Jeunes très heureux sautant dans une piscine

La fureur de (re)vivre

© Jed Villejo

Renoncer est aussi prendre acte de nos échecs. Et recommencer. Mais à quelles complications et à quelles hantises nos tentatives intimes ou politiques s'affrontent-elles pour surmonter déceptions, doutes et défaites jusqu'à trouver la force d'agir à nouveau ? Réponses avec le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département Culture et création du Centre Pompidou et auteur du beau Recommencer.

Recommencer implique-t-il nécessairement un échec ou peut-on volontairement se réorienter ?

Mathieu Potte-Bonneville : Le verbe « recommencer » désigne à la fois la répétition et le renouveau du fond, ce qui se reconduit à l'identique et ce qui s'inscrit sur une page blanche. Cette contradiction pointe la difficulté existentielle de cette décision de commencer de nouveau tout en sachant bien que cette nouvelle fois n'est pas la première. Or c’est cet échec qui signe la plupart du temps nos tentatives pour remettre ça. Quiconque s'affronte à l'ambition de recommencer est pris dans cette double contrainte de dégager un espace nouveau, de n'être pas simplement dans la répétition de ce qui vient de s'effondrer, et en même temps de n'être pas non plus dans l'oubli de ce qui a précédé.

Si recommencer n'est ni une transition, ni une rupture, comment qualifier ce moment si particulier ?

M.P.-B. : Pour qu'il y ait recommencement, il faut qu'on soit sorti du continuel, la version malheureuse du continu dont on n'arrive pas à s’échapper. Ce que Jacques Prévert décrivait par « ça ne peut plus durer, mais ça dure ». Il faut donc parvenir à rompre avec cette continuité malheureuse et subie. Chez Freud, ce qui manifeste la pulsion de mort, c'est la compulsion de répétition, se retrouver perpétuellement dans les mêmes situations d'échec. L'enjeu de la psychanalyse est de faire revenir à la conscience les contenus dont nous ne parvenons pas à prendre conscience et qui suscitent en nous des symptômes répétitifs d'une façon qui permette que cela ne revienne pas. Il faut inventer une manière de remettre en jeu autrement les contenus qui nous ont hantés.

Il ne peut donc pas y avoir de recommencement sans prise de conscience d'une faille qui n'est pas comblée ?

M.P.-B. : Je ne sais pas si le levier est celui de la prise de conscience. Le malheur de la névrose est de savoir ce qui ne va pas sans pouvoir y échapper. Jacques Lacan riait en disant « je sais bien, mais quand même ». La transition écologique est un très bon exemple de clivage collectif. Aujourd'hui, nous savons bien, mais quand même… Et dans l'écart entre ce que nous savons et ce qui explique que nous n’en tenions que trop peu compte dans nos pratiques s'engouffrent toutes les justifications du monde.

Le recommencement ne pourrait donc pas être une forme de renoncement volontaire ?

M.P.-B. : Je viens d'un courant philosophique pour lequel l'idée de renoncement est suspecte. On ne renonce jamais à rien sans avoir une raison impérieuse de le faire. Pour Spinoza, l'homme est essentiellement constitué par le désir. Il est vain d'imaginer qu'au-dessus va venir se poser quelque chose qui va s'appeler la volonté et qui va faire la loi. Dans ce cas-là, la volonté est l'autre nom d’un désir retourné contre lui-même. L'idée de la sagesse comme renoncement au plaisir, au désir, à la vie est inefficace. L'appel à la volonté d’être raisonnable ne suffisant pas, la question devient : sur quelles forces compter pour renoncer ?

Si ce ne sont pas des forces intérieures, cela viendra de conditions extérieures. Le recommencement ne pourrait donc être que subi ?

M.P.-B. : Un renoncement entièrement choisi est un mythe. Il n’y en a pas qui ne soit pas un peu subi. C'est pour ça que l'expression « écologie punitive » m'exaspère ! La punition ne suffit certes pas à définir une politique, mais cette tournure signifie qu’il faut changer en ne changeant rien, que ce soit complètement indolore. Pour réussir à recommencer, il y a une part de choix et une autre de contraintes extérieures, de diminution de la puissance d'agir. C'est désagréable, c'est douloureux, mais même ces expériences ne doivent pas être uniquement subies pour qu'autre chose se reconstruise. Mon père est mort du Covid l'an dernier. Une amie m’a alors dit que tout deuil laisse un cadeau : la puissance de vie du sujet. Si on subit absolument, alors on est mort. Vivre, c'est déployer sa puissance d'agir, si faible qu'on soit. Dans l'épuisement, dans le décapage de tout ce qui peut faire qu'une vie est mise à mal, il reste un petit filet de voix. Il faut arriver à identifier, au cœur du renoncement le plus subi, ce qui tient encore à une puissance de vie presque impersonnelle qui nous fait tenir debout quand même.

Recommencer, c’est donc faire son deuil ?

M.P.-B. : Le processus de deuil est évidemment l'un des cas où le renoncement advient. Ce que Freud appelle « travail de deuil », c'est un réaménagement des pulsions qui se fait en l'individu, comme dans l'expression « ça me travaille ». Ça ne veut pas dire que l'individu peut se contenter d'être passif, de laisser faire en lui, mais ça ne se décrète pas. Cela consiste à replier tout ce qui en nous tenait à la présence de l'autre. Vous pouvez entendre « tenir » comme « être attaché à une personne » ou comme dans l'expression « à quoi ça tient? ». Nous sommes des êtres constitués par le réseau de nos relations avec les autres et avec les choses. Lorsque quelque chose nous est arraché, les mille petites fibres qui nous faisaient tenir à cette chose doivent se réorganiser, se réaménager.

Il y a un temps du recommencement. Dans votre livre, vous mettez en garde contre les Ségur et les Grenelle successifs, ces moments de figuration d’une impulsion publique. Sur quel moment se baser pour recommencer ?

M.P.-B. : J'ironise sur la liturgie de la refondation. On refonde tellement souvent que ça finit par être un cérémonial vide. Il faut donner sa part au rituel, mais il ne suffit pas. Il faut qu'avant cet acte fondateur ou « refondateur » le chemin soit fait pour que nous nous soyons collectivement convaincus que ça ne peut pas continuer. Or on peut vivre dans un inconfort graduel presque indéfiniment. On s'habitue à tout, et c'est bien triste. Regardez ce que nous supportons chaque jour parce que c'est plus simple de le supporter que de le changer. C'est ce que Freud appelle le « bénéfice secondaire » de la maladie : on s'y installe. Il faut que quelque chose se soit déjà produit de l'ordre de l'insupportable, qu’un sentiment de l'intolérable se soit déjà installé, pour que le rituel ait une chance de produire ses effets.

Cette révolte est la condition du succès d’un recommencement ?

M.P.-B. : Il faut aussi que quelque chose ait commencé à repartir. C'est toujours rétrospectivement qu'on s’en rend compte. On ne sait pas exactement quand, mais ça a commencé à aller mieux. Ce qui réunit les conditions d’un possible succès, c'est l'agrégation, la mobilisation ou l'activation de forces de vie qui sont d'abord en deçà même du seuil de la conscience. Pour qu’il y ait un recommencement, autour du rituel doivent se croiser ces deux processus d'un intolérable qui a cessé à tous égards d'être supportable et d'une émergence dont les conditions sont déjà réunies.

Qui peut alors agir ? Recommencer est un processus individuel ou collectif ?

M.P.-B. : Je ne crois « ni aux dieux, ni aux Césars, ni aux tribuns », mais à la puissance des collectifs hybrides et disparates. Tout ce que j’ai pu croiser d’impressionnant dans ma vie intellectuelle, personnelle ou militante, ce sont des collectifs qui s'organisent et déploient une imagination fertile dans un moment où l'enjeu est avant tout de tenir bon. J'ai beaucoup œuvré dans les années 90 avec les militantes et les militants de la lutte contre le sida. J'ai vu des gens qui, sans aucun héroïsme, géraient leur traitement et la perte de leurs proches dans un déploiement d'inventivité et d'empathie et une capacité à agir ensemble très impressionnants. Pour autant, je ne ferai jamais crédit au mal de nous rassembler. Il n’y a pas d’épreuve salutaire. Ce sont toujours les sujets qui affrontent ces circonstances et inventent quelque chose qui méritent d'être soutenus.


Mathieu Potte-Bonneville, Recommencer, Éditions Verdier (2018)

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