
Retour sur un fait divers du Net qui a secoué le monde du rap et celui des cryptos.
C’est un fait divers du Net qui réunit des rappeurs underground massivement suivis sur les réseaux sociaux, un streameur spécialisé dans les jeux d’argent en ligne et une entreprise de la token economy domiciliée au Japon. Quand une promesse d’argent facile surfe sur l’emballement pour les cryptoactifs et finit par ressembler à une arnaque (scam) aux cryptomonnaies. Le tout a suscité commentaires et indignation, faisant se rejoindre dans un même mouvement le Twitter du rap et celui des cryptos. On vous raconte.
« Utilisez le code XXX pour obtenir 200€ »
Le 2 janvier 2022, le rappeur ASHE 22 @Ashe_lz (57,3K abonnés sur Twitter) poste un message inhabituel : « La famille tenez ceux qui veulent 200€ en 5 secondes grâce à ce code sur l’appli socialgood (c’est pas un placement de produit y’a rien à acheter et aucune information personnelle à rentrer). Utilisez le code XXX pour obtenir 200€ ». Quasiment au même moment, le rappeur Freeze Corleone @freezecorleone sur twitter (369,4k abonnés), tweete un message qui reprend les mêmes éléments de langage. Tous deux sont de jeunes artistes rap, connus pour leur production « avant-gardiste et underground, proche de l'étiquette du Soundcloud Rap », selon les termes d'un journaliste spécialisé. Le premier est une figure montante de la scène, avec son collectif Lyonzon. Le second est déjà largement reconnu pour son rap aussi affuté que controversé. Il jouit d’une aura quasi religieuse auprès de ses fans qui le considèrent comme une icône, lui et son collectif 667.
Quelques minutes plus tard, c’est au tour de TeufeurS @TeufeurSoff (354,1k abonnés) de reprendre l’annonce. Streameur populaire sur Twitch, il est porté sur les jeux d’argent en ligne, le casino et le trading. Sur Twitter, il dispose d’une communauté très large. Au fil de la journée du 2 janvier, de plus en plus de personnes likent, retweetent et partagent cette offre qui promet de l’argent facile de manière quasi instantanée. Le même spécialiste de la scène rap, habitué de Twitter, se souvient avoir vu défiler les retweets et les mentions dans un milieu habituellement peu disert sur la question des actifs numériques. Dans sa timeline, ce sont autant les artistes que leurs manageurs qui font la promotion de cette offre. Ce 2 janvier, sur Twitter, ce sont donc à la fois des artistes underground reconnus, des personnes du milieu artistique à l’assise professionnelle établie, mais aussi une figure controversée du e-trading, qui se font le relai de cette offre. Tous sont des leaders d’opinion auprès de leur communauté, c’est-à-dire des personnes dont le discours et l’influence sont acquis.
La machine Twitter est lancée.
Alerte au scam ?
Très vite, les réactions affluent sur Twitter, notamment au sein de la communauté crypto qui y est très active. Certains observateurs soulignent le caractère douteux de la promesse relayée. OxKKysh @KashKysh, un utilisateur basé à Dubaï réagit : « On est en 2022, ces mecs sont probablement tous millionnaires et voilà ce qu’ils partagent à leur jeune commu. Pas dans mes habitudes de réagir à ces trucs là, mais là c’est grave ». D'autres utilisateurs vont plus loin. Pour eux, tous les red flags sont sortis, ça clignote en rouge : il s’agit d’un scam, une arnaque.
De fait, la promesse faite par l’entreprise Social Good, relayée par la suite par des rappeurs influents, auprès d’une communauté jeune et supposément peu experte en matière d’investissements financiers pose de multiples questions. Certaines concernent la nature de l’offre. Tient-elle la route : est-il possible de recevoir une somme d’argent de manière si aisée, en s’inscrivant simplement sur une application ? Quelle est la nature de la récompense proposée : de l’argent sonnant et trébuchant ou bien un gain en cryptomonnaies ? Et surtout : peut-on qualifier cette démarche d’arnaque, ou est-ce plus compliqué ? D’autres questions se posent quant à l’intention des prometteurs ou parrains dans cette affaire : ont-ils eu l’intention délibérée d’exploiter la crédulité de jeunes utilisateurs, novices en matière de cryptomonnaies et d’investissements ? Ou bien ont-ils réellement cru à la fiabilité de l’offre relayée ? Quid de Social Good, l’entreprise à l’origine de cette offre : est-elle fiable ?
L’utilisateur Cryptos NF @cryptosNF (42,2k abonnés) est l’un des premiers au sein de la communauté à se saisir de l’affaire pour tenter d’en démêler les fils. Il se présente comme un curieux et passionné de cryptomonnaies et a lancé son compte Twitter pour aider les débutant·e·s à maîtriser cet environnement. À la manière d’un enquêteur, il remonte à la source des tweets, se renseigne sur l’entreprise et enquête pour comprendre si, oui ou non, cette affaire relève du scam. Et si oui, à quelle nature d’arnaque on a affaire. Pour L’ADN, il éclaire certaines des zones d’ombre de cette affaire.
Lumière sur le cashback
Soyons clairs, de prime abord, pour les non-initié·e·s en matière de cryptomonnaies, cette affaire pue l’arnaque. Pourtant, il est difficile d’être aussi catégorique. Crypto NF nuance d’emblée : « Dans le monde des cryptos, offrir 200$ en cryptomonnaies à tout le monde, ça peut avoir du sens ». C’est le principe du air drop qui repose lui-même sur un mécanisme de cashback, c'est-à-dire une rétrocession monétaire sur un paiement. Une démarche très développée au sein de la token economy, notamment par certaines plateformes reconnues comme Binance. Cette plateforme possède sa propre cryptomonnaie, le BNB, elle a aussi mis en place un moyen de paiement en propre, une carte bancaire qui permet à ses utilisateurs de payer avec sa crypto-devise. « Binance propose aux personnes qui achètent leur crypto d’obtenir une contrepartie sous forme de cashback. Dans ce cas-là, c’est la plateforme qui rediffuse ses bénéfices pour générer de l’utilisation ». Il existe toutefois plusieurs types de cashback. Le principe préexistait même au marché des cryptos. Ainsi, la plateforme IGraal propose de reverser un pourcentage si l’on achète sur l’un des sites partenaires. Dans le cas d’iGraal, on trouve des partenaires comme Asos, booking.com ou encore Darty.
Dans le cas de l’ « affaire des 200$ », le procédé relève de ce principe. C’est d’ailleurs l’argument sur lequel s’appuie l’influenceur TeufeurS pour se défendre d’avoir diffusé un scam. On dépenserait 30 $ sur un site partenaire pour acquérir un objet quelconque, pour derrière obtenir 200 $ (moins les 30 dépensés) en équivalent crypto. Mais là encore, il fait l’impasse sur plusieurs zones d’ombre.
Not a scam, but a BAD investment
L’offre laisse entendre que les parrainé·e·s reçoivent une somme, en dollars, une fois l’enregistrement effectué. Mais il ne s’agit pas d’argent « réel » en devise étasunienne. « On reçoit 200$ en cryptomonnaie SG, celle qui appartient à l’entreprise Social Good. Mais on ne possède pas cette crypto en propre, il s’agit de numéros sur l’application. » L’offre, telle que la présentent ses parrains, entretient donc une première confusion sur la nature des devises. Les 200 $ ne sont pas des dollars sonnants et trébuchants qui arriveraient sur le compte en banque d’un parrainé, mais bien un équivalent de valeur, en cryptomonnaie. Par ailleurs, la rétrocession s’effectue sous conditions. Pour pouvoir « cash out », c’est à dire retirer cet argent, il faut réaliser un achat sur l’un des sites partenaires de l’entreprise Social Good, par exemple Ali Express, pour un montant minimum de 30 $. La rétrocession sous forme de monnaie SG prend ensuite plusieurs semaines, jusqu’à un mois.
D’autre part, avant de « posséder » ses cryptos, l’utilisateur devra passer par plusieurs étapes. Pour commencer, il lui faudra transférer ses actifs sur un porte-monnaie numérique. Les plateformes centralisées comme Binance ou Coinbase proposent leurs propres « wallets ». Mais dans le cas où l’entreprise émettrice de la crypto est listée sur un service décentralisé (un DEX dans le langage de la DeFi), il faut avoir recours à un portefeuille comme MetaMask. Et pour toucher du « vrai argent », la personne concernée devra revendre ses actifs sur le marché des cryptomonnaies. Celui-ci étant particulièrement volatil, le montant qu’il retirera de sa vente est susceptible de beaucoup fluctuer. Cette valeur sera d'ailleurs affectée par le comportement des autres utilisateurs : si tous les parrainés qui se sont inscrits sur Social Good à la suite du tweet de Freeze Corleone, de ASHE 22 ou de TeufeurS décident de « cash out » au même moment, dans l’espoir de récupérer 200 $ en euros, le cours de la monnaie SG va s’effondrer et la valeur des actifs chuter.
Crypto NF a observé la valeur de la crypto SG sur le marché décentralisé des échanges (DEX). Au 3 janvier, 1 token de SG valait 0,64 centimes. Et le token ne rassemblait que très peu de liquidités (11 000 $ au 3 janvier). En clair, peu de personnes misent sur cette crypto, contrairement à une crypto forte comme l’Ethereum. En posséder ne me rend pas désirable sur le marché des échanges, aussi si je décide de vendre, je risque d'avoir des difficultés à trouver un acquéreur. Crypto NF est en convaincu : si le principe du « scam » est compliqué à établir dans cette affaire, il est clair qu’il s’agit au minimum d’un « mauvais investissement ».
Autre zone d’ombre : Crypto NF relève le cas de certains parrainés dont le portefeuille MetaMask aurait été « siphonné » suite à leur inscription sur la plateforme Social Good. Mais il n’existe pas de preuve tangible d’un lien entre les faits, comme il l’explique dans un thread.
Effet d'échelle
La dernière zone d’ombre de l’affaire concerne les émetteurs, Freeze Corleone, ASHE 22, TeufeurS : leur intention de « scammer » était-elle explicite ? Freeze Corleone saupoudre ses lyrics de références aux cryptos depuis quelques années. En février 2021 il tweetait une référence à l’Ethereum, un message par la suite retweeté un millier de fois. En revanche, il ne s’était pas engagé sur la promotion d’offres de ce type jusqu’alors. Quant à ASHE 22, de son propre aveu, c’est la première fois qu’il partageait ce genre de contenu. Ce rappeur a toutefois déjà été condamné par la justice dans une affaire de stupéfiants.
Quel était leur intérêt personnel dans cette affaire ? Impossible de répondre à la première question, d’autant que les deux rappeurs ont depuis supprimé leurs tweets. Mais sur la question de l’intérêt à diffuser cette offre auprès de leur communauté, Crypto NF pointe du doigt l’intérêt financier. « Si l’on regarde les conditions de la plateforme Social Good, il apparaît que le parrain n’a pas à passer par l’étape de l’achat sur un site partenaire pour percevoir sa rétribution. Il a donc tout à y gagner, surtout si sa communauté est énorme ». En clair, plus ma communauté est large, plus j’ai de chances de parrainer un nombre important de personnes, et donc de percevoir des rétributions par effet d’échelle. Quant au lien d’affiliation avec la plateforme, il est très complexe à établir. Difficile de dire si les personnes qui ont fait la promotion de cette offre ont été rémunérées au préalable, dans le cadre d’un contrat.
Pour Crypto NF, l’aspect le plus problématique dans cette affaire touche à l’asymétrie d’information entre les parties. Participer à ce genre d’échanges nécessite une bonne culture financière pour maîtriser les outils et le jargon. Mais aussi une excellente hygiène informatique, notamment pour conserver les « seed-phrases », ces séries de mots générés aléatoirement qui permettent de débloquer l’accès à un portefeuille d’actifs numériques. Cela nécessite des compétences et un apprentissage, comme tout ce qui touche aux manipulations financières. Dans le cas des rappeurs Freeze Corleone et ASHE 22, on peut facilement supposer qu’une large partie de leur communauté est composée de personnes jeunes, possiblement fragiles sur plan financier et donc vulnérables. Proposer ce type d’investissement peu rentable, voire risqué, à ce type de public est donc problématique. Qu’ont-ils gagné ? On ne le sait pas. On sait en revanche qu’ils ont déçu une partie de leurs fans.
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