Quitte à inventer des problèmes qui n’existent pas… Pierre Raffard, géographe spécialiste de l’alimentation, se penche sur la manière dont la fausse viande, recettes générées par IA et autres solutions de livraison changent notre rapport à la nourriture.
Se faire livrer une « box » d’aliments, recettes comprises pour éviter la charge mentale des courses. Boire son déjeuner plutôt que le manger pour gagner du temps. Manger un steak végétal pour régler le changement climatique. À chaque problème, la foodtech a sa solution. C’est ce qu’observe Pierre Raffard, enseignant en géopolitique à l’ILERI, qui s’intéresse à l’alimentation, sa géopolitique et ses innovations, depuis plus de 15 ans. L’auteur de Géopolitique de l’alimentation et de la gastronomie (Le Cavalier Bleu, 2021) analyse les valeurs et la philosophie derrière les startups de la foodtech.
Comment définir la foodtech, en quoi se distingue-t-elle de l’innovation alimentaire ?
Pierre Raffard : La foodtech, qui est arrivée il y a environ 15 ans aux États-Unis, se distingue de l’innovation produit classique car elle utilise les avancées de deux champs de recherche principalement : l’informatique et la biologie. C’est cela qui marque une rupture. C’est aussi un secteur qui porte des valeurs, une philosophie et des rationalités spécifiques.
Quelles sont ces valeurs ?
P. R. : La foodtech est influencée par une manière très anglo-saxonne de percevoir l’acte de se nourrir. Il y a grossièrement deux manières de percevoir l’alimentation : la première, très présente en Europe du Sud, Amérique du Sud et en Asie, estime qu’il s’agit d’un acte de culture. En Europe du Nord et en Amérique du Nord, l’alimentation est plutôt perçue comme un problème.
Manger dans le monde anglo-saxon, c’est courir un risque. On ingère un produit extérieur dans le fondement même de son intimité. Avec la sexualité, ce sont les deux activités qui nous amènent à faire cela.
C’est une manière de penser qui s’est surtout démocratisée après la Seconde Guerre mondiale puisque l’acte alimentaire devient à ce moment-là pris en charge, en grande partie, par l’industrie. Cette technicisation de l’alimentation permet d’expliquer les problèmes mais aussi d’envisager des solutions. L’acte alimentaire est un problème auquel on va apporter des solutions techniques.
Mais n’est-ce pas le mantra de l’ensemble de l’agro-alimentaire ?
P. R. : Oui, mais dans le monde anglo-saxon on met surtout l’accent sur l'innocuité des produits, ce qui est appelé la food safety, les considérations d’hygiène. L’argument de vente va être : manger nos produits n’est pas mauvais pour la santé. Le discours européen est plutôt de dire : manger nos produits, ils sont gustativement bons et en plus cela va aider de petits producteurs, par exemple… Ce sont deux systèmes de valeurs complètement opposés.
À quels problèmes nouveaux répond la foodtech ?
P. R. : L’agroalimentaire classique se concentrait sur des questions de conservation des produits, d’augmentation de la production. Ce qui me semble intéressant, c’est que tous les produits foodtech sont présentés en eux-mêmes comme des solutions à des problèmes. Les substituts carnés répondent au problème de l’impact environnemental de la production de viande et du bien-être animal. Manger de la viande est un problème, et on y apporte une solution. Cela peut être les protéines végétales, ou l’agriculture cellulaire. C’est une approche solutionniste des choses.
Pourquoi est-ce problématique d’appliquer ce solutionnisme, très symptomatique du monde des startups, à l’alimentation ?
P. R. : Manger est bien plus qu’un besoin biologique, c’est une manière d’appartenir à un groupe social, ethnique, culturel ou religieux. Lorsqu’on est musulman, on ne mange pas de porc. Si l’on est hindou, on mange végétarien etc. Et de plus en plus, manger devient une manière de dire qui on est, de se mettre en scène, de se singulariser par rapport au groupe. Depuis les années 2010, l’alimentation est une manière d’être soi. Cela est notamment dû à l’apparition d’Instagram, mais aussi à l’avènement d’une société liquide pour reprendre l’expression du sociologue Zygmunt Bauman. C’est-à-dire une société où les identités évoluent, fusionnent, créent des syncrétismes. On s’affirme en se tournant vers le végétarisme ou le véganisme, par exemple. Cela passe aussi par l’affirmation d’intolérances : gluten, lactose… L’alimentation est également une manière de se placer sur le spectre politique. On voit de plus en plus de chefs faire de leur activité culinaire une expression des évolutions sociales.
Mais la foodtech répond aussi quelque part à ce besoin de s’affirmer via l’alimentation…
P. R. : Cette individualisation forcenée devient compliquée à gérer pour les entreprises. La force des startups est de pouvoir segmenter à l’échelle du consommateur.
Depuis plusieurs années déjà, des franchises proposent aux consommateurs de faire leur propre menu (Subway était le précurseur de cela, le succès des « poke bowls » est complètement lié à cette tendance). Aujourd’hui, certaines startups israéliennes, américaines et britanniques individualisent le menu à l’échelle de la cellule. Avec les découvertes autour du microbiote, ces entreprises proposent des offres ultra-personnalisées. Vous envoyez un échantillon de selle, la société fait le profil de votre microbiote, pointe vos manques alimentaires et vous oriente vers une alimentation pour y pallier. Pour ces entreprises, manger n’est plus quelque chose de collectif, c’est un processus profondément excluant : on mise sur les particularités génomiques de chaque consommateur.
Y a-t-il différentes approches de la foodtech selon les pays ?
P. R. : Les territoires de la foodtech restent très culturels. Il n’y a pas tant de territoires que cela. Israël est un pôle important. Les entreprises bénéficient de tout l’écosystème existant autour de l’agriculture. Le pays est connu pour avoir développé des techniques agricoles : l’irrigation par goutte à goutte, par exemple. Ils ont développé tout un écosystème d’entreprises, d’universités et de financement autour de l’agritech. Aux États-Unis, les entreprises innovent un peu dans tous les sens. Les Européens copient beaucoup ce que font les Américains, avec évidemment de fortes différences d’investissements. Mais il y a tout de même quelques spécificités européennes : les entreprises de la livraison sont assez nombreuses. Et on trouve aussi des spécialités régionales ! En France, il existe deux entreprises leaders sur la nourriture à base d’insecte : Ynsect et Vivafeed.
Côté protéines alternatives, on voit aussi certaines startups comme La Vie adopter une approche plus française en reproduisant le goût du gras…
P. R. : Il y a plusieurs générations de fausses viandes. Impossible Food et Beyond Meat étaient les leaders de la première génération. Leur discours était très centré sur la protection du bien-être animal et sur l’impact environnemental. Mais vite, ils ont connu un retour de bâton, puisque plusieurs articles de presse ont souligné qu’il s’agissait de nourriture ultra-transformée. Aujourd’hui, une nouvelle génération essaie d’avoir des produits plus naturels. Nudge par exemple en France propose des “pavés végétaux” à base de fruits du jacquier. La démarche est intéressante. La prochaine génération sera sans doute basée sur la viande cellulaire. Tout un ensemble de questions centrales se pose à ce sujet d’ailleurs. Qu’en est-il de l'innocuité des produits servis ? Quelles sont les conséquences environnementales – on ne connaît pas l’empreinte carbone de ces techniques lorsqu’elles passeront à l’échelle industrielle ? Et puis, il y a des questions de sécurité alimentaire : acceptons-nous de privatiser la production de viande et qu’un petit groupe de startups aient la main sur la production et la commercialisation de viande ? Que fait-on des éleveurs ? Cette industrie a une approche très solutionniste à cette question encore une fois. On imagine les éleveurs travailler dans des usines de viande cellulaire…
Au-delà de sa fabrication, on pousse un produit sans savoir comment il va être accepté par les consommateurs…
P. R. : Oui et il est possible qu’à terme des inégalités se creusent entre une viande de qualité d’origine animale et la viande cellulaire des plats préparés et des burgers de fast-food. Après ce n’est pas forcément pire que de la viande de cheval… Mais il y a plus de questions que de réponses.
Ce solutionnisme pousse-t-il parfois à vendre des solutions à des problèmes qui n’existent pas ?
P. R. : Toute l’économie de la livraison, dont le modèle économique n’est d’ailleurs pas viable à moins d’exister dans un pays sans droit du travail comme en Turquie, a créé un besoin qui n’existait pas. Mais cette économie de la paresse va-t-elle durer ? Je ne sais pas.
Idem pour les entreprises spécialisées dans l’analyse de données. L’entreprise britannique Gastrograph AI propose aux restaurateurs d’élaborer leurs menus avec l’intelligence artificielle. Est-ce que ça répond vraiment à un besoin des restaurateurs ? Une startup israélienne Taste Wise scrolle tous les menus d’Internet et, à partir de là, définit des tendances culinaires, des épices qui sont censées faire l’année 2023, par exemple. Mais contrairement à la mode, on peut difficilement décréter une tendance alimentaire.
Pourquoi cela ?
P. R. : Parce que l’alimentation ce n’est pas qu’un mélange de protéines, vitamines, d’acides gras ou aminés. C’est là où, à mes yeux, les entrepreneurs de la foodtech se trompent. Se nourrir est un acte profondément individuel et collectif, c’est très difficile d’imposer de manière durable un modèle externe qui ne correspond pas vraiment aux attentes des consommateurs. La curiosité peut créer un attrait temporaire. Les chiffres des foodtech peuvent être bons les premières années puis retomber. Beyond Meat, par exemple, a été très médiatisé au départ, très bien financé… Et aujourd’hui leurs résultats sont nettement moins bons. Cela a d’ailleurs refroidi les investisseurs, qui n’osent plus miser sur les startups de viandes alternatives. Les budgets de la french foodtech vont être divisés par deux entre 2022 et 2023.
Quand une nouvelle tendance culinaire arrive, ce n’est pas parce qu’une entreprise l’a décrété, c’est le résultat d'une évolution profonde. Le succès du bubble tea en est l’illustration. Il a été guidé par différents changements : le choix alimentaire qui passe désormais par un prisme esthétique, l’influence de la culture asiatique, l’adolescence qui se prolonge de plus en plus et son appétence pour des aliments un peu régressifs. Des entrepreneurs se sont ensuite saisis de cette opportunité.
Avec le développement de la foodtech, faut-il craindre un effacement de notre culture alimentaire ?
P. R. : Je ne pense pas. Cette crainte de la disparition de notre culture culinaire est une petite musique qui se répète. L'homogénéisation de la malbouffe, c’était déjà le discours de la confédération paysanne et de José Bové il y a vingt ans lors du démontage du McDonald’s de Millau. On peut voir aujourd’hui que ça n’a pas été vraiment le cas. Il y a plus de richesses dans ce que l’on mange que ce que l’on mangeait il y a trente ans.
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