans. Pour moi c'est normal, ça permet de les rassurer et dans l'ensemble ça ne me pose pas de problème, vu qu'ils me laissent sortir. » 

Pour beaucoup de familles, l’activation de cette surveillance se fait de manière naturelle, sans aucune discussion sur ces potentielles implications. L’impression d’être suivi à la trace est d’ailleurs assez peu perçue quand tous les membres de la famille sont sous le même régime. « On est une famille iPhone et on a tous la géolocalisation activée depuis qu'on a notre portable, explique Sarah, une lycéenne de 15 ans. Ce n’est pas un sujet de conversation dans notre famille, c’est quelque chose que l’on fait tous sans vraiment se prendre la tête, parce que c’est pratique. » Même constat pour Roxane, une lycéenne de 17 ans : « J’ai eu mon premier portable en 5ème et la géolocalisation via Localiser (l’application native de l’iPhone) faisait partie du pack, indique-t-elle. C’est un truc qui fait plaisir à ma mère. Elle géolocalise toutes ses filles, mais aussi ses sœurs. Comme je suis la dernière de la fratrie, j’ai trouvé ça totalement normal. » Mathilde, la sœur de Roxane âgée de 26 ans accepte aussi d’être géolocalisée par sa maman. Elle n’y voit pas une forme d’intrusion malgré le fait d’avoir dépassé l’âge d’être surveillé. « Je ne crois absolument pas que ça relève d'une volonté de contrôle, explique-t-elle. C'est comme la synchronisation des appareils, le cloud ou le partage de photos. Elle est assez enthousiaste de ce genre de technologie et la géolocalisation est juste un outil de partage de plus qui satisfait sa curiosité. »

Ne pas couper le cordon

Au-delà de l’aspect « gadget amusant », la géolocalisation est avant tout vue comme une fonctionnalité pratique qui permet à la fois de retrouver un appareil en cas de perte, mais aussi de rassurer les parents. « Je sais que c’est pour ma sécurité, indique Aliya, une lycéenne de 17 ans. Mes parents ne me surveillent pas tout le temps, mais ils apprécient de savoir où je suis quand je sors le soir. » Mathilde comprend elle aussi l’intérêt pour des parents d’avoir la localisation de ses enfants. « Ça peut aider la police de donner le dernier point de géolocalisation de son enfant si ce dernier est porté disparu. » C’est justement dans cette optique que Kalista, une étudiante de 19 ans en école de mode continue d’activer sa géolocalisation sur son portable. « Mes parents l’avaient activé quand j’étais plus petite pour avoir l’esprit plus serein et avoir une sécurité en plus, explique-t-elle. Maintenant je l’active quand je suis en vacances dans un autre pays, juste au cas où il m’arriverait une mésaventure... » 

Beaucoup des jeunes interrogés n’envisagent pas vraiment de couper cette géolocalisation qu’ils estiment pratique et rassurante. Pour eux, il s’agit d’une forme de progrès qui n’est pas vu comme une contrainte. Pourtant, certains adolescents peuvent mal vivre cette surveillance jugée « douce ». Ce fut notamment le cas de Léa, une étudiante en première année de licence d’Anglais et de Chinois, âgée de 18 ans. « On m’a imposé la géolocalisation durant tout le collège jusqu’à la fin de la troisième, raconte-t-elle. Il faut dire que j’étais une adolescente à problèmes, je n’écoutais personne, et mes parents pouvaient avec cette application surveiller mes déplacements et avoir un œil sur l’activité de mon téléphone. Arrivée à 11 ou 12 ans, j’avais l’impression d’avoir gagné en liberté et j’ai très mal vécu qu’on me mette de nouvelles chaînes. Avec le recul, je comprends les raisons pour lesquelles on m’a imposé l’application. Mais sur le moment, c’était très embêtant et j’ai tenté plus d’une fois de trouver le code pour désactiver ce contrôle parental. J’ai aussi gardé cette contrainte pour moi après avoir vu une copine ayant le même problème devenir la cible de moqueries durant toute sa scolarité. » Arrivée en troisième, ses parents finissent pourtant par désactiver cette surveillance, une forme de consécration selon elle. « Ils me l’ont enlevé pour mon anniversaire en me disant que j’avais suffisamment grandi et mûri pour qu’ils me fassent totalement confiance, précise-t-elle. Quand on lui demande si elle imposerait la même surveillance à ses enfants, malgré ce qu’elle a vécu, Léa préfère nuancer. « Si j’ai une fille, je mettrai la géolocalisation quoi qu’’il arrive, explique-t-elle. Si c’est un garçon, ça dépendra de son caractère et de l’environnement dans lequel on vit ». 

Arrêtez de suivre les enfants

Clairement utilisée comme un outil de contrôle des débordements adolescents de Léa, la géolocalisation peut prendre un rôle encore plus contraignant frisant au chantage. C’est ce qui arrive à Vincent, un jeune garçon transsexuel (une personne née dans un corps de féminin, mais s’identifiant comme masculin) de 17 ans qui entame ses études supérieures. Il raconte vivre une véritable escalade dont il n’arrive plus à se dépêtrer. « Ma mère a installé Family Link quand j'avais 13 ans, puis elle est passée à une application payante, bien plus sécurisée, explique-t-il. Au départ elle me disait que c’était pour localiser les appareils en cas de perte, puis on est passés à l’argument de l’inquiétude. Étant donné que je rentrais seul du collège, elle voulait s’assurer que tout allait bien. Inscrit au lycée, je devais me rendre dans une ville voisine à une demi-heure de mon domicile et elle a préféré garder cette surveillance "au cas où il m’arriverait quelque chose sur le chemin". À présent, je vais entamer mes études supérieures et quitter le domicile familial. Mais ma mère me menace de ne pas financer mon école ou mon futur loyer si je désinstalle cette application. J’ai tenté de lui dire que mes copains n’avaient pas d’application qui fliquait leurs moindres faits et gestes et elle m’a accusé d’avoir des trucs à cacher ! »

Les témoignages comme celui de Vincent sont plutôt rares, mais chaque personne interrogée dans cette enquête a évoqué ce copain et surtout cette copine géolocalisée contre son gré et ayant mal vécu cette surveillance. Aux États-Unis, pays où cette pratique est déjà bien installée, une réflexion sur l’éthique du tracking par GPS commence à émerger. Dans un article du média The Atlantic, la coach en parentalité numérique Devorah Heitner demande à ses lecteurs de s'interroger : s’ils peuvent faire une chose, doivent-ils cependant décider de la faire ? Alors que 32 % de jeunes adultes étudiants déclarent être toujours tracés, Devorah explique qu’il s’agit souvent d’une simplification à l’extrême du rôle de parent et qu’il est plus facile de localiser son ado que d’avoir une conversation difficile à propos de sexe, de l’alcool et de la drogue. Elle conclut en indiquant : « Les parents qui choisissent de ne pas géolocaliser ou lire les textos de leurs adolescents favorisent une confiance bidirectionnelle. Ils permettent à leurs enfants de commettre leurs propres erreurs, de savoir quoi partager avec nous, de grandir et de changer sans être surveillés ».

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar Hubert dit :

    J'étais ado à l'époque où l'école enseignait encore. Je suis bien content d'avoir vécu à une époque où ces technologies n'existaient pas. D'un autre côté, c'est vrai que quelquefois, le téléphone portable, ça aurait pu être pratique.
    J'avoue que la disparition de Lina m'a bien fait gamberger.
    Si j'avais la charge d'ados, surtout des filles, c'est bien possible que je leur proposerais la localisation. Je soupçonne que la conversation risquerait de durer un peu.

  2. Avatar José dit :

    la geolocalisation comme moyen utile en cas de soucis (retard, pas de nouvelles, ou autre soucis accident , malaise .......) c'est tres utile. Utiliser cet outil pour flicker ses enfants c'est une idiotie et une atteinte à la vie privée.

  3. Avatar Anonyme dit :

    Bonjour ! 😊
    Pour ma part, je l'utilise encore à 29 ans et ça me rassure que mes parents puissent savoir où je suis (app Localiser) ; on ne sait jamais ce qu'il peut arriver (surtout avec l'actualité du moment).

    Mais je limite fortement les applications qui ont accès à ma position. Snapchat par exemple, c'est niet !

  4. Avatar HAGA pierre dit :

    L'age légal atteint, il n'est plus question de géolocaliser le jeune (sauf s'il souhaite continué à l'être) qui devient autonome selon la loi en vigueur.Respect et inquiétude (ou pas) vont de pair.

  5. Avatar Kadri Farida dit :

    Sujet intéressant et bien écrit. Merci ! Bonne journée.

  6. Avatar Gérald dit :

    Je viens de lire cet article et je tombe de haut. Comment en est-on arrivé là ? Et pourquoi cela parait normal à beaucoup d'entre nous ? Il y aura toujours des justifications à l'injustifiable . Dans quel monde de damnés sommes-nous rentrés ? Orwell nous prévoyait l'enfer sur terre, nous y sommes! Big Brother is watching you !

  7. Avatar Elod dit :

    "..et elle m’a accusé d’avoir des trucs à cacher ! "

    Comme dirait Snowden: "C'est pas parce qu'on a rien à cacher qu'on a tout à montrer."

  8. Avatar Cécile dit :

    Les enfants n'ont plus de compte à rendre. Inutile de rentrer prévenir et demander l'autorisation, les parents verront bien. C'est le contraire de la position qui rassure les enfants: celle de se dire que leurs parents sont solides et tiennent les rennes. C'est l'exemple donné par les parents qui fait des enfants sûrs d'eux. Jamais aucun de mes 4 enfants n'a été géolocalisé, ils m'ont toujours dit où ils allaient.
    Et je n'ai aucune anxiété. Les faits divers ont toujours eu lieu, avec ou sans géolocalisation.

  9. Avatar Anonyme dit :

    Je ne suis plus ado mais lorsque je fais de la marche ou du kayak dans des lieux isolés je trouve rassurant que des proches savent quelle était ma dernière position s'il s'averrait que je ne rentre pas à la maison. De même je trouve plus rassurant de savoir où se trouvent mes ados lorsqu'ils oublient de signaler qu'ils on pris (ou raté) leur bus, mais qu'ensuite ils râlent s'il doivent attendre qu'un des parents aillent les chercher au village à 4 km de la maison.
    Donc à mon avis ce n'est pas tout bon ou tout mauvais, mais il faut doser en fonction du contexte.
    En revanche se suis très opposé à l'idée que des appli - en dehors du controle parental ou de la sécurité des proches - s'autorisent à nous géolocaliser

  10. Avatar Anonyme dit :

    Je trouve ça triste qu'on surveille plus les filles et qu'on limite leur mobilité. Les chiffres montrent que les agressions sexuelles sont commises dans la majorité des cas par des proches, amis, petit-ami ou famille, à l'école, à la maison ou dans des lieux connus, pas par des inconnus la nuit. De plus, pourquoi surveiller ses filles par peur qu'elles soient victimes de violence, au lieu de sensibiliser ses fils et de s'assurer qu'ils ne commettent pas de violence sur des filles ?

  11. Avatar PE dit :

    Big mother and big father are watching you

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