Des buildings noirs sur fond rouge, et un œil au centre d'un soleil noir

Les grands évènements sportifs, l'argument pour légaliser la vidéosurveillance algorithmique en France

© Technopolice / montage

En France, la détection de comportements dits suspects par analyse vidéo existe déjà dans plus d’une cinquantaine de villes. L’organisation des prochains JO à Paris et de la Coupe du monde de rugby devrait donner un coup d’accélérateur à cette technologie, illégale et dangereuse, selon le collectif Technopolice. 

On agite souvent l'épouvantail de la Chine, comme un monde dystopique ultra-surveillé à ne jamais atteindre, ou plus proche de nous, le Royaume-Uni et ses centaines de milliers de CCTV. Mais la France n’est pas en reste. Pour le collectif Technopolice elle est au contraire en pointe sur ces sujets du fait d’un important tissu industriel dédié aux technologies sécuritaires. Et les Jeux Olympiques de Paris devraient accélérer leur déploiement, s’inquiètent les militants. 

Technopolice est une branche de la Quadrature du Net (association de défense des libertés numériques), qui documente depuis 2019 les différents projets de technologies de surveillance dans l’espace public, souvent présentés comme des projets dits de « smart city » (ville intelligente) ou « safe city » (ville sûre). Pour collecter des informations, le collectif fonctionne de manière décentralisée, via notamment un forum sur lequel les gens peuvent alerter sur ce qui se passe dans leur ville, ou village. Le but ? Informer sur ces projets souvent peu connus du grand public car peu promus par les maires qui les mettent en place, et se mobiliser par le biais de plaintes collectives et d’actions locales. Trois ans après leur lancement, on fait le point sur la prolifération de ces technologies dans l’Hexagone avec Alouette (un pseudonyme), membre active du collectif. 

Quelles sont les principales technologies de surveillance mises en place dans l'espace public en France ?

Alouette : Cela peut différer d’une ville à l’autre. À Saint-Etienne et Orléans, par exemple, des expérimentations avec des micros ont eu lieu, il s’agit d’un capteur de son doublé d’un algorithme qui sert à identifier les bruits suspects (bris de glace, cris, crissements de pneus). On voit aussi beaucoup de vidéosurveillances algorithmiques (VSA), c’est-à-dire analyser une image captée par une caméra via un algorithme censé détecter des comportements suspects comme les maraudages, le fait d’être statique 3 minutes au même endroit, les personnes qui courent, celles qui taguent ou qui font quelque chose n'entrant pas dans la norme définie par l’algorithme.

On a beaucoup mis l’accent sur la reconnaissance faciale il y a quelques années… Est-elle moins utilisée aujourd’hui ?  

A. : La reconnaissance faciale est toujours très utilisée, environ 1 600 fois par jour par les policiers et les gendarmes. Il y a environ 8 millions de photographies de personnes dans le fichier Traitement des antécédents judiciaires (TAJ, qui recense les personnes déjà mises en cause, victimes ou recherchés) – presque une personne sur 6 donc. 

La reconnaissance faciale est aujourd’hui moins mise en avant, parce qu’elle est moins bien vue politiquement, donc certains nouveaux projets – comme toute l’infrastructure de surveillance mise en place pour les Jeux Olympiques de 2024 – se reportent sur la vidéosurveillance algorithmique, mais qui elle aussi est illégale et tout aussi dangereuse.

Pourquoi ?  

A. : La vidéosurveillance algorithmique s’appuie sur l’analyse des comportements, donc des corps : il s’agit de données biométriques et donc de données sensibles selon le RGPD. Il y a aussi le moyen, comme pour la reconnaissance faciale, d’identifier une personne et de la traquer sur plusieurs caméras. Par ailleurs, nous estimons que son utilisation n’est ni proportionnée, ni nécessaire au maintien de l’ordre public. 

Le problème c’est aussi que ce sont des entreprises privées qui définissent, en programmant leurs algorithmes, ce qu’est un comportement problématique. Et ces outils sont ensuite utilisés dans l’espace public. Et ceux qui subissent davantage ces algorithmes sont ceux qui sont dans la rue le plus souvent, les personnes sans abri notamment. 

À quel point toutes ces technologies sont-elles diffusées ? 

A. : On dénombre au moins une cinquantaine de villes en France ayant un système de vidéosurveillance algorithmique. Sur la vidéosurveillance classique, la dernière étude de la CNIL remonte à 2012 et elle dénombre 100 000 caméras sur la voie publique. On a quelques données locales. À Paris, il y a 4 700 caméras par exemple. À Nice et Marseille, il y en a environ 3 000. Et ces technologies se déploient à une vitesse assez incroyable. 

Ces projets naissent souvent à l’initiative d’une municipalité, mais le ministère de l’Intérieur a une responsabilité dans leur développement puisqu’il les favorise grandement via des subventions. La vidéosurveillance classique est très largement financée par le ministère de l'Intérieur, à hauteur de 50 % environ. Dans la plainte collective que nous venons de déposer, signée par 15 000 personnes, on attaque le ministère de l’Intérieur sur les 4 piliers, de la technopolice. À savoir : la vidéosurveillance classique et algorithmique, la reconnaissance faciale utilisée dans le fichier TAJ, et le fichier des titres électroniques sécurisés (TES), qui recense toute personne faisant la demande d’un passeport. Chacun de ces dispositifs renforce les autres, formant tout un système de surveillance. 

Et les grandes villes ne sont pas les seules concernées. Vous identifiez sur votre site de petites villes, voire des villages comme Vannes ou Moirans en Isère... 

A. : Oui, c’est lié aux velléités du maire de la ville et à la présence d’entreprises du secteur de la surveillance dans la région. À Metz par exemple, il y a l’entreprise XXII (spécialiste de l’analyse d’images, NDLR). Donc la ville a été le lieu d’expérimentations. L’une d’elles consistait à utiliser la reconnaissance faciale pour identifier les supporters à l’entrée d’un stade de foot.

Y a-t-il eu un effet Covid sur le déploiement des technologies de surveillance, comme certains le craignaient ?  

A. : Oui ça a été l’opportunité de tester plus facilement certaines technologies, la surveillance par drone notamment. Mais c’était surtout révélateur de tendances et de volontés politiques qui existaient déjà auparavant. Pour nous, le prochain moment charnière sera l’organisation des Jeux Olympiques de 2024. Dans d’autres pays, les grands évènements sportifs permettent souvent d’accélérer la mise en place de technologies de surveillance et de les faire entrer dans le droit commun. On constate qu’il y a, en effet, une importante mobilisation de la part du ministère de l’Intérieur et des entreprises de la technopolice pour légaliser la vidéosurveillance algorithmique et la diffuser partout en France à cette occasion. 

Plusieurs déclarations vont dans ce sens. Gérald Darmanin, lors d’une audition au sénat fin octobre, a déclaré que l’analyse vidéo par intelligence artificielle serait utilisée pour repérer certains gestes et qu’il fallait faire en sorte d’adapter la loi. Une mission d’information de l’Assemblée nationale sur la vidéosurveillance algorithmique s’est formée et est en train d’auditionner plusieurs acteurs, des entreprises privées comme Datakalab et des organismes publics comme la CNIL, ou la Préfecture de police de Paris. Elle devrait rendre son rapport en début d’année.

Au total, 15 000 nouvelles caméras de vidéosurveillance devraient être installées dans le pays à l’occasion de la Coupe du monde de Rugby et des JO. 

A-t-on des données sur l’efficacité de ces vidéos algorithmiques concernant la sécurité ?   

A : Au-delà de savoir si c’est efficace ou non, nous estimons que ce n’est pas tenable pour un modèle de ville souhaitable. Mais sur l’efficacité à proprement parler, les quelques chiffres qui existent ne sont pas vraiment probants. La vidéosurveillance classique est utilisée dans moins de 2 % des affaires résolues. C’est peu, surtout au regard du coût que cela représente. Une dizaine de milliers d’euros pour l’installation et la maintenance de chaque caméra. 

Sur la vidéosurveillance algorithmique, il n’existe pas encore de chiffres. Mais c’est un moyen pour l’industrie de la surveillance et les municipalités de rentabiliser les caméras, disant qu’elles sont plus légitimes car plus efficaces. À chaque fois, ce discours d’efficacité pour plus de sécurité est servi pour justifier de nouvelles technologies. Mais qu’est-ce que c’est la sécurité exactement ? La sécurité pourrait avoir d’autres implications : plus d’investissements dans les logements par exemple. Nous dénonçons le fait que tout l’argent aille dans les mesures et le matériel répressif. 

Où en sont vos actions contre ces différents dispositifs de surveillance ? 

A : À Marseille et à Nice, nous avons déposé en 2019 un recours devant le tribunal administratif contre les systèmes de reconnaissances faciales à l’entrée des lycées. Et ces derniers ont été retirés. À Saint-Etienne la même année, il y a eu une mobilisation des collectifs sur place contre les micros mouchards dans la rue avec notamment une manifestation sonore. En parallèle, nous avons fait des demandes de documents administratifs. Ceux-ci nous ont donné beaucoup d’informations notamment sur les liens entre le maire Gaël Perdriau et l’entreprise Verney-Carron, spécialisée dans l’armement. La CNIL a finalement statué que c’était illégal, le projet n’a donc pas vu le jour. Plusieurs contentieux sont en cours à Marseille et Moirans sur la vidéosurveillance algorithmique, et à Orléans sur les micros. On attend des décisions au premier trimestre 2023. 

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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