Une doc Martens noire avec lacet blanc sur béton brut

L'extrême droite mise sur la pop culture

Comment le mouvement s'est forgé un imaginaire hétéroclite riche en références contre-culturelles. Décryptage avec le politologue Stéphane François.

Croix celtes, film 300, rites néopaïens, relecture de Nietzsche et crânes rasés. Depuis la fin des années 50, les extrêmes droites ont su construire un socle identitaire robuste et une rhétorique bien huilée, vecteurs de recrutement et d'endoctrinement. Qu'elles soient musicales, historiques, iconographiques ou philosophiques, les références culturelles et contre-culturelles développées par l'extrême droite servent plusieurs fonctions : asseoir un discours, proposer une formation idéologique aux militants, et projeter une image musclée et intello. Spécialiste des droites radicales et des contre-cultures, Stéphane François, professeur de science politique à l’université de Mons en Belgique, membre du laboratoire Groupe sociétés, religions, laïcités du CNRS, et auteur de La Nouvelle Droite et le nazisme, une histoire sans fin (Le Bord de l’eau), détricote l'extrême droite.

L'extrême droite s'est considérablement enrichie en consolidant une contre-culture musicale. Comment ?

Stéphane François : Originellement, les extrêmes droites n'aiment pas les contre-cultures, perçues comme la manifestation de la décadence de l’Occident. Pourtant, à la fin des années 60, les militants d’Occident et d'Ordre nouveau – le mouvement nationaliste et néofasciste dont découle le Front National – partagent avec le camp adverse allures, vêtements et, parfois, même références. Par porosité culturelle, certaines lectures se recoupent à gauche et à droite. Parmi elles : les auteurs antimodernes René Guénon, philosophe français fasciné par l'Orient et porté sur l'ésotérisme et la métaphysique, Mircea Eliade, historien polyglotte roumain, et parfois même Julius Evola, philosophe compagnon de route du fascisme et du néofascisme. Timidement, la scène musicale d’extrême droite se développe en Europe au début des années 70. En Italie, des groupes de rock progressifs et nationalistes émergent dans la mouvance néofasciste qui, depuis 1945 se définit comme « nationaliste révolutionnaire ». Ces groupes s’inspirent de la scène américaine et du rock sudiste de ZZ Top ou Lynyrd Skynyrd. Pensons à l’album Science & Violence (1979) de l’Italien Mario Ladisch, et des Français Olivier Carré et Jack Marchal, l’un des fondateurs du GUD, syndicat étudiant ouvertement fascisant et récemment dissous.

Cet entrisme dans les contre-cultures fait circuler les idées : défense de l’Occident, rejet du communisme, mise en avant de mythes indo-européens. À partir du milieu des années 70, l'extrême droite de tendance néofasciste adopte en Grande Bretagne le punk et surtout la oi!. Une partie de cette scène se mêle à une autre : la scène skinhead, née dans les milieux populaires de l'hybridation de la culture ouvrière blanche et des immigrés jamaïcains. Une partie des skinheads devient ouvertement nationaliste et raciste, abandonnant ses origines multiculturelles. C'est le cas de Ian Stuart, fondateur du groupe punk Skrewdriver (tournevis, utilisé dans les combats de rue), qui vante les mérites de l'Empire britannique avant de basculer dans le néonazisme. Citons aussi le goût des punks pour la provocation ayant contribué à banaliser certains symboles : les croix gammées portées par Sid Vicious des Sex Pistols et Siouxsie de Siouxsie and the Banshees, d'après les dessins de la créatrice Vivienne Westwood.

Au sein du prolétariat et sous-prolétariat, le mouvement skinhead d'extrême droite, les bone heads (« crânes d'os ») grandit. À la fin des années 70, des groupes expérimentaux apparaissent partout en Occident, mêlant discours nazis, ésotérisme et références aux tueurs en série. Citons Boyd Rice, qui évoluait aux marges du suprémacisme blanc américain et de l’ésotérisme (il a été membre de l’Église de Satan d’Anton LaVey), et citait Benito Mussolini ou Alfred Rosenberg dans ses albums. Au début des années 80, c'est la naissance de la scène industrielle qui brasse tous les camps politiques : gauchistes, ex-trotskistes devenus nationalistes faisant l'éloge des Indo-Européens (le groupe Death In June), et militants suprémacistes utilisant le futurisme (comme Boyd Rice) pour développer leurs discours. Cette année encore, plusieurs festivals de NSBM (national socialism black metal), qui associent black métal et idéologie nazie, ont eu lieu en Allemagne, en Ukraine et en France.

Dans le sillon de la scène musicale se développe l'utilisation de symboles. Lesquels ?

S. F : Runes, symboles indo-européens, évocation de Thule... Dès les années 50, et aujourd'hui encore, anciens nazis et militants d’extrême droite utilisent le symbole du soleil noir (ou roue solaire), moins évocateur que la croix gammée. Ce symbole a pourtant été conçu sur demande de Himmler par Karl-Maria Wiligut afin d'orner le sol de Wewelsburg, l’un des châteaux de la SS. Intellectuel ésotériste autrichien devenu membre de la SS-Brigadeführer, Karl Maria Wiligut est le chantre de la culture mystique nazie. Persuadé de pouvoir entrer en communication avec ses ancêtres germaniques, il est surnommé le « Raspoutine de Himmler ». Dans sa variante autrichienne, la pensée de Karl Maria Wiligut est celle du mouvement völkish allemand : l’ariosophie. Les deux courants sont nés au 19e siècle et peuvent être résumés comme un ethnonationalisme raciste païen. C'est Karl Maria Wiligut qui diffuse dans la SS l'usage des runes et les bagues de la SS, travaillant finement le décorum de la symbolique.

Après la Seconde Guerre mondiale, la croix celte présente sur les pierres tombales est récupérée par les frères Jean et Pierre Sidos. Issus d'une famille de collaborateurs, ils lancent en 1949 le mouvement nationaliste Jeune Nation. Progressivement, ce symbole devient celui d’une extrême droite raciste. On bascule alors d'un nationalisme étroit à un discours plutôt européiste. Cela marque le passage de la défense de la seule race aryenne nordique à celle de la race blanche indo-européenne. À cet effet, les symboles indo-européens comme la croix celte sont bien pratiques : ils permettent de parler à tout le monde. La croix celtique des Français (toujours omniprésente aujourd'hui et exhibée lors du défilé parisien du Comité du 9 Mai) est utilisée au Royaume-Uni, en Russie et aux États-Unis.

Depuis le 19e siècle, les milieux ultranationalistes sont fascinés par les Vikings. Pourquoi ?

S. F : Conquérants, guerriers et virils, les Vikings sont l’emblème du discours aryeniste présentant la race blanche comme créatrice de civilisations partout dans le monde. Pour les plus païens des militants, le Viking – issu de la zone circumpolaire éloignée de la Méditerranée et de toutes formes de métissage – est également génétiquement et spirituellement pur. Dans le même esprit, on retrouve aujourd'hui la mobilisation d'une imagerie militaire chez les identitaires, avec par exemple le casque spartiate, ou le « L » symbolisant Lacédémone, vieux nom de Sparte. L'ancienne ville grecque du Péloponnèse retrouve un regain de popularité grâce au film 300 sorti en 2007, où quelques centaines d'hommes ultra-musclés et dopés aux stéroïdes se battent contre une armée de Perses apparentés à des dégénérés efféminés. Le symbole de la ville de Sparte est utilisé dans toute l'Europe ainsi qu'aux États-Unis.

Pourquoi l'exportation des symboles d'extrême droite est-elle si aisée entre l'Europe et les États-Unis ?

S. F : Par définition, les symboles migrent et évoluent… Les militants des différents continents se lisent, se commentent et se traduisent abondamment. À partir de la Seconde Guerre mondiale, le nationalisme étroit est battu en brèche. On voit alors apparaître des tentatives d’organisations internationales, les fameuses « internationales brunes ». En France, une génération de militants (dont l'essayiste Dominique Venner, qui se suicide en 2013 dans Notre-Dame de Paris pour dénoncer l'avènement du soi-disant « grand remplacement » et les dangers du mariage pour tous) considère que le nationalisme doit être européen. L’objectif : défendre la race blanche partout où elle se trouve. Pour résumer cette ambition internationale de défense de la race blanche, l'historien Nicolas Lebourg intitule l'un des chapitres de son ouvrage Les nazis ont-ils survécu ? (Seuil, 2019) : « L’Europe, de Santiago du Chili à Johannesburg. » On a aussi retrouvé cette notion chez Brenton Tarrant, terroriste responsable du massacre de Christchurch en Nouvelle-Zélande en 2019. Australien, il se définit comme descendant d’Écossais, d’Anglais et d'Irlandais, s'approprie le soleil noir et défend un thème : le « grand remplacement », emprunté au Français Renaud Camus.

Quelles sont les différentes familles au sein de l'extrême droite qu'on observe aujourd'hui en France ?

S. F : Différents courants distincts mais décloisonnés cohabitent et s’opposent parfois. Un néopaïen aura tendance à défendre la race blanche et un bloc civilisationnel blanc, non pas au niveau de la nation, mais de l'ethno-région (la Bretagne, la Corse...). Au contraire, un catholique traditionaliste sera plutôt ultranationaliste. De même, les néofascistes exhiberont volontiers des tendances jacobines très centralisatrices sur le plan économique, tandis que d’autres seront plutôt libéraux, comme les courant pro-américains/occidentalistes. À ce titre, le nationalisme du Front National puis du Rassemblement National n'est pas toujours compatible avec les Européistes, qui entendent faire advenir un empire européen s'étendant des Highlands à Vladivostok, pour reprendre la formule du théoricien belge François Thiriart. Les Eurosibériens nourrissent un projet similaire, téléporté cette fois le plus près possible du cercle polaire, et incluant cette fois les États-Unis et le Canada, pays peuplés de descendants d’Européens (comprendre de « Blancs » ).

Quelle place pour les Royalistes ?

S. F : En France, le monarchisme est à la fois central et périphérique. Central, car l’Action française – fondée en 1899 dans le sillon de l'affaire Dreyfus – a été la première structure d’extrême droite d’importance. Elle a été aussi une école de formation intellectuelle qui a dépassé le milieu restreint des organisations nationalistes. Plusieurs figures intellectuelles en sont issues : Charles Maurras bien sûr, journaliste et homme politique, mais aussi à l’historien Jacques Bainville ou à l'homme politique Georges Valois. Périphérique, car le monarchisme est devenu anecdotique en France, éclaté entre différentes chapelles et organisations, allant de l’extrême droite à la gauche, avec la Nouvelle action royaliste de Bertrand Renouvin.

Comment christianisme et paganisme cohabitent-ils ?

S. F : Les relations entre « païens » et « chrétiens » (surtout catholiques) ont longtemps été complexes. Les premiers reprochent aux seconds l’origine de la destruction de la civilisation autochtone européenne, et l’appartenance à une secte proche-orientale, juive de surcroît. Les néopaïens écologistes avancent que la crise écologique serait imputable à l’Ancien Testament, citant des versets attestant qu’Adam aurait le droit d’asservir la nature, notamment : « Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la Terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. » (Genèse, 9, 1-2). Aujourd’hui, les relations entre ces deux tendances sont moins tendues, les deux mouvances dialoguent.

La Nouvelle Droite, une école de pensée fondée en 1968 sur les cendres d’Europe Action de Dominique Venner, est fortement imprégnée de ce néopaganisme. Cela induit dans les années 60 un retour aux civilisations et dieux traditionnels européens (celtes, germains et vikings), la célébration de cérémonies de mariage et de mort, de rites initiatiques… Dans les années 70, la Nouvelle Droite met en place une commission « Traditions », chargée de coucher sur papier la définition de la tradition européenne : analyser le folklore, cartographier les pratiques et traditions païennes pures ou dégénérées, celles corrompues par le christianisme. Deux exemples : les feux de la Saint-Jean (dont l’origine est païenne), célébrant le solstice d’été, et le Père Noël, qui équivaut au solstice d'hiver. Dans le panthéon païen européen, le dieu qui offre des cadeaux aux enfants et les punit est Odin, un dieu viking. Quand le costume du Père-Noël passe au rouge et blanc, certains militants voient dans ces couleurs imposées par Coca-Cola la couleur des champignons Amanite tue-mouches, à l'origine du soma des chamanes indo-européens…

L’extrême droite païenne a longtemps décrédibilisé les catholiques, accusés d'être les adeptes ringards d’une « secte juive », comme l’écrit La Nouvelle Droite dans les années 70 et 80. Depuis La Manif Pour Tous de 2012, le christianisme dans sa variante identitaire revient en grâce. On peut désormais parler de milieu pagano-chrétien, qui se traduit par un retour aux pratiques orthodoxes de l’Église (la messe en latin), et par la réhabilitation de l'héritage païen et romain du christianisme (la confusion entre Noël et le solstice d’hiver.) Une partie de ces militants s'attache à expliquer qu'il n'y a pas opposition entre le paganisme et le christianisme, et que le génie de cette religion monothéiste a été de se paganiser. Certains militants comme Marc de Cacqueray-Valmenier arborent simultanément runes néopaïennes et Sacré-Cœurs.

La Nouvelle Droite est obsédée par Nietzsche. Par quel prisme ?

S. F : Friedrich Nietzsche est un penseur aristocratique (rejetant donc l’égalité) anti-antisémite, ce qui le rendait détestable aux yeux de nombreux nazis. À partir des années 70, Alain de Benoist le mobilise pour construire son discours antichrétien. Son importance est manifeste dans l'ouvrage Comment peut-on être païen ?, violente charge antichrétienne publiée en 1981. De fait, Nietzsche est repris par une partie de l'extrême droite pour son anti-christianisme et pour son aristocratisme. C'est d’ailleurs Robert Dun (pseudonyme de Maurice Martin), ancien SS français, qui traduit au milieu des années 80 Ainsi parlait Zarathoustra et publie sa version chez Le Labyrinthe, la maison d’édition de la Nouvelle Droite.

Le médiéval exerce aussi une certaine fascination. Pourquoi ?

S. F : Pour les plus contre-révolutionnaires et traditionalistes de l'extrême droite, le Moyen Âge est perçu comme l'âge d'or de la civilisation européenne, un âge d'or qui se terminerait avec la Renaissance. Au-delà de cela, chacune des tendances de l’extrême droite y trouve son compte. La période est récupérée par les Identitaires, qui encensent les Croisés et la victoire de Charles Martel en 732 à Poitiers. Pour les catholiques, l'époque est admirée car elle présente, avec l'emprise supposée du catholicisme, une société théologique et organiciste (chacun à sa place dans la société), où opère déjà une guerre de civilisation entre les musulmans et les Croisés en Terre-Sainte. Pour les plus ésotériques, les Templiers, dépositaires d'un secret, alimentent également les fantasmes, avec leur Ordre à la fois spirituel et combattant (contre les musulmans).

Au-delà de la musique, quel secteur donne lieu à la commercialisation de produits culturels ?

S. F : Tout comme l'extrême gauche, l'extrême droite est extrêmement prolifique en termes de publications. Comme avec la musique, il existe de nombreuses passerelles entre les pays, et l'offre est suffisamment riche pour servir toutes les niches. Les néonazis négationnistes publient chez les Lyonnais d’Akribeia ou aux Éditions du Lore, maison d'édition bretonne ayant traduit, entre autres, les écrits de l'américain Matt Koehl. (Ce dernier estime que le nazisme est « la religion du futur. ») Le contenu plus lisse trouve sa place chez La nouvelle librairie aux éditions de François Bousquet de la Nouvelle Droite ; les catholiques traditionalistes auront Editions de Chiré ou Via Romana à Versailles. Certaines plateformes comme Europa Diffusion, site identitaire tenu par Benoit Loeuillet à Nice, sont parfaitement achalandées. Fondée par des Britanniques, Arktos, la plus grande maison d'extrême droite au monde avec un siège en Hongrie et aux États-Unis, propose des centaines de références. Citons aussi le site CounterCurrents, parfois bloqué par les moteurs de recherche car ouvertement suprémaciste, et lancé par un Américain à la tête de la revue papier, North American New Right. Les deux premiers numéros étaient exclusivement constitués de textes traduits du français. Le néonazisme sait parfaitement se mondialiser.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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  1. Avatar Parigo dit :

    Mouais… tout est en tout et réciproquement…

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