
Mais que font les moins de 13 ans sur leurs écrans ? Pour le savoir, on vous recommande la lecture du livre de notre journaliste maison, David-Julien Rahmil qui vient de paraître aux éditions Divergences.
Ad libitum, on le répète : « les enfants passent trop de temps sur les écrans ! » Ok. Mais au-delà de ce constat, il serait nettement plus intéressant – et utile – de comprendre ce qu'ils y font. Des comptines ultra-colorées de YouTube Kids aux plateformes de jeux comme Roblox, en passant par les serveurs hiérarchisés de Discord, le Web des moins de 13 ans est un univers étrange et méconnu des adultes. Trop souvent décrit à travers un prisme catastrophiste, lui-même dicté par les successions de paniques morales, cet Internet parallèle n'en demeure pas moins la cour de récréation préférée de toute une génération d'enfants qui ont grandi connectés. Après avoir initialement creusé ce sujet pour L'ADN, David-Julien Rahmil revient sur cette histoire qui a façonné durant une trentaine d'années la culture numérique dans laquelle baignent les jeunes. En voici les bonnes feuilles.
Extraits du chapitre 2 : Internet c’est trop chouette ! Les premiers portails Web pour enfants
« Depuis le milieu des années 1990, cette cour de récré virtuelle et mal surveillée a permis à plusieurs générations de construire leur culture et leur rapport au monde. En retour, les plateformes qui leur sont dédiées ont exploité leur attention, leur image, leur créativité et bien évidemment leur argent de poche. Comment cet outil qui devait libérer les esprits est devenu un système en vase clos qui transforme ses jeunes utilisateurs en consommateurs et créateurs de contenu ? C'est le propos archi stimulant du livre de David-Julien Rahmil qui vient de paraître aux Éditions Divergences. Journaliste que les lecteurs de L'ADN connaissent bien, puisqu'il documente les mutations du monde des médias dans nos colonnes, et vient même d'être nommé rédacteur en chef adjoint de la rédaction. Du coup, on publie les premières pages de son bouquin, pour vous donner envie d'aller plus loin.
La grande promesse qui accompagne [l’essor d’Internet] repose sur une idéologie née au sein de la Silicon Valley, plus précisément dans la municipalité de Menlo Park, où de grandes entreprises se sont installées dès les années 1960. Les ingénieurs, présents dans les instituts de recherche de Xerox ou de Stanford, mettent au point les bases de l’informatique moderne. [...] Ces geeks sont fortement inspirés par le mouvement culturel de la cybernétique, porté par le collectif d’artistes multimédias new-yorkais USCO, ainsi que par le groupe hippie des Merry Pranksters, mené par Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou. [...] Pour ce petit monde, la technologie est un vecteur de changement social et personnel, au même titre que les psychédéliques qu’ils consomment. L’Internet, tel qu’il est imaginé, doit permettre de partager savoirs et informations, et donner à toute personne disposant d’un ordinateur les moyens de s’instruire et de s’émanciper.
Trente ans plus tard, cette association entre Internet et l’accès au savoir sera mobilisée pour faire entrer le Web dans les foyers et les salles de classe américaines. Ce tournant sera en partie impulsé par un homme politique : Al Gore, député puis vice-président des États-Unis, et fervent partisan du développement d’Internet. [...] C’est lui qui introduit dans le vocabulaire courant l’expression « autoroutes de l’information » et qui milite pour que les enfants puissent y avoir accès. [...]
À partir de 1995, une initiative concrétise cette vision : le NetDay. En Californie, John Gage, directeur scientifique de Sun Microsystems, et Michael Kaufman, directeur des programmes de la radio publique KQED de San Francisco, lancent cet évènement annuel, qui durera jusqu’au début des années 2000. Son objectif est de connecter gratuitement les écoles au Web. [Leur] idée est de transmettre la connaissance aux jeunes tout en promouvant une forme de solidarité et d’engagement communautaire autour de l’éducation. L’initiative s’inspire du Barn Raising, ces constructions collectives de granges dans l’Amérique rurale du XVIIIe siècle. [...]
Des centaines d’employés des grandes entreprises de la Silicon Valley, telles qu’Apple, Microsoft, AT&T ou Bell Atlantic, y participent. En 1996, près de 20 000 participants câblent 20 % des écoles californiennes. Même le président Bill Clinton et Al Gore, en quête de thèmes de campagne pour la réélection de Clinton, participent au « jour du Net » en installant des câbles dans le lycée d’Ygnacio Valley, à Concord, en Californie.
L’événement devient national, avec l’objectif de connecter toutes les salles de classe d’ici l’an 2000. À la fin de 2001, des évènements NetDay ont été organisés dans 40 États, mobilisant plus de 500 000 bénévoles pour câbler 75 000 salles de classe à travers les États-Unis. Bien que l’objectif initial de Clinton ne soit pas entièrement atteint, le NetDay a permis la première grande incursion des enfants et des adolescents sur le Web. Ils utilisent ces ordinateurs en libre accès pour faire des recherches, jouer à des jeux éducatifs et découvrir une nouvelle cour de récréation numérique. »
Extraits du chapitre 3 : Panic on the Web « Mais est-ce que quelqu’un pense aux enfants »
Il faudra attendre le milieu des années 2000 pour voir émerger une nouvelle panique morale concernant le Web, avec une obsession inédite : les dangers de corruption et de prédation des mineurs en ligne. Il faut dire que le grand attrait d'Internet à cette époque, comme aujourd'hui encore, c'est la possibilité de rencontrer des inconnus. Se connecter à une salle de chat en 1998 et commencer à parler avec des personnes vivant dans une autre région ou un autre pays représentait le frisson ultime pour beaucoup d’enfants, dont le cercle social se limitait souvent à la famille et aux camarades de classe.
Le Web jouait alors le rôle d'une gigantesque roulette russe des rencontres, où l'on s'exerçait à parler à des inconnus tout en étant protégé derrière un écran. C'est à cette époque que la fameuse question « ASV » (âge, sexe, ville) s'est popularisée. Cette question, qui ouvrait la plupart des conversations en ligne, permettait de s'identifier ou de jouer à être quelqu'un d'autre. Cette pratique s'est démocratisée avec la multiplication des clients de chat, comme MSN Messenger lancé en 1999, mais aussi avec l’arrivée du premier grand réseau social, MySpace. Lancé en 2003 par Tom Anderson et Chris DeWolfe, MySpace permettait de créer une page personnelle et de se connecter avec d’autres amis. [...]
Bien que le site ait d'abord attiré un public de jeunes adultes, ce sont les collégiens de 11 à 15 ans qui ont rapidement investi la plateforme, attirés par la possibilité de se construire une identité en ligne. MySpace leur offrait un espace où ils pouvaient révéler plus d'eux-mêmes que ce qu'ils montraient à l’école ou lors des sorties. MSN permettait déjà de prolonger les relations sociales en dehors de l’école, mais MySpace allait plus loin en permettant de se construire une image publique, avec des statuts, des descriptions d'humeur, des goûts culturels et des tourments amoureux. [...]
MySpace a également marqué la montée en puissance de la subculture « Scene », avec une esthétique inspirée du mouvement emo et punk rock. Les Scene Kids, comme ils s’appelaient, se teignaient les pointes des cheveux en rose, mettaient de l’eye-liner à profusion et prenaient des selfies duckface, mimant un bisou avec les genoux rentrés vers l’intérieur et en faisant le V de la victoire avec les doigts. Les garçons faisaient de même, avec quelques piercings en plus, au nez ou à la langue. Vingt-cinq ans plus tard, ces photos prêtent à sourire. Mais en 2006, ce phénomène était jugé dangereux pour de jeunes adolescents, d’autant plus que ces images attiraient inévitablement des internautes au profil de prédateur. [...]
Dans un article intitulé After the moral panic? Reframing the debate about child safety online, la chercheuse Keri Facer, spécialiste des relations à long terme entre éducation et numérique, estime que la première vague de cyberpanique [liée à l’apparition de préadolescents sur Myspace] résulte d’un véritable conflit entre l’imposition de cette nouvelle technologie et la place des enfants dans la société. Présentés par les médias comme des experts de l’informatique et du Web, les enfants étaient perçus comme des médiateurs de l’Internet, des petits génies par qui le monde connecté allait passer et se répandre.
Cependant, cette vision s’est heurtée à l’idée que les enfants devaient rester cantonnés à une sphère fermée, séparée de l’espace public des adultes, jugé dangereux pour eux. Dès lors que les enfants ont intégré cette sphère publique, les scandales ont commencé à éclater, nourrissant une réelle anxiété publique, mais aussi un créneau rentable pour les médias. [...] »
Hâte de le lire !