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Santé : pourquoi les biotechnologies vont tout changer

© Fusion Medical Animation

Comment revenir dans la course de l'innovation santé ? Au moment où les biotechnologies et la santé connectée sont en passe de bouleverser le marché, éléments de réponse avec Anne Perrot, coautrice pour le Conseil d'analyse économique d'une note sur le « retard français ».

Anne Perrot est inspectrice générale des finances et membre du Conseil d’analyse économique. Avec Margaret Kyle, elle a coécrit une note sur l’état de l’innovation santé en France. Et celle-ci est parue pile le jour où l’Institut Pasteur annonçait renoncer à son candidat vaccin, tandis que Sanofi accumulait les déconvenues, suscitant un concert de commentaires atterrés sur le thème du déclin français – « Mais c’est aussi cela, la recherche : sur 10 000 tentatives, une seule peut être susceptible d’aboutir ! », remarque l’économiste, à propos de ce hasard de calendrier. Au moment où le plan Innovation Santé 2030 met 7 milliards d’euros sur la table pour rattraper ce retard, elle nous éclaire sur les enjeux qui attendent la filière, entre virage biotechnologique et santé numérique.

Les vaccins ARNm ont mis sur le devant de la scène les biotechnologies. En quoi cette révolution en santé bouleverse-t-elle l’innovation et l’organisation du marché ?

Anne Perrot : Autrefois, pour trouver un nouveau médicament, la chimie était la science de base : on testait en grand nombre des molécules susceptibles d’être actives sur une pathologie. Certaines marchaient, d'autres pas. Mais la chimie ne permet pas de comprendre le mécanisme d’action du médicament, au contraire de la biologie. Et les biotechnologies reposent sur cette compréhension du mécanisme biologique à la base d'une pathologie. Ce virage de la chimie à la biologie est très important.

La biologie arrive à mettre au point des médicaments biologiques beaucoup plus ciblés, parce que visant des mécanismes plus individualisés. Par conséquent, au lieu d'aboutir à la découverte de « blockbusters » (qui par ailleurs continueront peut-être à exister) s'adressant indistinctement à un marché gigantesque, les biotechnologies concerneront des marchés beaucoup plus petits – et cela rend tout plus compliqué, pour plusieurs raisons.

D'abord, sur des marchés plus petits, rentabiliser les médicaments est plus compliqué. Ensuite, comprendre un mécanisme est plus complexe que de tester des molécules chimiques. Le processus peut prendre un nombre d’années considérable. Et une très grande partie de cette innovation se fait dans les laboratoires de recherche fondamentale. Ce phénomène les met sur le devant de la scène, ainsi que les problèmes qu’ils rencontrent, parmi lesquels le manque d’argent.

Une fois découvert le principe actif, les laboratoires tentent de le développer par le biais d'une startup, les fameuses biotechs. Mais on voit la difficulté : une fois ce principe actif découvert, et la startup montée, on fonctionne avec un produit potentiel – éventuellement 2 ou 3 d'une classe un peu voisine. Tandis qu’avec la chimie, les grands laboratoires pharmaceutiques testent des centaines de molécules, mutualisant les risques entre plusieurs innovations.

Vous avez corédigé en janvier 2021 une note pour le Conseil d’analyse économique qui parcourait la chaîne de valeur de l’innovation pharmaceutique en France. De la recherche fondamentale à la mise sur le marché, quelles sont nos faiblesses ?

A. P. : Notre raisonnement a consisté à suivre la vie d'une innovation, de la découverte scientifique jusqu'à la naissance du médicament ou du vaccin. Sur cette chaîne, on remarque plusieurs choses. D’abord, le financement public de la recherche fondamentale en France : en 2011, celui-ci était déjà bien inférieur à celui de pays comparables, 3,5 milliards d’euros en 2011, contre 5,5 en Allemagne, par exemple. En 2018, la situation s’aggravait encore : tandis que l’Allemagne augmentait ses financements de plus de 10 % par rapport à 2011, nous les diminuions de presque 30 % sur la période.

Et cela ne concerne pas que la santé : l’agenda de Lisbonne (traité signé en 2000 visant à favoriser la croissance et l’emploi dans l’Union, ndlr) visait un objectif de 3 % du PIB en dépenses de recherche. La France dépasse à peine les 2 %. Cela nuit à l'attractivité de nos grands centres de recherche et universités. Ajoutons à cela les salaires des chercheurs, particulièrement faibles. En France, le salaire d'un chercheur représente 63 % de la moyenne OCDE. Pour être chercheur en biologie en France, il faut avoir le cœur bien accroché.

Sur le passage du laboratoire à l'industrie, la France est très mauvaise pour entretenir et favoriser les liens entre universités et entreprises. Dans les classements de la Banque mondiale, la France est 32e ! Tandis que les premiers sont justement les pays au premier rang des industries de la recherche pharmaceutique et santé : Suisse, États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne.

Côté financement des biotechs, la France est aussi en retrait : le ticket moyen d’un investisseur s’élève à 9 millions d'euros en France, contre 12 millions au Royaume-Uni et 16 millions en Allemagne. Et chaque année, l’écart entre la France et le pays leader en nombre de brevets déposés – qui n’est pas toujours le même (Suisse, États-Unis, Danemark, etc.) – ne cesse de croître.

Vous évoquez aussi le millefeuille administratif...

A. P. : C'est un éternel problème. Les autorisations sont bien sûr nécessaires pour garantir la sécurité. Mais en France, c'est beaucoup plus long et compliqué que n'importe où ailleurs. Le plan Innovation Santé 2030 veut s'attaquer à ce problème.

On pourrait aussi parler du prix du médicament. Fixé par le Comité économique des produits de santé, il ne tient ensuite jamais compte des données « en vie réelle ». La première réévaluation du prix n’intervient qu’au moment où les génériques arrivent sur le marché. En Allemagne, un prix provisoire est fixé lors de l'entrée sur le marché, immédiatement révisable en fonction des données en vie réelle. Plus on accumule de données, plus on est capable de donner une valeur au médicament et d’ajuster son prix selon cette valeur sociale.

Et nos points forts ?

A. P. : Parmi les éléments positifs, nos demandes de brevets biotechs, en hausse de 12 % entre 2018 et 2019 (avant le Covid). Autre signe encourageant : en 2019, l'Inserm a été le premier déposant de brevets en Europe. L’un des points forts de la France réside aussi en notre capacité à conduire des phases d’essais cliniques en nombre, souvent prometteurs, notamment en cancérologie. Un bémol cependant : le respect des bonnes pratiques (double aveugle, etc.), car tous les essais cliniques ne se valent pas – souvenons-nous de l’hydroxychloroquine !

Que faut-il penser du modèle américain, notamment de la Barda, souvent présentée comme l’exemple à suivre ? On parle de l’installation début 2022 d’une Agence innovation santé en France, d’une prochaine HERA en Europe…

A. P. : Aux États-Unis, deux agences ont fait preuve de leur succès en matière d'innovation : la Darpa, sur les questions de défense (et à l’origine d’Arpanet, l’ancêtre d’Internet), et la Barda en santé. La grande vertu de la Barda consiste à réaliser l’intégration entre recherche fondamentale, recherche clinique (tests, essais cliniques de phase 2, 3, etc.) et soutien à la mise sur le marché. Et c'est exactement ce qui nous fait défaut : nos liens industrie-recherche sont faibles, et la recherche clinique est découplée de la recherche fondamentale. Pendant notre travail, nous avons échangé avec Alain Fischer, qui n'était pas encore monsieur Vaccin à l’époque : il nous citait les Pays-Bas comme l’exemple d’une intégration complète et réussie entre recherche fondamentale et hôpital. Un modèle tel que la Barda favorise cela. Et si la nouvelle Agence innovation santé y arrivait, ce serait très positif.

Le plan Innovation dans la santé 2030 met 7 milliards d’euros sur la table pour rattraper notre retard. Biotechnologies, lutte contre les maladies émergentes et infectieuses, simplification administrative, santé numérique… Que penser de cette feuille de route ?

A. P. : Ce plan est découpé en plusieurs tranches de financement qui visent des objectifs particuliers. Et la plupart convergent avec les problèmes identifiés dans notre note. Maintenant, comme toujours, le diable est dans les détails. Il faudra veiller à la mise en œuvre, éviter de créer de nouvelles couches administratives. Cet argent doit être utilisé pour fluidifier le système.

Le numérique en santé, par exemple, est un sujet fondamental. Nous avons aujourd'hui les moyens de recueillir un nombre phénoménal de données, notamment celles en vie réelle. Il faut savoir les recueillir, et s’en servir. Il faut y mettre de l’argent dès maintenant.

Quel regard portez-vous sur l’appétit visiblement vorace des géants du numérique en matière de santé ? Constituent-ils un danger pour la souveraineté de nos systèmes de santé ?

A. P. : Peut-on imaginer que le secteur public puisse un jour collecter et exploiter des données, livrer des médicaments… en bref, faire ce que les GAFAM ont commencé à faire ? Cela semble peu probable. Je pense qu'il faut avoir confiance dans la capacité des acteurs privés à s'emparer du sujet santé, comme ils l’ont fait dans d’autres domaines.

La place de l’État est dans la régulation. Et le numérique n’est pas simple à réguler : information asymétrique entre régulateur et entreprises, fonctionnement et usage des algorithmes, etc. Une bonne voie de réflexion consiste à savoir quelle régulation nous voulons mettre en place. Car certaines innovations peuvent aider à remettre de l’égalité dans la santé, à réduire certaines fractures sociales. Je pense par exemple à la télémédecine, pour pallier les déserts médicaux.

Mais pour cela, nous avons besoin de l'initiative des acteurs privés. Le public ne peut pas tout. Le « dossier médical partagé » en est un exemple patent : ce sujet, porté par le secteur public depuis quinze ans, a échoué. Je crois qu'il faut créer ce qu'on appelle dans le monde de la concurrence un « level-playing field », un terrain de jeu dans lequel les acteurs de la santé, publics ou privés, jouent avec les mêmes règles. Et ces règles, c'est à la puissance publique de les imposer.

Cet entretien est à retrouver dans l'édition 2022 du LIVRE DES TENDANCES DE L'ADN, sortie fin novembre 2021.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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