
Tandis que les marques de mode françaises tombent une à une, les acteurs de l'ultra fast fashion comme Shein ne cessent de dévorer le marché. Comment contre attaquer ? Réponses avec Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin.
Sur son compte LinkedIn, aucune ambiguïté. La grande bannière sous sa photo de profil affiche un logo Shein barré d'un trait rouge. Le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, Yann Rivoallan, connaît bien le secteur français de la mode. Entrepreneur et ardant défenseur de la digitalisation, il veut que le marché comprenne bien l'ampleur de la menace que représentent les acteurs de l'ultra fast fashion. Pour la planète, bien sûr, mais pour le business aussi. Quitte à verser dans une pédagogie qui souligne les prouesses de cette killer industry. Les solutions pour s'en sortir ? Comprendre comment ils font si bien... Et faire en sorte de légiférer ce nouveau segment de marché qui semble capable de tout ravager sur son passage.
Que doit-on apprendre du succès fulgurant de Shein ?
Yann Rivoallan : Avec Shein, nous découvrons ce que c’est qu’une société pilotée par l’intelligence artificielle. Comme TikTok du côté des médias, Shein est une société qu’on pourrait dire « algorithmique ». Qu’il s’agisse, en amont, de sa capacité à détecter les tendances en analysant les préférences des internautes, ou de la gestion de ses partenaires – fournisseurs et usines, de sa base de données clients, comme de sa communication hyperpersonnalisée sur les réseaux sociaux... le pilotage de la data et la maîtrise des outils numériques structurent la totalité de son activité. Et on voit le résultat. En quelques années, Shein a été capable de peser l’équivalent des deux géants de la fast fashion : Zara plus H&M.
Pourquoi comparez-vous Shein à TikTok ?
Y. R. : Pour comprendre le modèle des sociétés algorithmiques, il faudrait distinguer quatre niveaux de maturité. Le niveau 1 est effectivement représenté par TikTok, ou un autre réseau social comme LinkedIn. Ils performent grâce à leur capacité d’assurer la visibilité de leurs contenus de manière exponentielle. Quand un contenu est posté sur leurs plateformes, il est d’abord testé sur quelques centaines de personnes. En fonction du niveau d’engagement obtenu sur ce premier partage, l’algorithme décide, ou pas, de le montrer à plus de monde. Et ainsi de suite… Tant que cela marche, le contenu est montré à de plus en plus de personnes. Comme il n’est pas possible de tester toutes les vidéos, des arbitrages constants sont faits. L’objectif est de montrer les vidéos qui ont la meilleure traction aux cibles susceptibles de les apprécier.
Et Shein utilise des techniques comparables ?
Y. R. : Shein commence toujours par produire des séries courtes, une centaine d’exemplaires de chaque modèle, pour les présenter à un panel étroit. Il s’agit de tester comment le marché réagit et d’adapter la production en tenant compte des résultats obtenus. Chez TikTok, assurer une visibilité exponentielle à ses contenus génère des coûts en bande passante et en serveurs, mais rien en production. Pour Shein, en revanche, la complexité consiste à savoir gérer leurs fournisseurs et leurs usines qui doivent pouvoir s’adapter aux fluctuations de la demande : pouvoir produire à la fois de toutes petites séries et des montées en charge très rapides. Shein a l’avantage de concentrer toutes ses ventes sur Internet. Cela réduit beaucoup les frottements que génère l’entretien d’un réseau physique de boutiques et d’un site Internet. Par ailleurs, ses prix incroyablement faibles ont eu pour effet que les consommateurs acceptent des délais de livraison longs, a minima d’une semaine. C’est pareil chez TikTok. Le flux ininterrompu de contenus très courts fait que les internautes acceptent une qualité très variable de vidéos.
Pourquoi les géants de la fast fashion sont dépassés par les nouveaux venus ?
Y. R. : Des marques comme Zara ne peuvent pas mettre en place une production aussi souple à cause de son réseau physique de boutiques. Quand Shein peut lancer jusqu’à 8 000 nouvelles références par jour, Zara ne sait en faire que 500 par semaine.
Dans ce contexte de surproduction, les petites marques ne peuvent être qu’étouffées ?
Y. R. : En effet. Les sociétés algorithmiques sont omniscientes, visibles et disponibles partout. Dans ce cadre, les petites marques ne pourront jamais rivaliser sur le volume, mais elles peuvent jouer sur un positionnement ultrapremium.
Utiliser des datas pour déterminer les tendances provoque de grandes réticences, notamment dans l’univers de la mode. Qu’en pensez-vous ?
Y. R. : Nous touchons là à un tabou. Cela revient à se demander quelles sont les tâches où l’humain est indispensable et quelles sont celles où l’ordinateur est plus performant. La question peut paraître inconfortable mais elle permet de comprendre qu’un certain nombre d’actions tiennent davantage du copier-coller et peuvent donc être confiées à la machine. On ne devrait pas avoir de problèmes par rapport à cela car c’est aussi de cette manière que l’on crée un business. En revanche, sur d’autres sujets, l’IA produit des résultats moyens, insipides qui ne permettent pas de se singulariser, de créer une vraie différence… Mais déterminer les tâches que l’on confie à la machine et celles qu’on conserve aux équipes permet de gagner du temps d’un côté et de l’autre, assure l’âme et la force d’une marque.
La singularité de Shein est de renoncer à toute singularité en s’autorisant à produire des modèles pour tous les looks...
Y. R. : Sur 99,9 % de sa production, Shein renonce en effet à toute forme de singularité. Mais quand sur certaines collections capsule, elle fait travailler quelques créateurs, qu’elle s’assure de faire bénéficier de l'aura des fashion week : la marque communique pour donner l’impression de se tenir du côté de la création. Ces initiatives ne représentent rien par rapport aux volumes faramineux qu’elle produit. Mais cette toute petite goutte de créativité teinte tout et rassure le consommateur. Cela donne une âme à cette marque qui, essentiellement, produit des modèles bas de gamme et à bas prix.
La création assistée par ordinateur permet de capter les tendances. Est-ce que la mode cesse d’être un marché de l’offre, qui propose une esthétique, pour passer à un marché de la demande, qui tend à donner aux consommateurs ce qu’il attend ?
Y. R. : Je crois que les dynamiques de l’offre et de la demande sont plus complexes. Selon moi, la création ex nihilo n’existe pas. Le talent des créateurs consiste à sentir les tendances de leur époque pour les exprimer avec une forme de singularité. Mais surtout, les mécaniques entre marché de l’offre ou de la demande ne sont plus pertinentes pour comprendre le marché. Les questions d’aujourd’hui consistent à déterminer si j’ai assez de datas pour pouvoir déployer des moyens algorithmiques ou si j'en manque et que je dois me structurer uniquement autour de moyens humains. Donc, plutôt que les dynamiques d’offres ou de demandes qui ont prévalu pendant des années, le nouveau paradigme revient à des questions de volumes de données.
Le modèle de surproduction de l’ultra fast fashion est dramatiquement délétère et accélère la crise du climat. Comment peut-on freiner leur prolifération ?
Y. R. : L’État doit prendre ses responsabilités comme il a su le faire pour la consommation du tabac. Et cela a fonctionné : l’État a limité la distribution, augmenté le prix de vente des paquets, a mené des campagnes pour expliquer les dangers de cette consommation... L’État doit mettre en place le même type de dispositif pour contraindre les sociétés de l’ultra fast fashion. Il faut avoir le courage d’être exemplaire comme récemment la France l’a été en régulant le marché des influenceurs. L’Europe pourra prendre le relais, mais elle ne pourra le faire que plus lentement.
Camaïeu, San Marina, Kookaï, Pimkie, Cop.Copine, Sergent Major, Dpam, Jennyfer..., l’industrie des marques de mode de moyenne gamme s’effondre. Ce segment de marché est-il condamné ?
Y. R. : Il est normal que des marques disparaissent et celles qui ont disparu allaient mal avant même la succession des crises récentes : le Covid, l’inflation... En revanche, le marché souffre de rigidité face à la culture du changement. Beaucoup d’entreprises ont eu du mal à déployer des solutions omnicanales. Certes, c’est un chantier complexe qui concerne tous les pans de l’activité et touche à une multitude de compétences : à la fois dans la fabrication, la gestion des stocks et des tarifications, les connexions entre le site, les boutiques, éventuellement les market places et les clients... Il y a toute une série de flux de datas à orchestrer, l’éducation des équipes de vente et la transformation de la communication à mener. Chez la plupart des marques, ces questions n’ont été mises en place que partiellement. Or pour le consommateur, il s’agit d’un socle minimal et on a perdu énormément de ventes sur ces questions. Si on met autant de temps à comprendre les enjeux de l’IA, alors tous les acteurs type Shein vont simplement nous balayer. Ce point-là est effectivement inquiétant.
Ces difficultés concernent tous les segments de marché ?
Y. R. : Toutes les marques qui sont portées par des visions à court terme seront fragilisées. En revanche, le secteur du luxe prospère depuis des années grâce à des industriels qui savent défendre des produits d’exception et qui se sont emparés des opportunités venues avec les nouvelles technologies.
Comment qualifiez-vous les attentes des nouvelles générations par rapport à la mode ?
Y. R. : Avant tout, une démarche durable doit être à la base du travail de toutes les marques et toutes doivent assumer la dimension politique de leur métier. Par ailleurs, les jeunes générations sont déjà parfaitement familières de la mode virtuelle. On aurait tort d’imaginer que le métavers n’est pas encore advenu. Via le gaming et des plateformes comme Roblox, les univers virtuels sont bel et bien là avec la culture des skins et des avatars. Cela aura de nombreux effets, notamment sur des sujets tels que l’inclusivité. Dans les mondes virtuels, chacun peut être qui il veut, quand il veut. Cela va produire des dérives mais impactera beaucoup les imaginaires.
Bonjour et merci pour cet article. OK Admettons qu'il faille une intervention de l'Etat pour stopper Shein. Mais les consommateurs qu'on a élevé au rang de 'consomm'acteurs' il y a quelques années ont en premier le plus grand des pouvoirs : celui de ne pas tomber dans le panneau des incessantes sollicitations de cette entreprise et de ne pas acheter. Simple, basique comme dirait Aurélien.