
La crise climatique a des répercussions délétères sur la santé mentale. Mais on peut en guérir... par l'action.
Selon le rapport annuel du CESE - Conseil Economique, Social et Environnemental - publié en octobre 2023, 80 % des Français se disent « inquiets des conséquences du dérèglement climatique sur le monde » . Partant de ce constat, début février, quatre professionnels de la santé mentale ont été invités à échanger et livrer leur bilan et leurs recommandations aux sénateurs, sur l'éco-anxiété. Pierre-Eric Sutter, psychothérapeute et spécialiste de l’éco-anxiété, a participé à cette table ronde. Selon lui, l’éco-anxiété est un concept à part entière qu’on ne doit ni négliger ni dénigrer et qui devrait être posé comme une question de santé publique de premier ordre. Interview.
On entend beaucoup le terme d'éco-anxiété, pourtant le phénomène reste encore relativement méconnu. Pourriez-vous le définir ?
Pierre-Eric Sutter : Selon une équipe de scientifiques australo-néo-zélandais dirigée par Hogg en 2021, l’éco-anxiété est « comme une détresse mentale et émotionnelle qu’un individu peut ressentir en réponse à la menace du changement climatique et aux problèmes environnementaux mondiaux. » Ce n’est donc pas une pathologie psychiatrique (psychopathologie) mais un état de détresse psychologique lié à la prise d’information sur les effets et les conséquences du changement climatique. L'éco-anxiété est une réaction rationnelle, une prise de conscience face à l’ampleur objective de la crise écologique et du manque de ressources pour la gérer. On s'inquiète pour la planète, pour son existence, pour celle de ses proches… C’est une crainte existentielle. Ce n’est pas une maladie et c’est important de le dire. En revanche, elle peut rendre malade si elle perdure et s'intensifie. C'est pourquoi il est important de prendre la mesure de ce mal-être et de le traiter.
Comment mesure-t-on l'éco-anxiété ?
P-E. S : Les travaux de Hogg permettent de mesurer et diagnostiquer l’éco-anxiété grâce à une échelle (EEAH). Hogg a complété cette échelle par un tableau clinique en quatre familles et 13 facteurs, validés scientifiquement. Les symptômes affectifs, la rumination, les symptômes comportementaux et le ressenti de l'impact de ses propres actions seraient ainsi les quatre facettes de l'éco-anxiété. Ses travaux ont permis de montrer que l’éco-anxiété se différencie de psychopathologies connues (comme le trouble anxieux généralisé) tout en lui ressemblant sur certaines de ses manifestations (anxiété, ruminations).
A-t-on une idée de l’ampleur du phénomène en France ?
P-E. S : Une équipe de praticiens et de chercheurs de l'OBSECA (OBServatoire de l'Eco-Anxiété), a transposé l'échelle d'éco-anxiété de Hogg dans le champ francophone et lancé en 2022 une grande étude nationale qui a permis de réaliser un premier chiffrage sur le nombre d'éco-anxieux en France en fonction de l'intensité de leurs symptômes. Il y a des faux positifs (éco-conscients, éco-concernés, éco-dépressifs…), mais il faut faire attention aux faux négatifs. L'outil de Hogg permet de les détecter. Selon cette étude, il y aurait en France 2,5 millions d’éco-anxieux en état de devoir consulter un psychothérapeute.
Y a-t-il une typologie d’éco-anxieux ? Instinctivement, on pense que ça concerne en priorité les jeunes ?
P-E. S : C'est une idée reçue intéressante à débunker. Selon une étude parue dans la revue britannique The Lancet, réalisée dans 10 pays, 59 % des jeunes de 16 à 25 ans déclarent être préoccupés par le changement climatique. Mais attention, il s'agit d'un sondage sur 10 000 jeunes. Ce n'est pas un diagnostic d'éco-anxiété. Contrairement à ce qu’on pourrait penser ce n’est pas une « crise de jeunesse » . Selon l'étude « Eco-Anxiété - 2023 », ni la classe d'âge, ni le niveau de diplôme ne sont significatifs. Les jeunes ne seraient pas plus éco-anxieux que leurs aînés. En revanche, les femmes seraient plus éco-anxieuses que les hommes (+ 7,8 points). En outre, l'étude semble révéler un effet « boomers », les retraités étant moins éco-anxieux que le reste de la population (- 7,6 points). C'est une question d'exposition aux facteurs climatiques et environnementaux qui nous atteignent dans notre existence. On a souvent tendance à penser que les éco-anxieux sont les jeunes. C'est faire abstraction de leur capacité de résilience. Pour eux, les sécheresses, les incendies sont déjà une donnée de leur environnement. Ils sont souvent plus fatalistes, mais sont en capacité de faire preuve de plus d’adaptabilité et d’ajustement que les anciennes générations. Ceux qui ont connu le monde d’ « avant » ont plus de difficulté à s’ajuster, à renoncer à leurs avantages, à leur confort. Basculer vers une sobriété heureuse est complexe. Les jeunes ont plus de ressources.
Notre système de santé est-il apte à prendre en charge ces 2,5 millions d'éco-anxieux ?
P-E. S : Clairement non. L'offre n'est pas à la hauteur de la demande. Les institutions psychiatriques sont débordées. En France, 13 millions de personnes souffrent d'un problème de santé mentale, plus ou moins sévère. Ça représente un sixième de la population française. C'est gigantesque. Il y a de moins en moins de praticiens (78 000) et de plus en plus de patients et de nouvelles pathologies qui émergent. Pourtant, des études montrent que la prise en charge de l’éco-anxiété est possible et qu’on peut en mesurer les effets positifs sur la santé mentale. Il faut donc sensibiliser et former les praticiens et mettre en place des centres de ressources qui permettent de stabiliser le concept d’éco-anxiété et de proposer des outils. C'est ce que nous avons fait avec Sylvie Chamberlin, en créant la Maison des éco-anxieux, une plateforme qui permet à chaque Français de s'auto-évaluer gratuitement et d'avoir un diagnostic par un psychologue. La plateforme permet également d'orienter vers des psychologues formés à l'éco-anxiété. C’est un problème de santé publique. C'est positif que le Sénat s'intéresse au sujet.
Lors de votre audition devant le Sénat, vous avez déclaré « les éco-anxieux sont des éco-ambassadeurs de la transition écologique ». Qu'est-ce que vous entendez par là ?
P-E. S : Leur niveau d'information et de documentation (GIEC, études scientifiques…) leur permet d'appréhender les enjeux et les risques. Ils ont une forme de clairvoyance sur les problématiques actuelles et à venir. Paradoxalement, leur connaissance est à la fois la cause et la solution du problème. Tout l'enjeu consiste à passer d'une peur qui immobilise à une peur qui mobilise, à passer à l’action. Les chercheurs l'ont montré, la régulation la plus efficace d'une peur et d'un problème n'est pas l'émotion, mais l'action. Mais le passage à l'action nécessite l'alignement de trois énergies (rayons d'action) : individuelle, collective, sociétale. « Seule l'action nous délivre de la mort », disait Saint-Exupéry de la mort symbolique, de ce qu'on est en train de se créer comme futur. C'est en ce sens que selon moi, les éco-anxieux, mais aussi les écologistes, sont des ambassadeurs de la transition écologique. C'est une force pour les sociétés.
Les militants écologistes sont-ils forcément éco-anxieux ?
P-E.S : Le militantisme peut être une passion obsessive ou une passion harmonieuse. La première est dévorante et peut conduire au mal-être, la seconde au bien-être et à l'estime de soi. Selon une étude en cours (publication à venir), le militantisme vécu comme une passion obsessive peut mener à la dépression. Parmi les autres facteurs aggravants : l'entre-soi qui conduit à ressasser, et la stigmatisation (il n'est jamais agréable de se faire traiter d'éco-terroriste). D'un point de vue santé mentale, trop prendre à cœur sa cause, en faire une passion dévorante, peut affecter la santé mentale, voire conduire à l'abandon si on a le sentiment que ça n'avance pas. Tout l'enjeu consiste à transformer l'énergie négative en énergie positive et à faire de son militantisme une passion harmonieuse qui ne menace plus la santé mentale.
Relayer les informations sans faire peur... La ligne éditoriale des médias est déterminante. Quelle est leur responsabilité ?
P-E. S : Les médias doivent réduire la charge négative des informations pour éviter la surcharge cognitive. L'idée n'est pas de nier le réel, ils doivent continuer à informer. Mais il faut contrebalancer les informations anxiogènes par des informations positives. Mettre en avant des éco-témoins. Ces gestes peuvent paraître infimes, mais si on les envisage à l'aune d'une perspective (1 an, 10 ans...) et qu'on les démultiplie au niveau du collectif ou d'une société, ça devient gigantesque. Il faut valoriser les minorités actives pour convaincre les majorités passives. C'est à partir de 10 % de minorités actives qu'on arrive à basculer, à faire entrer de nouvelles valeurs dans une société. Les médias doivent inspirer pour initier ce mouvement.
du territoire et du développement durable ont organisé une table ronde sur l'éco-anxiété
Participer à la conversation