
Directrice de recherche à l'Inserm et cocréatrice du Nutri-Score, Mathilde Touvier est l’une des figures de proue de la recherche française sur les aliments ultratransformés – contre lesquels les preuves scientifiques s’accumulent.
Le saviez-vous ? Un Actimel fraise contient plus de sucre qu'un Coca-Cola. Cette information, Mathilde Touvier la délivre avec la précision d’une scientifique : « 11,9 grammes de sucre pour 100 ml contre 10,6 grammes pour le Coca. » On comprend pourquoi Danone a préféré retirer le Nutri-Score nouvelle version de ses yaourts à boire plutôt que d'afficher un D rutilant sur un produit marketé comme « le petit geste immunité des bonnes journées » …
C’est avec ses travaux sur les aliments ultratransformés (AUT) que la directrice de recherche de l’EREN (Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle) fait aujourd’hui trembler l'industrie agroalimentaire. Depuis son laboratoire à Bobigny, l'épidémiologiste est l'investigatrice principale de NutriNet-Santé, plus grande cohorte nutritionnelle d'Europe, lancée en 2009, forte aujourd'hui de 180 000 volontaires. Ses conclusions dérangent : les AUT, qui représentent déjà un tiers des calories ingérées en France (vs. 58% aux États-Unis et au Royaume-Uni), pourraient être associés à un risque accru d'obésité, de maladies cardiovasculaires, de dépression et, possiblement, de cancers.
Cocréatrice avec Pr Serge Hercberg du Nutri-Score, experte de calibre mondial dans le domaine nutrition et santé, Mathilde Touvier ferraille contre des géants dont les stratégies, dit-elle, ne sont pas sans rappeler celles de l'industrie du tabac.
Rencontre avec celle qui veut transformer nos assiettes, malgré les lobbys.
Pourquoi les AUT sont-ils si attractifs… et problématiques pour la santé ?
Mathilde Touvier : Selon la classification NOVA du Pr Carlos Monteiro (ndlr : chercheur brésilien, créateur du terme et de la classification), les AUT sont issus de procédés industriels poussés. Ils contiennent des ingrédients absents de la cuisine traditionnelle : additifs cosmétiques, sirops de glucose-fructose, etc.
Les AUT sont conçus pour être « hyper-palatables », très attractifs au goût, à la texture, à la couleur – le tout soutenu par un marketing agressif, d’où leur popularité auprès des consommateurs. Leur production souvent moins coûteuse que celle des aliments frais, les rend rentables pour l’industrie.
Au-delà de la composition nutritionnelle (sucre, sel, fibres…), c’est aujourd’hui l’impact même de ces procédés de transformation et de ces ingrédients industriels sur la santé qui interroge. Nos travaux dans la cohorte NutriNet-Santé ont mis en évidence des liens entre certains additifs (édulcorants, émulsifiants, nitrites…) et un risque accru de maladies chroniques. D’autres études, menées sur l’animal ou sur modèle cellulaire, suggèrent que certains émulsifiants ou édulcorants peuvent perturber le microbiote intestinal.
Nous étudions aussi les effets des conservateurs et colorants, et des matériaux en contact avec les aliments : les AUT sont souvent conservés plus longtemps sur les rayons des supermarchés, et conditionnés dans des emballages plastiques, qui peuvent favoriser la migration de contaminants, notamment quand ils sont chauffés.
S'ajoutent à cela les composés toxiques créés lors des procédés de transformation (acroléine, acrylamide), et la déstructuration des matrices alimentaires qui pourrait modifier l’absorption et la digestion des nutriments et autres composés bioactifs.
Que risque-t-on vraiment à consommer autant d'aliments ultratransformés ?
MT : Depuis 2018, avec NutriNet-Santé, nous avons montré les premiers liens entre la consommation d'aliments ultratransformés et des risques accrus de cancer, maladies cardiovasculaires et diabète. Aujourd'hui, plus de 90 études dans le monde confirment ces résultats.
Les associations les plus solides concernent l'obésité, la mortalité cardiovasculaire et les symptômes dépressifs. Chez les enfants, on observe surtout des effets sur le poids et les déséquilibres lipidiques. Pour le cancer, les preuves sont encore limitées, même si certaines études comme NutriNet-Santé, EPIC ou UK Biobank convergent. D’autres synthèses sont à venir.
Le nouveau Nutri-Score est enfin en vigueur en France, mais après des mois de blocage. D’où viennent ces résistances ?
MT : Elles ne sont pas nouvelles. Malgré plus de 130 publications scientifiques validant l'algorithme et son impact positif sur les achats alimentaires, certains industriels comme Ferrero, Coca-Cola, ou Pepsi, continuent de s’y opposer fermement.
Le nouvel algorithme vise à mieux refléter la qualité nutritionnelle réelle : il revalorise certains produits riches en bons lipides ou en fibres, mais pénalise davantage ceux riches en sucre, sel ou graisses saturées.
Certains yaourts à boire comme Actimel ont vu leur note baisser (de B à D ou E), car ils sont analysés comme boissons – le sucre liquide provoquant des pics d'insuline plus rapides. Certains Actimel sont ainsi plus sucrés qu’un Coca-Cola… Danone a ainsi décidé de se retirer du dispositif, plutôt que de jouer la carte de la transparence pour les consommateurs.
Ces tensions reflètent aussi des désaccords institutionnels : le ministère de la Santé défend le Nutri-Score pour protéger la santé publique, tandis que d'autres ministères, comme celui de l'Agriculture, historiquement plus proche de l’industrie agroalimentaire, ont retardé la signature du décret.
Le Nutri-Score ne prend pas en compte les marqueurs d'ultratransformation. Pourquoi ?
MT : Le Nutri-Score se base sur les facteurs nutritionnels pour lesquels les preuves scientifiques sont les plus solides : excès de sel, de sucre, manque de fibres, etc. Ces liens sont établis depuis longtemps, contrairement à ceux concernant l'ultratransformation, domaine plus récent.
Le nouvel algorithme a déjà évolué pour intégrer certains éléments liés à l'ultratransformation, comme une pénalisation des édulcorants suite à la classification de l’aspartame comme cancérogène possible par l'OMS. L'algorithme évolue avec les avancées de la science.
Face à l’accumulation de preuves établissant des liens entre aliments ultratransformés et problèmes de santé, nous proposons d'ajouter un élément graphique au Nutri-Score – par exemple un cadre noir – pour indiquer si un aliment est ultratransformé, sans modifier le calcul nutritionnel pour le moment. Le ministère de la Santé s'est montré ouvert à cette évolution même si, avec notre expérience du Nutri-Score, nous connaissons déjà les réticences auxquelles nous ferons face.
Le Nutri-Score devait devenir obligatoire au niveau européen, et puis tout s’est enlisé. Que s'est-il passé ?
MT : Des enquêtes, menées par des journalistes et des associations de consommateurs, ont documenté un déséquilibre flagrant dans les auditions menées par la Commission : les industriels opposés au Nutri-Score ont été largement plus écoutés que les acteurs de santé publique.
Pourtant, le sujet n’est pas clos. Le JRC (Joint Research Center), organisme indépendant, a recommandé à la Commission un système d'étiquetage avec gradation colorielle ressemblant fortement au Nutri-Score. La pression monte : consommateurs, professionnels de santé… Nous travaillons aussi avec des parlementaires qui souhaitent rendre le Nutri-Score obligatoire en France, afin d’en faire une locomotive pour l'Europe. Je sais qu’un jour, nous y arriverons.
Sur le principe, les États membres peuvent imposer seuls un étiquetage comme le Nutri-Score. Mais lorsque des preuves scientifiques montrent un danger pour la population, ils peuvent prendre des mesures. La France l'a fait avec le dioxyde de titane, dont la commercialisation a été suspendue sur la base de données scientifique pointant son caractère cancérigène. Quelques années plus tard, l’Union européenne a suivi.
Vous évoquez des méthodes comparables entre l'industrie agroalimentaire et celle du tabac. Comment cela se manifeste-t-il ?
MT : Là encore, journalistes et chercheurs ont mis en lumière des stratégies utilisées par certains groupes de l'agroalimentaire comparables à celles du tabac, dont les actionnaires sont parfois communs. Cela inclut la stratégie du doute, qui consiste à décrédibiliser les données scientifiques en remettant en cause la classification Nova – écartant de fait les plus de 90 études sur les aliments ultratransformés.
Une autre tactique est de financer ou inviter des chercheurs pour diffuser des contre-discours, comme récemment au Parlement européen. Il y a aussi des tentatives d'intimidation. Dans Mange et tais-toi, Serge Hercberg raconte qu'un courrier de l'ANIA (Association nationale des industries alimentaires) avait été adressé à plusieurs ministères pour demander l'interdiction de nos travaux sur le Nutri-Score – en vain, heureusement.
D'autres leviers existent : influencer les critères de financement de la recherche publique, orienter les appels à projets vers des recherches impliquant des partenariats industriels. Ce n'est pas compatible avec des études comme celles que nous menons, par exemple, sur les contaminants des emballages plastiques ou les additifs, qui doivent rester indemnes de tout conflit d’intérêts. Et puis, il y a aussi les attaques que subit Serge sur les réseaux sociaux, notamment à caractère antisémite.
L'essor des médicaments antiobésité comme Ozempic ou Wegovy change-t-il la donne ?
MT : Nous observons ces médicaments avec attention. Il reste des incertitudes quant à leur réelle efficacité sur le long terme et d'éventuels effets secondaires ; ils ne doivent pas être utilisés à la légère. La priorité reste la prévention.
Ce qui est scandaleux, ce sont les liens entre laboratoires pharmaceutiques et industriels de l'agroalimentaire. Mediapart a révélé que le vice-président de la Fondation Novo Nordisk (ndlr : le laboratoire fabricant d’Ozempic) avait aussi été rémunéré par Ferrero, Nestlé, McDonalds et McCain. L’alliance de ceux qui, d’un côté, mettent les produits obésogènes sur le marché et de l'autre, ceux qui profiteront du médicament. Or, promettre qu'on pourra manger sans se soucier de sa santé ne peut être une réponse de santé publique.
Comment analysez-vous l'arrivée de Robert F. Kennedy Jr. à la tête du HHS aux États-Unis ?
MT : La situation est catastrophique. Ils cassent la recherche publique, coupent les financements dès qu'on aborde des sujets comme les inégalités, l’environnement, ou le genre. Les budgets des organismes de surveillance et de la FDA sont réduits.
C'est bien de s'intéresser aux additifs alimentaires, mais les mesures sont incohérentes : remplacer le sirop de maïs par du saccharose, comme l’a fait Coca-Cola à la demande de Trump, ne fait que substituer un sucre par un autre. L’aspartame, pourtant plus préoccupant que certains additifs, n’est pas visé. Tant qu'ils seront au pouvoir, cela n'augure rien de bon pour la santé publique.
Quels leviers vous semblent indispensables pour améliorer l'accès à une alimentation saine ? Les industries peuvent-elles se réformer d’elles-mêmes ?
MT : Certaines industries évoluent dans le bon sens, souvent sous la pression des consommateurs. Mais les industriels les plus problématiques, comme Coca-Cola ou Ferrero, ceux-là mêmes qui refusent d’adopter le Nutri-score, ne changeront pas volontairement sans régulation.
Il faut un cadre politique fort, comme le futur Programme National Nutrition Santé (PNNS 5), avec des actions ciblant l'individu : éducation dès le plus jeune âge, formation des enseignants et professionnels de santé… Mais les mesures individuelles ne suffisent pas – d’ailleurs les industriels en jouent, puisque la responsabilisation des consommateurs fait partie de leur arsenal. Comme pour le tabac ou l’alcool, ils nous enjoignent à « consommer ces produits avec modération » alors que ces derniers sont souvent addictifs.
Il faut informer les consommateurs, comme avec le Nutri-Score, mais aussi activer des leviers structurels : réguler l'offre, protéger les environnements scolaires et de soin, et limiter la publicité, notamment envers les enfants. Des études de Santé publique France ont montré que plus de la moitié de ces publicités concernent des aliments de Nutri-Score D et E.
Le prix des aliments est aussi un levier clé, avec des politiques de taxation et d'incitations pour favoriser les produits bons nutritionnellement, peu transformés et bio. Seule la combinaison d'actions individuelles, réglementaires et économiques permettra d'améliorer réellement l'accès à une alimentation saine.
Pour la comparaison avec le coca, une nuance à apporter pour les produits laitiers frais qui contiennent du lactose, sucre ayant un index glycémique plus faible que d'autres sucres simples