Artisanat, art, poterie

Quand l’artisanat d’art sculpte le temps

© Quino Al via Unsplash

u003cemu003eNé il y a 417 ans, le Mobilier national – anciennement garde-meuble de la couronne u003cemu003e–u003c/emu003e crée, restaure et conserve plus de 100 000 objets via sa manufacture. Cette institution inscrit sa philosophie dans le temps long à travers le travail de ses artisans d’art. Entretien croisé avec Hervé Lemoine, directeur du Mobilier national et des manufactures des Gobelins, et Pascal Chabot, philosophe et auteur de u003c/emu003eAvoir le temps : Essai de chronosophie u003cemu003e(2021 – PUF).u003c/emu003e

À l’heure où des centaines voire des milliers d’heures sont nécessaires à la réalisation d’un meuble ou d’une tapisserie, l’investissement peut sembler disproportionné par rapport à notre propre temporalité, celle du quotidien. Comment, alors, définir la relation empirique de l’artisanat d’art au temps ?

Comment définiriez-vous la temporalité associée aux métiers d’art ?

Hervé Lemoine : Nous misons sur le temps long parce que nous sommes une institution très ancienne, et que nous employons des techniques traditionnelles, notamment à travers l’art de la tapisserie. Nous mettons cela au service de la création contemporaine. Nous avons donc le sentiment de nous inscrire dans le temps de façon pérenne. Nous sommes dans une période où le rythme de nos existences s’accélère et où nous avons parfois l'impression d’évoluer hors du temps. Nous souhaitons montrer, malgré l’usage de techniques anciennes, que nous pouvons nous inscrire dans le présent. C’est un paradoxe, à l’heure où la temporalité est la valeur la plus importante car la plus quantifiable.

Pascal Chabot :  L'inscription dans la durée est absolument centrale. En effet, ce n'est pas une culture de l'éphémère mais du permanent, du pérenne, où l'usure peut avoir une valeur. C’est un défi au temps et à la péremption qui est tout à fait contraire à notre culture contemporaine, celle du jetable, de l'éphémère. Il ne s'agit pas d'une temporalité psychique ou mentale, ce sont des métiers où la matière et le geste imposent leur propre temporalité. Nous voyons que lors de chaque contact, l'artisan essaye de respecter au mieux la temporalité de l'action et l'intemporel de l'œuvre. Cela est très éloigné de notre culture, qui est de plus en plus une culture où l'on pense que l'on maîtrise le temps.

Pascal Chabot commence son livre par un constat : « nous n’avons plus le temps de rien ». Pensez-vous qu’aujourd’hui, ce constat s’applique à l’artisanat d’art ?

H.L. : Nous sommes obligés de prendre le temps, il nous est fixé pour des raisons techniques objectives. Ce n’est pas un choix, mais une nécessité. Nous avons fait le choix de faire dans la qualité, dans les règles de l’art. Nous sommes d’ailleurs dans une logique de perspective inverse à celle du service. Il est parfois difficile de faire comprendre cela à des entreprises et personnes extérieures. Il faut prendre en compte de nombreux éléments mécaniques. Par exemple, pour faire un dossier de chaise, il faut impérativement considérer le temps de séchage d’un vernis au tampon, etc. Le rapport au temps est dépendant des matériaux et des techniques employés. Nous sommes donc obligés d’avoir le temps.

P.C. : Je ne peux qu’être en adéquation avec les propos d’Hervé Lemoine. Les artisans d’art, comme nous tous, peuvent avoir l’impression de courir après le temps, même s’il se dégage une sorte de bulle avec la matière, pour œuvrer. Ce temps est dicté par le geste. Ils sont, comme le souligne si bien Hervé Lemoine, obligés d’avoir le temps.

Si dans les métiers d’art, le temps est à rebours de celui de la société, faut-il tenter de s’approcher de cette autre temporalité ?

P.C. : Chaque métier a sa temporalité : un chef cuisinier, un vigneron, par exemple, travaillent en fonction de leurs produits. Nous pouvons toutefois prendre conscience de notre temporalité en se concentrant sur nos manières de faire. En réalité, nous sommes des usagers souvent pressés du monde. Nous faisons très peu attention aux détails qui nous entourent. L’essence de l’artisanat d’art est de faire ralentir le regard, peut-être le geste.

H.L. : Les visiteurs sont souvent ébahis, lorsque par exemple, nous parlons de la tapisserie de Vasarely, confectionnée en deux ans et demi. Ce rapport au temps, cette plongée dans une nouvelle temporalité est mieux comprise lorsque ces derniers visitent les ateliers de la manufacture. Cette nouvelle dimension temporelle est justement ce qui nous rapproche. Ces différentes temporalités sont nécessaires. Il faut expliquer pour instaurer cette compréhension et redonner sens au temps. 

« Nous sommes obligés de prendre le temps »

Hervé Lemoine, directeur du Mobilier national et des manufactures des Gobelins

Est-ce plus complexe d’entreprendre lorsque l’on sait que le travail prendra du temps ?

H.L. : Pour le Mobilier national, la valeur d’un objet ne réside pas dans le temps passé à le confectionner, mais c’est parce que nous avons les ressources que nous pouvons aller plus loin dans le travail et les détails. C’est là que réside la valeur. Le temps est un bien, un outil. C’est parce que nous l’avons que nous pouvons entreprendre. D’ailleurs, des techniques nouvelles s’imposent, remplaçant ainsi les anciennes, plus chronophages.

P.C. : Cela dépend aussi des investisseurs et des commanditaires ! Il faut aussi éduquer en ce sens pour que l’entreprise se réalise convenablement. S’ils n’ont pas les mêmes clés que les artisans du Faire, leur travail peut être amené à disparaître. Il faut reconnaître que ce sont ces exceptions qui font partie de la noblesse humaine, et que cette intelligence pratique bénéficie à chacun.

Dans Avoir le Temps, Pascal Chabot écrit que « le temps n’a jamais été autant présent en quantité, mais sa qualité n’a jamais été aussi problématique » : ce constat s’applique-t-il aux métiers d’art ?

P.C. : Aujourd’hui, le mot qualité, lorsqu'il est prononcé, fédère les compréhensions. L’opposition entre quantité et qualité devient alors naturelle. Mais lorsqu’il s’agit de définir la qualité du temps, nous peinons. Toutefois, c’est un lieu commun de croire que l’on doit forcément opposer quantité et qualité. Nous sommes dans une époque où nous cherchons à concilier les deux. C’est absolument nécessaire. Dans ce sens, l’artisanat d’art est unique, il fait partie d’une œuvre exceptionnelle traitée de manière singulière.

H.L. : Dans le registre des œuvres d’art, si huit pièces ont été produites, elles seront toutes considérées comme des originales. Dans la tapisserie par exemple, il n’y en aura pas une qui sera semblable à une autre, tout comme la teinture de la laine et le mordant de sa couleur qui dépend de la qualité de la matière et de la température extérieure. Dans l’artisanat d’art, nous sommes aussi dépendants de la météo. Le parti-pris peut être le même dans la production mais il est difficile de produire à l’identique. Sur ce point, la quantité et la qualité se rejoignent.

« Nous nous servons du temps pour abolir le temps »

Pascal Chabot, philosophe

Le « Faire » nous permet-il donc de prendre de la hauteur sur notre propre temporalité ?

P.C. : Une des dimensions passionnantes de la vie humaine, c'est que nous nous servons du temps pour abolir le temps. Il y a bien des occasions dans lesquelles nous investissons beaucoup de minutes, beaucoup d'heures pour créer des moments dans lesquels la notion de temporalité s’efface. Le temps n’est pas notre meilleur ami. Dans la mythologie romaine par exemple, Saturne est le Dieu le plus éloigné de la vie humaine. Abolir le temps est une des dimensions et une volonté du Faire, afin d’immortaliser dans l’ostensible. Dans ce cas, grâce aux objets, aux gestes et aux techniques, tout le monde y gagne une certaine éternité.

H.L. : Dans le réseau des métiers d’art, se développe aujourd’hui la notion du « Slow Made », le Faire Lentement. Cette notion porte en elle-même un grand nombre de valeurs, comme entre autres, la qualité ou encore l’écoresponsabilité. Dernièrement, nous avons tous été obligés de ralentir. Ce nouveau Slow est aussi associé à des moments de redécouverte. Cette frénésie dont nous avons été témoins ces derniers mois, nous a permis de tenter de nouvelles choses et parfois d’apprendre à faire autrement. Ces valeurs se retrouvent dans celles de l’artisanat d’art.

Vincent Thobel

Après des débuts en radio, Vincent Thobel se dirige vers la presse écrite où il dépeint la société de la Russie au Moyen-Orient en tant qu’indépendant puis pour le magazine NEON. Il met ensuite cap vers le lifestyle et la gastronomie pour Rue89 et L’Express avant de devenir chef de projet éditorial pour le Groupe Figaro. Il rejoint L’ADN en 2019.

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